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L’évolution des relations saoudo-émiriennes (1971-2022) : d’une dépendance sécuritaire à un partenariat stratégique, fragilisé par des ambitions économiques concurrentielles (3/3)

Par Justine Clément
Publié le 28/07/2022 • modifié le 28/07/2022 • Durée de lecture : 18 minutes

Saudi Arabian Crown Prince Mohammed bin Salman Al Saud ® and Crown Prince of Abu Dhabi Sheikh Mohammed bin Zayed Al Nahyan (L) are seen after signing Saudi-UAE cooperation agreements during the first meeting of the Saudi-Emirati Coordination Council in Jeddah, Saudi Arabia on June 07, 2018.

Bandar Algaloud / Saudi Kingdom Council / Handout / Anadolu Agency / AFP

Lire les parties 1 et 2
 

III. Le « partenariat stratégique » saoudo-émirien à l’épreuve des divergences politiques et d’une nécessité de diversification économique concurrentielle

 
Le « tandem politique » [1] saoudo-émirien s’est particulièrement illustré dans de nombreux dossiers régionaux, rompant avec la neutralité et la recherche de consensus qui régnaient. En ce sens, trois moments forts peuvent être retenus : la stabilisation des régimes autoritaires post-2011 et leur combat contre l’islam politique, la coalition au Yémen contre les Houthis – soutenus par l’Iran – et la volonté de contenir le Qatar, nouvel allié de la Turquie. Ensemble, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite mènent une politique étrangère interventionniste commune, marquée par la realpolitik, essuyant pourtant plusieurs désaccords quant à leurs objectifs et moyens. Si les deux États ont toujours su cacher leurs différends, le domaine économique semble impulser une nouvelle phase de concurrence entre les deux pays.
 

A. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes guidés par une politique étrangère commune 

 
En mars 2011, les deux pays interviennent conjointement via l’unité militaire du Conseil de Coopération du Golfe, pour mettre fin au soulèvement populaire à Bahreïn, installé place de la Perle, à Manama. L’opération de la force « Bouclier de la Péninsule » est inédite [2] et montre un changement des dynamiques sécuritaires régionales puisque l’alliance saoudo-émirienne est au cœur du sauvetage du « petit frère de l’Arabie saoudite » [3]. En dehors du Golfe, les deux États apportent un soutien financier et logistique aux préparatifs du coup d’État militaire contre le Président égyptien Mohammed Morsi [4]. En favorisant l’arrivée au pouvoir du Général Al-Sissi, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis consolident fermement l’axe « contre-révolutionnaire » : ils se préservent d’un possible rapprochement entre Le Caire et Téhéran et rejettent la possibilité d’un « croissant ikhwan » [5] au Proche-Orient. Respectivement en mars et novembre 2014, Riyad et Abu Dhabi classent l’organisation des Frères musulmans comme terroriste [6], alors même que plusieurs de ses membres avaient été accueillis par les pays du Golfe, dans les années 1960, suite à la répression nassérienne. Les Émirats arabes unis coordonnent leurs services et diffusent une « propagande anti-Frères musulmans », par le biais des médias et du lobbying international [7]. L’Arabie saoudite, plus ambigüe sur la question, lance principalement des opérations diplomatiques [8]. La montée en puissance du groupe État islamique est aussi un point de ralliement des deux puissances. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis s’engagent au sein de la « Coalition internationale en Irak et en Syrie », dirigée par les États-Unis et mènent des opérations décisives. Leurs efforts perdent en intensité en 2015, lorsqu’ils décident de concentrer leurs forces sur le théâtre yéménite. En interne, le régime saoudien est victime d’attentats à la bombe dans ses provinces orientales – riches en pétrole et majoritairement chiites. En outre, l’ancien calife de l’organisation État islamique, Abu Bakr al-Baghdadi, a explicitement appelé les Saoudiens à se soulever contre la famille régnante [9].
 
