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L’ethnie Toubou à l’heure de la révolution. Les Toubous dans le conflit libyen (3/5). Les affrontements inter-ethniques : Toubous vs/ Touaregs

Par Asma Saïd
Publié le 25/09/2020 • modifié le 09/10/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

Libya, Region of the Desert, the Fezzan (Sahara), Tuareg walking between the needles of sandstone of Tassili of Maghidet (Algerian frontier).

RIEGER Bertrand / hemis.fr / Hemis via AFP

Contexte des affrontements inter-ethniques

Pendant ses quarante années de règne, Kadhafi a su habilement attiser les conflits entre tribus arabes et les ethnies du désert du sud libyen que sont les Toubous et les Touaregs. Lorsque des violences éclataient ici et là, le régime les contenait en les réprimant très sévèrement. Avec la chute du régime en 2011 et l’évolution des équilibres au niveau des pouvoirs locaux, des affrontements interethniques ont éclaté au grand jour dans des zones où sont établis les Toubous, sans qu’il n’y ait d’autorité politique centrale pour les contenir ou les arbitrer.

Ces conflits sont notamment le fait de nouvelles revendications, politiques et économiques de la communauté Toubou, déterminée à se faire une place dans cette société qui l’a longtemps tenue à l’écart. Ces derniers, longtemps méprisés par le régime de Kadhafi, vont entreprendre de dominer le sud libyen en contrôlant non seulement les points géostratégiques (check points, champs de pétrole ou champs aurifères), mais également en cherchant à s’imposer sur les différentes scènes politiques locales. Outre leur volonté de se faire une place dans la société libyenne, les Toubous et les tribus locales vont s’affronter autour de la question du contrôle des routes commerciales, des juteux trafics locaux (êtres humains, denrées alimentaires, armes, médicaments, alcool…), et des ressources. En effet, parce qu’ils ont longtemps été exclus de la société libyenne, par le truchement de lois ouvertement discriminatoires édictées par le régime, et de la rente pétrolière libyenne, les Toubous ont prospéré dans les commerces très lucratifs licites et illicites transsahariens [1].

Depuis bientôt dix ans, bouleversant les équilibres locaux, les Toubous, dotés d’une « nouvelle légitimité révolutionnaire » [2], se sont efforcés de tirer profit de leurs prises et ont accru leur influence dans des localités où ils étaient déjà implantés. Les autres grandes tribus influentes de la région ont mal vécu cette montée en puissance et alors que la Libye s’enfonce dans la guerre, au lendemain de la révolution de 2011, des conflits inter-ethniques vont gagner différentes zones du pays. Les Toubous en particulier vont se retrouver au cœur d’affrontements sanglants les opposant à d’autres tribus arabes, ainsi qu’aux Touaregs.

Il se trouve que les zones d’implantation Toubou regorgent de pétrole, de minerais rares et d’eau. A cet égard, il convient de relever qu’une partie importante de l’eau acheminée vers le littoral libyen, où vit près de 90% de la population du pays, provient des nappes phréatiques du sud libyen [3]. Ces richesses dont regorgent le sous-sol et les routes du sud libyen suscitent la convoitise de plusieurs communautés et conduisent à complexifier le jeu des alliances au niveau local.

S’il est tentant de voir dans ces conflits une dimension parallèle, il y a toutefois lieu de souligner qu’il ne s’agit pas pour autant d’un rejet concerté et coordonné des populations Toubous par les autres ethnies. Ces conflits ont certes pour corolaire la question de l’accès aux ressources du pays mais ils ne procèdent pas des mêmes réalités locales ni ne supposent les mêmes implications. Les relations historiques que les Toubous ont entretenues avec les autres groupes ethniques sont différentes et les enjeux économiques ou politiques ne sont pas les mêmes en fonction du lieu où ces tribus cohabitent. De la même manière, en fonction de la région où l’on se trouve, les stratégies déployées localement par les deux autorités rivales qui se disputent le pouvoir en Libye peuvent différer au même titre que leur impact sur les relations inter-ethniques.

Trois exemples de conflits permettent d’éclairer judicieusement ces éléments : les affrontements entre les Toubous et une autre minorité non-arabe, les Touaregs, du côté d’Oubari (à l’est de Sebha, dans le Fezzan libyen, au sud ouest du pays), et ceux entre les Toubous et des tribus arabes comme les Zuwayas du côté de Koufra (dans la Cyrénaïque, au sud est du pays) et Ouled Souleymane du côté de Sebha.

Les affrontements Toubous vs/ Touaregs

La compétition qui opposa Toubous et Touaregs dans leur volonté de mettre la main sur les richesses du sud libyen (pétrole, minerais, eau…) ainsi que sur ses ressources commerciales (trafics licites et illicites et le contrôle des grands axes par lesquels ils transitent), va entrainer de violents conflits entre les deux communautés. Des bouleversements des équilibres inter-ethniques qui surviendront dans la foulée du soulèvement populaire de 2011, les affrontements entre Toubous et Touaregs constitueront l’un des plus marquants et des plus menaçants pour la région.

