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L’ethnie minoritaire Toubou en Libye (1/3)

Par Asma Saïd
Publié le 02/03/2020 • modifié le 03/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Chad, Southern Sahara desert, Ennedi massif, Archei, Toubou nomad camp.

CHARTON Franck / hemis.fr / AFP

Les Toubous sous Kadhafi : entre paradoxes et opportunisme

La Libye, un pays deux fois et demie plus grand que la France métropolitaine, serait peuplée d’environ 6,9 millions de personnes en 2020. 90% de la population serait établie le long de la côte méditerranéenne et 12% seraient des immigrants selon les estimations de 2017 (3). Il y aurait en Libye environ trente grandes tribus (4). Kadhafi a toujours observé une posture ambivalente vis-à-vis de celles-ci et noué habilement des alliances tribales pour contrôler l’ensemble du pays. Il s’appuyait sur certaines tribus qu’il favorisait, et auxquelles il accordait un accès aux ressources du pays, et en excluait d’autres, comme les Toubous, faisant application du vieil adage « diviser pour mieux régner ».

La grande majorité des Toubous vit au Tchad (dans le nord), et une minorité d’entre eux dans l’est nigérien et le sud libyen. Les Toubous installés dans le Fezzan libyen appartiennent, au groupe Teda. Ils sont pour une large partie d’entre eux répartis entre les grandes oasis du sud que sont Sebha (à l’ouest du pays, dans le Fezzan) et Koufra (à l’est du pays, dans la Cyrénaïque).

La Cyrénaïque, la région à l’est de la Libye (frontalière de l’Egypte côté est, et du Tchad et du Soudan au sud) serait peuplée d’un peu plus d’un million et demi de personnes (5) avec une forte concentration sur sa partie littorale. Le Fezzan libyen, la région au sud du pays (frontalière du Tchad et du Niger sur sa façade sud et de l’Algérie à l’ouest), un territoire presque aussi grand que la France, serait peuplé de 500 000 à 1 million de personnes (6). Si les Toubous y représentent une minorité ethnique, leur nombre et leur influence apparaît néanmoins peu négligeable compte tenu de la prospérité de leurs commerces et le contrôle qu’ils sont parvenus à s’arroger sur des secteurs de l’économie régionale.

L’ethnie Toubou est divisée en deux grandes communautés :

 les Teda (7) : originaires du massif du Tibesti (un massif qui se situe à l’extrême nord du Tchad essentiellement, mais une petite portion s’étend au sud libyen), ils occupent la partie nord de la zone Toubou, celle à cheval entre le sud-ouest libyen (Fezzan libyen), le nord nigérien et le nord-est tchadien. Alors que les Toubous circulent dans la région, notamment dans le cadre de leurs activités commerciales, depuis plusieurs siècles, ils se seraient progressivement installés dans le Fezzan dans les années 1960 pour travailler sur les chantiers ou les sites d’exploitation d’hydrocarbures (8). Ils y constituent depuis une minorité ethnique bien implantée. Leurs relations avec la société libyenne et le pouvoir libyen, au sein duquel ils ne sont pas véritablement représentés, sont en revanche relativement difficiles ces cinq dernières décennies.

 les Daza ou Dassa (plus au sud, répartis entre l’est nigérien et le Tchad). Ils disposent, dans la société tchadienne d’une place très différente de celle des Teda en Libye. En effet, les Daza tchadiens (ou Goranes) sont au contraire très bien représentés au sein du gouvernement. Plusieurs responsables politiques appartiennent à cette ethnie. L’ancien président Hissène Habré par exemple était issu de cette ethnie. Ce dernier a été renversé par Idriss Deby en 1990, issu de l’ethnie Zaghawa, mais cela n’a pas pour autant remis fondamentalement en cause la place de cette ethnie dans la société tchadienne. En somme, les Daza Tchad ne font pas au Tchad, contrairement aux Teda en Libye, l’objet de discriminations ethniques particulières (9).

Une partie importante des Toubous en Libye est originaire du Tchad, qu’ils ont dû fuir pour la Libye, dans le contexte du conflit qui opposa la Libye et le Tchad dans les années 1980 devant l’intervention des troupes françaises (de l’opération Epervier) et tchadiennes. Cette installation sera d’autant plus facilitée que des réseaux Toubous sont implantés dans le sud libyen depuis plusieurs siècles du fait de leurs activités commerciales.