Sur le dossier iranien, les deux États ont aussi mené des opérations conjointes, dont la plus emblématique reste le Yémen. Si même avant la mise en place de la République islamique, l’Arabie saoudite et l’Iran entretiennent une relation de concurrence – notamment pour le rôle du « meilleur allié de Washington » [10] – 1979 est une année charnière. Les deux États projettent désormais une politique étrangère d’influence forte : l’Iran cherche à exporter son modèle révolutionnaire chiite et l’Arabie saoudite, à conserver son hégémonie dans la région, face à une branche de l’islam qu’elle considère comme « hérétique » [11]. La manifestation du Hajj, en 1987, qui provoque la mort d’environ 275 pèlerins iraniens, amplifie les tensions entre le Royaume et la République – l’Iran ayant même exigé que les Al-Saoud soient privés de leur titre de « gardien des lieux saints de l’Islam » [12]. Pourtant, c’est réellement depuis l’intervention militaire américaine en Irak, en mars 2003, que la rivalité régionale saoudo-iranienne devient un « facteur structurant de la géopolitique du Moyen-Orient » [13], notamment parce que la chute de Saddam Hussein permet l’accession d’un régime chiite au pouvoir, en Irak. En outre, les monarchies du Golfe sentent leurs installations de pétrole particulièrement menacées par l’Iran, car situées dans des régions majoritairement chiites. La rivalité saoudo-iranienne n’a mené à presque aucun affrontement direct entre les deux puissances, mais plutôt à des guerres par procuration sur d’autres terrains. Au Liban, Téhéran et Riyad instrumentalisent les divisions politiques locales, avec pour le premier, un soutien et une alliance forte avec le Hezbollah – véritable « État dans l’État » [14] – et le second, une pression menée sur le sunnite Saad Hariri. En 2017, ce dernier annonçait sa démission depuis Riyad, après avoir été retenu par le pouvoir saoudien. L’antagonisme entre les Émirats arabes unis et l’Iran n’est pas aussi structurel, bien que la prise militaire des trois îles du golfe Persique restent ancrée dans les mémoires. Les Émirats arabes unis sont géographiquement plus exposés à l’Iran et craignent notamment pour leurs installations et exportations pétrolières. Toute tension avec l’Iran pourrait aboutir à la paralysie du détroit d’Ormuz, où près de 21% de la consommation mondiale de pétrole transite [15]. De plus, l’émirat de Dubaï accueille une communauté iranienne importante, qui apparaît comme un réel atout économique.
 
Ainsi, motivés par cette crainte de l’expansion iranienne, les deux pays interviennent, à partir de 2015, sur le théâtre yéménite. Les révoltes populaires de 2011 et 2012 contre le président Ali Abdallah Saleh sont perçues comme le franchissement de la « ligne rouge » pour l’Arabie saoudite, qui considère historiquement le Yémen comme son « arrière-cour » [16]. Riyad s’immisce d’abord dans les affaires politiques yéménites, en février 2012, lorsqu’elle accompagne le départ de Saleh et s’assure de la mise en place d’un régime allié, sous la figure d’Abdrabbo Mansour Hadi. L’occupation de Sanaa, par les Houthis en 2014 et leur prise de contrôle du palais présidentiel en 2015 précipitent une intervention saoudo-émirienne armée. D’abord parce que l’Arabie saoudite partage 1800 km de frontière commune avec le Yémen, qui s’avère parfois poreuse. Mais surtout parce que l’Iran est un allié des Houthis. Si néanmoins, les Houthis ne peuvent être réduits à leurs liens avec l’Iran, ils bénéficient de son soutien financier, matériel et politique. En outre, bien que l’Arabie saoudite se persuade de pouvoir déloger les Houthis en très peu de temps, la guerre s’avère finalement extrêmement couteuse et longue alors que l’Iran sauve son investissement financier en menant principalement une « guerre d’usure » [17]. Si aujourd’hui les négociations semblent doucement se concrétiser, les résultats de l’alliance saoudo-émirienne sont mitigés. Certaines villes, comme Aden, ont été reprises aux Houthis, mais leur présence a été renforcée dans d’autres zones stratégiques, comme à Hodeïda. Les Émirats arabes unis ont cependant réussi à contenir Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA), qui avait établi son fief au Yémen. En définitive, si l’intervention au Yémen scelle le partenariat stratégique saoudo-émirien, elle les affaiblit aussi dans leur économie et capacités militaires, ainsi que dans leur image à l’international.
 