Les Touaregs constituant une communauté influente dans les zones frontalières de la Libye avec l’Algérie et le Niger, le régime de Kadhafi les instrumentalisa pour mieux asseoir son pouvoir dans la région et s’assurer une forme de loyauté des pays voisins. Tant sur le plan politique interne que régional, se rapprocher des Touaregs lui garantissait également un droit de regard sur les routes stratégiques du sud ouest libyen et une partie des routes commerciales qui traversent les zones d’implantation Touareg chez ses voisins (Algérie, Mali, Niger notamment).

Les communautés Touaregs et les Toubous étaient toutes deux exclues du système libyen, et ont vécu racisme et discrimination en tant que minorités non-arabes. Elles ont également, l’une comme l’autre, vécu les errements de la politique panafricaine de Kadhafi en cela qu’elles ont été manipulées à des fins géostratégiques régionales. Pour autant, elles n’ont pas fait l’objet du même traitement par le régime et ne se sont pas vues offrir les mêmes opportunités d’alliances avec celui-ci. Et pour cause, elles ne représentaient localement pas la même importance s’agissant de servir les intérêts politiques de Kadhafi sur le Sahel.

Ainsi, si plusieurs milliers de Touaregs se sont retrouvés apatrides, comme les Toubous, au gré des décisions du régime, il n’en demeure pas moins que les Touaregs, « chair à canon des conflits libyens » [4] et engagés massivement dans l’appareil sécuritaire du régime de Kadhafi, ont obtenu des avantages que les Toubous eux n’ont jamais eu. Ils se voyaient, par exemple plus facilement délivrer des permis de travail et accéder à des postes clefs dans l’administration. Au demeurant, Kadhafi mettra un point d’honneur à se présenter dans la dernière décennie de son pouvoir comme le protecteur de cette communauté auprès de ses voisins, où la communauté Touareg est très implantée. Outre le fait qu’il promettra au Touaregs du Niger et du Mali de veiller à ce qu’ils ne soient pas discriminés dans leur pays, il déclarera en 2005 devant les chefs Touaregs d’Oubari « La Libye est le pays des Touaregs, leur base et leur soutien » [5].

Dans ces circonstances, et alors qu’éclate la révolution en 2011, c’est assez naturellement que les Touaregs libyens se sont rangés du côté du régime, qui va en retour massivement les armer [6]. La communauté Touareg libyenne, dotée d’une forte capacité de mobilisation, sera par ailleurs rejointe dans son entreprise par les Touaregs maliens et nigériens. Dans la Libye post-révolutionnaire, les Touaregs libyens paieront cher cette prise de position et leur rôle passé au sein de l’appareil sécuritaire de Kadhafi.

Rejoignant les combats, les Touaregs vont rapidement se retrouver confrontés aux puissantes brigades de Zintan [7] et aux milices Toubous, lesquelles vont former des alliances locales dans les zones d’implantation Touareg où elles vont se répartir le contrôle ou l’exploitation des richesses hydrocarbures et des trafics. Les Touaregs vont dès lors se voir privés d’une partie importante de la manne financière générée par les routes commerciales du sud (axes terrestres ou aéroports) et leur accès aux ressources naturelles locales.

En effet, alors que la frontière nigéro-libyenne est davantage contrôlée par les Toubous, qui ont la main sur les réseaux de contrebande et de passeurs, la frontière algéro-libyenne est elle sous le contrôle des Touaregs. La fermeture de la frontière algéro-libyenne en 2014 et ses conséquences sur les Touaregs, ont conduit à fortement aggraver le conflit opposant les deux ethnies. Outre le fait qu’elle a généré une crise sanitaire et humanitaire dans la communauté Touareg, cette fermeture a conduit à une réorientation des flux commerciaux vers la frontière nigéro-libyenne, renforçant ainsi l’assise Toubous sur les trafics transitant sur les routes du sud libyen (et ce jusqu’aux routes du nord du Niger), et privant les Touaregs d’une ressource précieuse. Les Toubous se sont imposés peu à peu comme les maîtres du sud libyen, et alors que les Touaregs en mal de soutiens locaux ont rejoint une coalition islamiste, les Toubous les ont assimilé à des terroristes. Cherchant du soutien à l’international, les Toubous se présenteront alors comme les plus à même de faire barrière au djihadisme dans cette région en proie au chaos.