Outre la rhétorique kadhafiste qui visait régulièrement à désigner les peuples non-arabes comme étrangers, le fait que de nombreux Toubous du sud libyens soient originaires du Tchad, et qu’ils parlent d’autres langues que l’arabe, explique entre autres qu’ils soient perçus comme tchadiens, ou simplement comme des étrangers, et rejetés de ce fait par une partie de la population.

De fait, le racisme et la xénophobie à l’égard des populations noires ont été tolérés et même encouragés dans la Libye de Kadhafi à certaines périodes, au gré de l’actualité politique du pays et des ambitions régionales et continentales de l’ancien Guide de la révolution libyenne. Les Toubous, comme les Touaregs, feront particulièrement les frais des déambulations politiques de ce dernier au niveau régional.

Devant l’échec de sa politique panarabe, qui visait, conformément aux ambitions nassériennes, l’unification des peuples arabes, le Colonel se tournera, dans le tournant des années 2000 (10), vers le panafricanisme. C’est ce dernier courant qui a présidé à la création de l’Organisation de l’Unité Africaine devenue en 2002 l’Union Africaine, qui visait à unifier les peuples d’Afrique (11).

Kadhafi entretiendra de manière astucieuse l’ambiguïté autour du traitement des populations noires en Libye. Il a ainsi tantôt privilégié les populations arabes et mis en exergue l’arabité des populations libyennes, tantôt encouragé ses citoyens à se marier à des femmes noires (12) des pays alentours en vue d’assurer un mélange des peuples qui lui aurait permis de s’affirmer comme le leader des « Etats-Unis d’Afrique » (13).

Il y a eu dans la Libye du Colonel une scission nette dans les politiques d’accueil des populations étrangères. D’une certaine manière, les Arabes intéressaient la construction identitaire libyenne quand les Africains, eux, intéressaient le développement du marché économique libyen dans des secteurs bien définis.

Une des illustrations du paradoxe de la politique de Kadhafi à l’endroit des populations noires réside dans sa stratégie et son discours en matière d’immigration. Après avoir ouvert ses frontières populations noires africaines, les invitant à venir contribuer au développement économique de la Libye, et alors qu’il inscrivait dans son livre vert qu’« après l’hégémonie jaune, puis blanche, viendra l’hégémonie de la race noire » (14), il fera assassiner des dizaines d’étrangers d’origine subsaharienne et en mettra des milliers d’autres dans des camps en vue de leur expulsion ; d’autres seront gravement maltraités.

La politique panarabe de Kadhafi et sa détermination à arabiser la Libye vaudra aux populations non arabes, minoritaires, et notamment aux Toubous et aux Touareg, de se voir régulièrement refuser la reconnaissance de la citoyenneté libyenne, quoi qu’au gré des circonstances, celle-ci leur sera opportunément octroyée. Al-Hafiz Mohamed Sheikh, un activiste touareg libyen résumait ainsi la stratégie politique de Kadhafi à l’égard des minorités non-arabes : « Arrangez-vous pour que votre chien ait toujours faim pour qu’il vous suive » (15).

C’est ainsi que pendant ses quarante années de règne, Kadhafi instrumentalisa opportunément l’accès à la citoyenneté des minorités non-arabes et notamment des Toubous. Il agitera ce spectre pour les pousser à rejoindre ses rangs dans les conflits qui l’opposèrent à ses voisins, et notamment au Tchad, ou inversement pour les punir de leur soutien à des groupes armés ennemis. C’est cette dynamique qui mènera à ce que certains groupes de Toubous se voient accorder la nationalité libyenne quand d’autres s’en verront déchus. Cette citoyenneté ainsi manipulée apparaît très précaire. D’ailleurs à ce jour, un certain nombre de Toubous, très difficile à estimer, se trouvent être apatrides et ce alors mêmes que la Libye ratifiait en 1989 la convention de New York sur la réduction des cas d’apatridie (16).