Concernant le dossier qatari, les tensions entre ce dernier et l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis sont historiques – remontant même à la fondation de l’émirat du Qatar au XIXème siècle pour Abu Dhabi. Les Émirats arabes unis se sont insérés dans les affaires internes des Al-Thani à partir du retrait de la puissance britannique, en 1968 et ont même voulu que le Qatar fasse partie de la fédération. Du côté saoudien, la préoccupation tourne surtout autour du wahhabisme, puisque les deux familles régnantes viennent du Najd et s’attachent à légitimer leur propre perception de la doctrine. La singularité de la politique étrangère du Qatar rompt avec celle portée par l’Arabie saoudite (largement relayée par les autres monarchies du Golfe). En 1996, le média Al-Jazeera est inauguré, et est régulièrement accusé de s’immiscer dans les affaires internes de ses voisins.
 
Les relations entre les trois pays se dégradent à partir de 2009, lorsque les Émirats arabes unis accusent le Qatar de faire partie des Frères musulmans. La coordination des actions contre le Qatar par l’alliance saoudo-émirienne est visible à plusieurs reprises. En 2014 et avec le Bahreïn, les deux États rappellent leur ambassadeurs. Plus significatif encore, le blocus mené contre Doha à partir du 5 août 2017 par les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, le Bahreïn et l’Égypte constitue un point de rupture important. Les pays adressent une liste de treize conditions à l’émir Al-Thani, avec une date butoir fixée au 2 juillet 2017. Parmi elles, la rupture des liens diplomatiques avec l’Iran, la reconnaissance du Hezbollah, des Frères musulmans, d’Al-Qaïda et du Hamas comme « groupes terroristes », la fermeture définitive de la chaîne Al-Jazeera et surtout, la fin de la présence militaire turque au Qatar. Justement, les liens entre le Qatar et la Turquie, finalement renforcés par le blocus, sont au cœur des préoccupations de Mohammed Ben Salmane et Mohammed Ben Zayed. Si les relations entre la Turquie et les deux pays se sont nettement améliorées lors de la doctrine « zéro problème avec nos voisins » de Davutoglu, le soutien de l’AKP aux Frères musulmans à partir des Printemps arabes modifie complètement cet équilibre. Les deux blocs s’opposent notamment en Égypte, en Libye et en Syrie, où la Turquie soutient d’abord les milices chiites contre le Président syrien Bachar Al-Assad. Suite à l’intervention russe, à partir de 2015, la Turquie se concentre sur sa frontière Sud avec la Syrie, et sur la lutte contre les forces kurdes du YPG – elles-mêmes soutenues par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. En outre, l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, en 2018, au consulat saoudien d’Istanbul, détériore encore plus les relations entre l’Arabie saoudite et la Turquie. L’alliance saoudo-émirienne voit donc d’un mauvais œil le rapprochement entre Ankara et Doha, et tente, en vain, de détériorer cette alliance.
 
On voit donc que suite aux bouleversements régionaux et internes précédemment exposés, le partenariat stratégique entre Mohammed Ben Salmane et Mohammed Ben Zayed a pris tout son sens, à la fois dans la stabilisation post-2011 des régimes autoritaires, mais aussi dans le conflit yéménite et dans l’embargo mené à l’encontre du Qatar. Si de façade, les deux dirigeants partagent une vision semblable, leur politique diverge en termes d’objectifs et de moyens employés. Pour l’instant occultés par les autorités, ces différends remettent pourtant, parfois, en question leur alliance.
 

B. L’alliance saoudo-émirienne à l’épreuve des intérêts nationaux divergents

 
Si le partenariat stratégique entre l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis est central dans la géopolitique actuelle du Moyen-Orient, certaines tensions émergent entre les deux pays. Ils partagent, certes, une vision commune de l’équilibre régional, mais n’ont pas les mêmes objectifs et n’utilisent pas les mêmes moyens. Les Émirats arabes unis concentrent notamment leurs efforts sur la lutte contre les Frères musulmans et l’islam politique, tandis que l’Arabie saoudite tente de contenir l’influence iranienne dans la région. Les orientations « pro-sécularistes » [18] du premier, par opposition aux orientations sectaires « pro-sunnites » [19] de l’autre se traduisent par des approches divergentes sur la gestion des crises régionales post-2011. Bien que rarement publiques, les tensions au sein de l’alliance saoudo-émirienne révèlent la volonté d’Abu Dhabi de maintenir un certain degré d’indépendance vis-à-vis de Riyad [20].
 