C’est dans ce contexte qu’ont éclaté en septembre 2014 à Oubari (où les Touaregs sont majoritaires), des affrontements sanglants entre ces derniers et les Toubous. Lors de ces événements, plusieurs dizaines de personnes ont été blessées ou tuées dans les deux camps [8]. L’origine des affrontements se trouve dans la prise de contrôle par les Toubous de la ville, de ses check-points, de ses ressources pétrolifères et notamment de la seule station service de la ville et du gisement pétrolier de Sharara, un de plus gros du pays (le tiers de la production nationale en est extrait) [9]. Les Touaregs sont parvenus à cette occasion à reprendre la plupart de ces sites appuyés par les brigades de Misrata (et notamment la Troisième Force [10]) avant de nouveau de céder la place aux Toubous et ce jusqu’à la prise de ces sites et de la ville d’Oubari par l’ANL lors de l’offensive du Maréchal Haftar en 2019. A l’occasion de cette offensive sur le Fezzan menée par Haftar, les deux communautés s’uniront dans les combats, sous le commandement d’un chef militaire Touareg, Ali Kana Souleymane [11], en dépit des affrontements les ayant opposés durant les quatre années précédentes.

Il convient de souligner que les deux communautés ont déjà démontré par le passé être en mesure de mettre de côtés leurs différends pour faire front commun. Cela a notamment été le cas lorsque les chefs tribaux de ces communautés ont porté ensemble des revendications visant à défendre leurs droits et à les voir reconnus dans la Constitution libyenne, et ce alors même qu’à l’époque les communautés s’affrontaient très violemment et régulièrement dans certaines localités. Elles se sont affrontées notamment du côté d’Oubari, le fief libyen des Touaregs. L’enjeu du contrôle de cette ville, où cohabitent les deux communautés, s’articulait autour de la question de l’assise de l’un ou l’autre des deux groupes sur les trafics qui y transitent et ses champs pétroliers alentours.

Depuis 2013, on assiste également dans la région à une explosion du commerce lié au trafic d’or. A partir de 2013, plusieurs mines d’or artisanales ont vu le jour dans le Fezzan libyen, dans les environs de la frontière tchado-libyenne et nigéro-libyenne. En 2017, des estimations indiquaient que près de 70% de la population de Mourzouq, fief Toubou où habitent également des Touaregs, vivait de l’exploitation de ces mines artisanales [12]. Les Toubous seront parmi les premiers à se positionner sur cette manne. De la même manière, plusieurs sites aurifères ont été découverts au nord du Niger [13] en 2014, qui vont susciter un fort intérêt chez les Toubous de toute la région (Toubous tchadiens, nigériens et libyens). Une compétition s’instaurant dans cette ruée vers l’or [14], des tensions sont ponctuellement apparues localement entre trafiquants et orpailleurs Toubous et Touaregs.

Conclusion

De tous les conflits inter-ethniques ayant touché les Toubous, celui avec les Touaregs a menacé le plus la stabilité dans la région. Outre la disposition géographique de ces ethnies, réparties sur plusieurs pays du Sahel, dont trois où ils cohabitent (Libye, Niger, Tchad), ces deux groupes comptent parmi les plus puissants en Afrique de l’ouest. Ils disposent chacun de combattants aguerris et d’une excellente maîtrise du terrain sur la zone frontalière entre ces différents pays. Toutefois, la menace d’un embrasement de la région par le truchement des liens tribaux inter-étatiques semble s’être éloignée. En effet, en dépit de quelques épisodes d’affrontements [15], notamment en janvier 2016 après la signature de l’accord de paix par les deux communautés à Doha (novembre 2015), la relation semble s’être normalisée.

Pour l’heure, les différends entre les deux communautés semblent relégués au second plan à la faveur de l’engagement commun qu’ils mènent contre l’offense d’Haftar. Il n’en demeure pas moins que le risque existe toujours de voir ces conflits inter-ethniques ressurgir à l’occasion d’une guerre par procuration entre deux entités nationales rivales auxquelles des groupes désespérés de se voir reconnaître une place dans la société libyenne se joindraient. Comme le résume Akli Sh’kka, membre de la délégation Touareg qui a signé l’accord de paix de Doha, l’un des plus gros obstacles à l’unité du pays réside dans le fait que « les tribus ne sont pas sollicitées dans un effort national de construction d’un Etat libyen fort, mais pour appuyer des ambitions individuelles de prise de pouvoir des uns et des autres » [16].

Publié le 25/09/2020


Asma Saïd est étudiante à l’université Paris 1 (Panthéon-Sorbonne) où elle prépare le concours du Quai d’Orsay. A l’issue de son Master II en Droit et en Relations Internationales, elle a effectué des stages et des missions auprès d’instances onusiennes d’abord en Asie puis au Moyen-Orient, avant de travailler pour des instituts de recherche ou l’administration française au Moyen-Orient puis en France.
 
Animée d’un réel intérêt pour cette zone géographique où elle a vécu, travaillé et voyagé, elle a étudié plusieurs des conflits qui touchent cette région, avec entre autres un focus sur le conflit libyen, la situation en Egypte après la chute de Moubarak, le conflit dans le Sinaï où elle s’est rendue à de nombreuses reprises, et les relations de ce pays avec ses voisins ou avec la Russie.


 


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