Lire la partie 2 et la partie 3

Notes :
(1) Le Monde « Quel rôle jouent les tribus ? » 24 février 2011.
(2) Pour aller plus loin dans la compréhension des distinctions étymologiques et historiques de ces termes, une note en format pdf de l’Unité de Formation et de Recherche (UFR) « Science du sujet et de la société », une subdivision de l’Université Paul Valéry de Montpellier, intitulée « A propos des mots « ETHNIE » et « TRIBU » » fournit un éclairage intéressant.
(3) Selon les estimations tirées du World Factbook de la CIA.
(4) D’après Hocine Chougui, doctorant en science politique à l’IEP de Lyon http://www.ism-france.org/analyses/La-composition-ethnique-des-tribus-libyennes-article-16702
(5) Chiffres issus de Populationdata.net « Atlas des populations et pays du monde » qui auraient été évalués autour de 2016-2018.
(6) Rapport d’information sur la Libye présenté par la Commission des affaires étrangères à l’Assemblée Nationale en novembre 2015 (page 84).
(7) « Toubou » serait en fait le nom que les Arabes leur attribuent tandis que les Daza seraient désignés par le terme « Gorane » chez les Arabes comme le souligne le géographe Robert Capot-Rey dans un compte rendu « Recherches ethnographiques sur les Teda-Daza » publié dans les Annales de géographie en 1958.
(8) « Villes du Sahara » (publié en 2003) Première partie, chapitre III « Le Renouveau du carrefour fezzanais », Olivier Pliez, CNRS Edition.
(9) Note de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada « Tchad : Information sur le traitement réservé aux membres de l’ethnie gorane (également connue sous le nom de goran, daza, Toubou, dazaga, dazagad) par les autorités depuis les élections d’avril 2016 » - 21 octobre 2016.
(10) Lâché par ses voisins arabes dans l’affaire de l’attentat de Lockerbie de 1988, Kadhafi claque la porte de la Ligue arabe en mars 2003 et multiplie les déclarations d’attention à l’endroit des chefs africains. En 1998, l’OUA avait au contraire appelé les Etats africains à soutenir le Colonel et à ne pas respecter l’embargo aérien décrété par l’ONU sur la Libye. Comme pour remercier les pays africains pour ce soutien, Kadhafi déclarera ouvrir ses portes et son marché du travail aux travailleurs subsahariens.
(11) Le Monde « Mouammar Kadhafi prône la création d’Etats-Unis d’Afrique » 3 juillet 2007.
(12) Libération « Vague de violences racistes en Libye », 3 novembre 2000. A noter d’ailleurs que la loi libyenne sur la citoyenneté prévoit la possibilité pour les femmes non arabes d’être naturalisées libyennes, comme le souligne Bronwen Manby dans « Les lois sur la nationalité en Afrique : une étude comparée » publiée dans Open Society Institute (page 72) ainsi que le rapport de 2015 de la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (Union Africaine) sur « Le droit à la nationalité en Afrique ».
(13) Ce projet promut par Kadhafi dès la Déclaration de Syrte du 9 septembre 1999 défendant la création de l’Union Africaine (succédant à l’Organisation de l’Unité Africaine, OUA), sera porté par le leader libyen pendant la décennie qui suivra. Kadhafi ambitionnait de doter l’Union Africaine d’un gouvernement, d’une forcée armée propre, d’une monnaie commune, d’un passeport africain entre autres… Toutefois, le modèle qu’il promeut alors, se rapprochant du modèle fédéral américain, rencontre l’opposition de certains Etats africains qui lui préfèrent le modèle européen d’intégration en ce qu’il privilégie le levier économique.
(14) Livre vert, IIIe partie, 8ème section. Partie publiée en 1979.
(15) Revue The New Humanitarian « Les minorités libyennes revendiquent leurs droits », 24 mai 2012.
(16) Essai « Les enjeux du chaos libyen » par Archibald Gallet et publié dans la revue Politique Etrangère 2015/2 (été) « La Russie, une puissance faible ? Climat : avant la Conférence de Paris », disponible sur Cairn Info.

Publié le 02/03/2020


Asma Saïd est étudiante à l’université Paris 1 (Panthéon-Sorbonne) où elle prépare le concours du Quai d’Orsay. A l’issue de son Master II en Droit et en Relations Internationales, elle a effectué des stages et des missions auprès d’instances onusiennes d’abord en Asie puis au Moyen-Orient, avant de travailler pour des instituts de recherche ou l’administration française au Moyen-Orient puis en France.
 
Animée d’un réel intérêt pour cette zone géographique où elle a vécu, travaillé et voyagé, elle a étudié plusieurs des conflits qui touchent cette région, avec entre autres un focus sur le conflit libyen, la situation en Egypte après la chute de Moubarak, le conflit dans le Sinaï où elle s’est rendue à de nombreuses reprises, et les relations de ce pays avec ses voisins ou avec la Russie.


 


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