Sur la question iranienne, Riyad et Abu Dhabi entretiennent des visions différentes. Comme vu précédemment, la géographie des Émirats arabes unis et la politique économique de Dubaï les placent dans une situation délicate. L’émir de Dubaï, Cheikh Maktoum, s’était d’ailleurs félicité la levée des sanctions économiques à l’encontre de l’Iran, en 2013, lors des négociations sur le JCPOA. Le retrait partiel [21] des Émirats arabes unis du Yémen, annoncé en juin 2019, peut-être expliqué par cette ambiguïté. La perspective d’une victoire est de moins en moins considérée par Mohammed Ben Zayed, qui fait l’objet de pression du Congrès américain (menace d’arrêt de la vente d’armes à Riyad et Abu Dhabi). Au sein même de la guerre, Riyad se concentre sur la partie nord-ouest du pays, et sur le rétablissement du gouvernement légitime de Hadi et la suppression des Houthis, tandis qu’Abu Dhabi, plus actif dans le sud Yémen, tente avant tout de protéger la liberté de navigation. En outre, les Émirats arabes unis refusent toute négociation avec le mouvement Al-Islah, proche des Frères musulmans, alors que l’Arabie saoudite le considère comme vital dans la lutte contre les Houthis. Axant leur intervention au Yémen sur la question de l’islam politique, les Émirats arabes unis s’appuient notamment sur les séparatistes du Conseil de Transition du Sud, qui s’opposent farouchement aux Houthis – position inenvisageable par l’Arabie saoudite qui refuse toute partition du territoire. Plus généralement, la différence de perception de la menace iranienne se traduit aussi par des prises de position plus nuancées : Abu Dhabi a été extrêmement prudente lors des attaques de pétroliers dans le détroit d’Ormuz, en 2019, en résistant aux pressions américaines et saoudiennes de désigner l’Iran comme responsable [22]. D’ailleurs, lors de l’attaque de l’ambassade saoudienne à Téhéran en 2016, le Bahreïn et l’Arabie saoudite ont rompu leurs relations diplomatiques avec l’Iran, tandis que les Émirats arabes unis n’ont fait que réduire leurs interactions.
 
Sur la question des Printemps arabes, le point de discorde du partenariat saoudo-émirien s’articule autour de l’islam politique et des Frères musulmans. En Syrie, l’Arabie saoudite soutient plusieurs factions hostiles au pouvoir de Damas, dont certaines proches d’Al-Qaïda [23]. Le ministre saoudien des Affaires étrangères, Saoud al-Faisal, déclare même, en 2015, que les dirigeants « n’ont aucun problème avec les Frères musulmans » [24] et ne s’opposent qu’à un « petit segment affilié au groupe » [25]. Dès le début de son règne, le Roi Salmane reçoit plusieurs dirigeants de l’islam politique, comme Rachid al-Ghannouchi (Ennahdha), Abdul Majeed al-Zindani (Al-Islah) et Hammam Saeed (Front d’action islamique) [26].
 
Fondamentalement, le régime saoudien se bat pour la « même part de marché géopolitique que les dirigeants émiratis » [27]. La politique étrangère émirienne, de plus en plus affirmée, pose problème aux Saoudiens, qui ont été pris de court par la normalisation des relations entre Abu Dhabi et Tel-Aviv. Si Israël devient un acteur géopolitique de plus en plus important, notamment en termes de lutte contre l’influence iranienne, Riyad est contrainte par son image et l’opposition interne de rester en retrait. On assiste désormais à un réchauffement des relations entre l’Arabie saoudite et le sultanat d’Oman, qui permettrait au Royaume d’avoir un accès direct à l’océan Indien pour exporter son pétrole. En outre, la route qui traverse le Rub’Al Khali et relie l’Arabie saoudite à Oman a été redynamisée, et a permis des échanges directs entre les deux pays, pénalisant les Émirats arabes unis dont le transit passait par leur territoire.
 
Concernant le dossier qatari, la décision de mettre fin au blocus imposé au Qatar, lors du sommet d’Al-Ula, n’a pas été chaleureusement accueillie par les Émirats arabes unis. À la différence de Mohammed Ben Salmane, qui avait accueilli directement sur son territoire l’émir Al-Thani, Mohammed Ben Zayed n’avait pas fait le déplacement. Si les Émirats arabes unis ont commencé par rétablir les vols avec Doha, leur ambassade sur place est restée fermée pendant plusieurs mois. Enfin, les Émirats arabes unis apparaissent aussi comme un nouvel allié fiable pour les États-Unis et ont été les premiers à recevoir les F-35 américains sous la présidence de Trump et de Biden. De son côté, l’alliance saoudo-américaine s’est largement détériorée, notamment après l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi et la publication du rapport de la CIA par Joe Biden. En outre, le Président américain a suspendu les ventes d’armes à l’Arabie saoudite, pour ses « crimes de guerre » sur le théâtre yéménite.
 
Malgré ces différences en termes d’objectifs et de moyens, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite n’ont que très rarement évoqué publiquement leurs divergences. Pourtant, depuis une dizaine d’années, on assiste au contraire à l’éclatement au grand jour de tensions nouvelles, essentiellement centrées autour de l’économie. Préparant tous deux leur économie post-pétrole, ils se font concurrence sur les mêmes domaines.
 

C. Préparer l’après-pétrole : la montée en puissance d’une concurrence économique

 
États rentiers, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis se sont lancés dans une politique de diversification économique. Cette dernière repose avant tout sur le développement du secteur privé – avec des secteurs privilégiés comme la finance, le commerce et la logistique – ainsi que sur le tourisme. Les deux États se font donc de plus en plus concurrence dans ces domaines communs, particulièrement depuis la pandémie de Covid-19.
 
Les Émirats arabes unis sont beaucoup plus avancés, notamment grâce à Dubaï, « leur moteur sans huile ». Le port de Jebel Ali, véritable hub régional de commerce, est l’illustration de la volonté d’un « État pivot », entre ouest et est, Orient et Occident. En outre, ses activités représentent près d’un tiers du PIB de l’émirat [28]. L’entreprise Dubai Ports World – abrégée DP World – est le troisième exploitant portuaire mondial. Cette politique économique de Dubaï est d’ailleurs utilisée pour les ambitions politico-militaires d’Abu Dhabi, notamment en Somalie, où l’entreprise est très implantée et où la capitale fédérale entend lutter contre la piraterie, pour préserver la liberté de navigation. Du côté du tourisme, Dubaï est en 2019 la quatrième destination mondiale – juste derrière Paris – et accueille près de 19 millions de touristes, secteur qui représente environ 12% du PIB émirien [29]. Enfin, le Dubai Financial Market (DFM), créé en 2000 par Cheikh Maktoum, est le seul à figurer dans les dix plus grands marchés financiers de la région Moyen-Orient, Afrique et Asie du Sud. Cette prospérité et qualité de vie permettent au pays de développer son attractivité pour les investissements directs étrangers (IDE).
 
Les Émirats arabes unis, et particulièrement Dubaï, sont donc déjà bien insérés dans leur politique de diversification économique. Les revenus liés aux hydrocarbures représentent en 2020, 32% du PIB des Émirats arabes unis [30], contre 42% du PIB saoudien en 2021 [31]. Cependant, l’arrivée de Mohammed Ben Salmane et le lancement de la Vision 2030 fait craindre de nouvelles tensions entre l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, notamment parce qu’une ambitieuse stratégie nationale de logistique et de transport est au cœur du projet saoudien. Le King Abdulaziz Port Dammam (KAPD) a pour ambition d’être transformé en méga-hub pour conteneurs, concurrençant directement la plateforme de Jebel Ali. En outre, l’accès de l’Arabie saoudite à la mer Rouge est un véritable désavantage pour les Émiriens. D’ailleurs, pour un ancien membre du gouvernement des Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite est le principal ennemi du pays dans cette compétition, si bien qu’il est même « aujourd’hui plus facile de parler aux Iraniens qu’aux Saoudiens » [32].
 
En 2008, des tensions publiques, une première entre les deux pays, éclatent, lorsque l’Arabie saoudite ignore les demandes des Émiriens d’accueillir le Conseil monétaire du Golfe – équivalent de la Banque Centrale du Conseil. Si l’Arabie saoudite revendique son statut de plus grande économie du Golfe, les Émirats arabes unis espèrent pouvoir concurrencer Riyad, grâce au rayonnement du modèle dubaïote. En rétorsion, Abu Dhabi annonce qu’elle ne participerait à aucune future union monétaire dans le Golfe. Plus récemment, le Prince héritier saoudien a demandé aux grandes multinationales installées dans la région de placer leurs sièges régionaux en Arabie saoudite avant février 2024, sous peine de suppression des contrats. Cette politique a été jugée extrêmement agressive par les Émiriens – Dubaï étant particulièrement visée. Pour favoriser l’installation d’entreprises à Dubaï, les Émirats arabes unis ont été le premier pays du Golfe à instaurer le « week-end à l’occidental », le samedi et le dimanche, notamment en réponse au réaménagement du calendrier scolaire par l’Arabie saoudite. En outre, les Émirats arabes unis s’inquiètent de la « saoudisation » de l’économie de leur voisin – qui aura un impact certain sur les échanges entre les deux pays. Les autorités saoudiennes ont notamment annoncé la fin des tarifs préférentiels pour les États du Golfe qui achètent des marchandises en zones franches, affectant les avantages fiscaux que détenaient jusque-là les Émiriens en Arabie saoudite. Les marchandises israéliennes sont aussi concernées par cette mesure – pouvant faire penser à une réponse rétorsive de Riyad aux « Accords d’Abraham » de 2020. Mohammed Ben Salmane est le centre névralgique de cette nouvelle politique saoudienne et ne donne que peu d’importance aux inquiétudes émiriennes, considérant que son pays n’a pas à s’excuser d’entretenir ces ambitions.
 
Pendant l’été 2021, les ministres saoudien et émirien du pétrole se sont affrontés lors d’une réunion de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole, sur les quotas de production imposés par l’Arabie saoudite, paralysant les discussions pendant plusieurs semaines. Les deux pays n’ont pas les mêmes objectifs concernant leur industrie : Abu Dhabi veut absolument produire pour entretenir sa politique de diversification économique alors que Riyad veut conserver ses ressources pétrolières et les extraire au moment venu. Pour Najah Al-Otaibi, chercheuse associée au Centre de recherches et d’études islamiques du roi Fayçal (Riyad), « l’Arabie saoudite va éclipser » [33] son partenaire émirien. Possédant de réels atouts de soft-power, notamment religieux, le régime peut rapidement s’imposer comme la nouvelle place touristique de la région – là où des millions de fidèles transitent chaque année.
 
Bien que la compétition économique entre les deux États suive des logiques de survie interne, elle est aussi centrée sur le nouveau rôle de la Chine. Mohammed Ben Zayed s’est engagé à ce que son pays soit le « point d’entrée » [34] de la Chine dans la région – en témoigne la diplomatie vaccinale (Sinopharm) lancée par les Émiriens dès le début de la crise de Covid-19. En outre, l’intensification de la compétition autour du secteur de la logistique peut très clairement être expliquée par un changement du centre névralgique du commerce international, désormais tourné vers l’Asie du Sud-Est. La Chine et son projet de la Route de la soie maritime, sont au cœur des ambitions saoudo-émiriennes. Effectivement, près des deux tiers des exportations chinoises vers l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique passent par les ports des Émirats arabes unis [35]. En 2018, l’entreprise Abu Dhabi Ports a signé un accord de concession de 35 ans avec la China Ocean Shipping Company (COSCO). En outre, la stratégie de la Route de la soie de Dubaï, annoncée en mars 2019, vise à compléter les projets de la puissance chinoise. De son côté, Riyad est aussi déterminée à utiliser son double accès à la mer Rouge et au golfe Persique pour attirer les investissements chinois. En mars 2017, la compagnie Saudi Aramco a attribué à la China Harbour Engineering Company (CHEC), un contrat pour la construction d’un port commercial dans la ville de Jazan [36] et en janvier 2021, l’entreprise chinoise COSCO Shipping Ports (CSPL) a élevé sa participation à 20% dans le Red Sea Gateway Terminal (RSGT) du port Djeddah [37]. Enfin, l’Autorité portuaire saoudienne (MAWANI) a inauguré le Gulf China Service (GCS), un service hebdomadaire direct entre le port de Dammam (Arabie saoudite) et de Ningbo (Chine) [38].
 
La préparation de l’ère post-pétrolière des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite inaugure une nouvelle dynamique dans leurs relations. Portant un projet similaire, centré sur des domaines d’influence comme le tourisme, le commerce, la logistique et la finance, une compétition toujours plus forte est à attendre entre Riyad et Abu Dhabi – qui pourrait à termes, durablement affecter l’alliance saoudo-émirienne et redessiner l’équilibre des pouvoirs dans le Golfe.

Conclusion

 
En conclusion, les relations saoudo-émiriennes ont connu une évolution flagrante en une cinquantaine d’années. Au lendemain de l’indépendance des Émirats arabes unis, en 1971, le vide sécuritaire laissé par la puissance britannique permet à l’Arabie saoudite – dotée d’une prédominance naturelle – de se porter garante de la sécurité de la nouvelle fédération. Cependant, les volontés hégémoniques du Royaume saoudien provoquent une série de tensions entre Riyad et Abu Dhabi, la dernière tenant à protéger son intégrité territoriale et sa souveraineté politique. À partir des années 2010, le désengagement progressif de la puissance américaine du Moyen-Orient inaugure une nouvelle ère pour les deux pays, conscients qu’ils doivent désormais assurer leur propre sécurité. La vague des Printemps arabes, qui touche la région à partir de 2011, scelle l’alliance saoudo-émirienne « contre-révolutionnaire », motivée plus tardivement pas le « tandem politique » que forment Mohammed Ben Salmane et Mohammed Ben Zayed. Leur partenariat stratégique sera particulièrement visible lors de la stabilisation de la région post-2011, l’intervention dans le conflit yéménite, ainsi que leur volonté de contrer l’influence qatarie. Pourtant, si de façade, cette politique étrangère commune semble parfaitement harmonisée, les deux États ne partagent pas les mêmes objectifs et de facto, n’utilisent pas les mêmes moyens. Les Émirats arabes unis concentrent leurs efforts sur la lutte contre les Frères musulmans, tandis que l’Arabie saoudite tente de contenir, coûte que coûte, l’influence iranienne. En outre, la volonté d’autonomie d’Abu Dhabi - illustrée par la signature des « Accords d’Abraham » - inaugure un certain changement des dynamiques de pouvoirs du Golfe. Si l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont toujours su taire leurs dissensions géopolitiques, des différends publics éclatent notamment sur le domaine économique. États rentiers, ils investissent tous deux dans une politique de diversification économique volontariste – centrée sur la finance, le commerce, la logistique et le tourisme – présageant une compétition future accrue. En outre, l’implantation progressive de la Chine dans la région apparaît comme une opportunité unique pour préparer l’après-pétrole et inaugure une ère d’autant plus concurrentielle entre les États, qui souhaitent tous deux se positionner comme « référence régionale » pour Pékin.

Publié le 28/07/2022


Justine Clément est étudiante en Master « Sécurité Internationale », spécialités « Moyen-Orient » et « Renseignement » à la Paris School of International Affairs (PSIA) de Sciences Po Paris. Elle a effectué un stage de 5 mois au Centre Français de Recherche de la Péninsule Arabique (CEFREPA) à Abu Dhabi en 2021, où elle a pu s’initier au dialecte du Golfe. Elle étudie également l’arabe littéraire et le syro-libanais.
En 2022 et 2023, Justine Clément repart pour un an au Moyen-Orient, d’abord en Jordanie puis de nouveau, aux Émirats arabes unis, pour réaliser deux expériences professionnelles dans le domaine de la défense.


 


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