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"L’histoire secrète de la crise irakienne : la France, les Etats-Unis et l’Irak, 1991-2003". Compte-rendu de la conférence du 24 avril 2014 donnée par Frédéric Bozo, organisée par l’association des Amis des Archives diplomatiques, Ministère des Affaires étrangères

Par Mélodie Le Hay
Publié le 12/05/2014 • modifié le 11/03/2018 • Durée de lecture : 11 minutes

Il a présenté le résultat de ses dernières recherches dans le cadre de la conférence organisée par l’association des Amis des Archives diplomatiques le 24 avril 2014, au Quai d’Orsay.

Frédéric Bozo part d’un constat : la crise franco-américaine de 2002/2003 est, encore aujourd’hui - dix ans après -, appréhendée soit à travers des caricatures, soit à travers l’histoire officielle. Côté américain, nous avons la caricature d’une France ataviquement anti-américaine, cultivant inlassablement sa nostalgie de grandeur. Côté français, nous avons la caricature d’une Amérique congénitalement expansionniste et impérialiste qui aurait planifié de longue date l’invasion en Irak. L’histoire officielle nous offre une lecture sensiblement différente : celle d’une France droite dans ses bottes gaulliennes qui n’hésiterait pas à faire obstacle à l’empire américain (côté français) ; celle d’une Amérique qui n’aurait pas eu d’autres choix étant donné le basculement du monde en 2001, la guerre en Irak étant présentée comme une nécessité (côté américain). Ses recherches visent à dépasser ces deux approches en abordant en termes historiques la crise irakienne, épisode historique majeur dont on observe encore aujourd’hui les conséquences, tant pour la politique américaine qui reste totalement hypothéquée par l’affaire irakienne, que pour le système international dans son ensemble [1]. Pourquoi les Etats-Unis ont-ils décidé d’envoyer leurs troupes en Irak ? Frédéric Bozo tente d’y répondre au prisme des relations franco-américaines, marquées par la "question irakienne" depuis au moins les années 1970.

1 - Retour sur la période antérieure à la crise : 1991-2001

La crise de 2003 n’aurait pas eu lieu si la "question irakienne" avait été résolue après la guerre du Golfe (1990-1991). A cette époque, l’entente entre Paris et Washington a été l’aboutissement d’une longue période de très lente convergence à partir de points de vue très différents. Revenons sur les faits. Dans les années 1970, l’Irak représente deux enjeux de nature très différente pour les deux pays. Pour les Etats-Unis, il s’agit d’un défi majeur en termes de guerre froide (relations privilégiées Irak/URSS), un défi régional du fait de l’hostilité du régime irakien à Israël et du fait qu’il prenne la tête du front du refus. L’inimitié entre l’Iran et l’Irak est aussi un problème pour la Maison-Blanche qui voit en l’Iran (avant la Révolution de 1979) son principal allié stratégique dans la région. Pour la France au contraire, l’Irak est une opportunité, économique et stratégique - pétrole, ventes d’armes et autres marchés remportés par les Français dans le pays dans ces années là -, et politique - possibilité de mener une politique arabe, de montrer qu’il est possible de déplacer les blocs -. La France pense que l’Irak baathiste cherche à sortir de l’impasse de l’étau des superpuissances, et essaye par conséquent de l’éloigner de l’URSS. Les vues de Paris et Washington sur la "question irakienne" convergent finalement au cours des années 1980 sur fond de guerre Iran-Irak (1980-1988) : l’Irak doit être renforcé pour faire échec à l’expansionnisme iranien chiite. Ils commettent alors la même erreur stratégique qui consiste à croire que Saddam Hussein deviendrait un acteur raisonnable, George H. W. Bush allant jusqu’à envisager la possibilité de faire de lui, si ce n’est un allié, du moins un relais régional. L’invasion du Koweït en août 1990 est un électrochoc pour lui comme pour François Mitterrand, ensuite au coude-à-coude dans la coalition internationale qui déloge l’Irak du pays, et dans le vote de la résolution 687 au Conseil de sécurité de l’ONU portant sur la neutralisation des armements iraquiens devant être menée par la « Commission spéciale des Nations unies » (UNSCOM), en association avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

Saddam Hussein est-il « rachetable » ? Les Américains sont dubitatifs tandis que les Français souhaiteraient, à terme, lever les sanctions et réintégrer le régime baathiste irakien sur la scène internationale, à condition bien sûr qu’il joue le jeu du désarmement. Cependant, dès 1993/1995, le règlement de la "question irakienne" tend à l’impasse ; le processus de désarmement et les sanctions s’installent dans la durée ; les difficultés commencent. Et la principale raison de cette impasse réside dans l’attitude du régime irakien qui ne fait rien pour faciliter le travail des inspecteurs du désarmement. Bien que l’on sache désormais que le pays était désarmé, Saddam Hussein n’a jamais vraiment accepté les contraintes imposées en 1991, comme il l’explique dans un document faisant partie d’une série d’entretiens avec un agent du FBI datées de 2004 : il explique son attitude récalcitrante par une question d’humiliation que représentait pour lui l’intrusion des inspecteurs du désarmement, et par des raisons de sécurité intérieure (l’assise du régime reposait sur la détention de puissants moyens d’armement, y compris de destruction massive) et extérieure (volonté de préserver une dissuasion face aux ennemis de l’Irak, surtout l’Iran). Son refus de coopérer conduit à enkyster encore davantage la "question irakienne" dans un désarmement qui n’aboutit pas et qui nourrit dès lors la méfiance de la communauté internationale.

Avec le recul, les Etats-Unis ont aussi leur part de responsabilité. Leur intransigeance - refus explicite de lever les sanctions quelle que soit la situation sur le désarmement - a fortement compliqué la possibilité d’un règlement politique dans les années 1990. Comment l’expliquer ? Par une raison de stratégie générale d’abord. Washington mène à cette époque une politique d’endiguement de l’Iran et de l’Irak, l’idée étant de traiter les problèmes par l’embargo et la mise en quarantaine des Etats récalcitrants. Par des raisons de politique intérieure ensuite, surtout à partir de 1995/96. Sous le second mandat Clinton, on assiste à la montée en puissance d’un courant de pensée qui voit dans le dossier irakien une sorte de laboratoire de la question plus vaste de la nature du système international et du rôle qu’y joue les Etats-Unis. L’administration Clinton, qui a déjà perdu la majorité au Congrès en 1994, est soumise à la pression des Républicains dans le sens d’un durcissement de sa position sur l’Irak. Au cœur de leur argumentaire, l’idée d’un « regime change », soit la nécessité de changer la nature des régimes proche-orientaux pour régler le conflit israélo-palestinien et apaiser les tensions régionales.

La politique française, surtout à partir de l’arrivée de Jacques Chirac à l’Elysée en 1995, tente de prendre une autre direction, celle d’une réintégration de l’Irak sur la scène internationale et d’une levée des sanctions, à condition que le pays s’acquitte de ses obligations en termes de désarmement. Son discours du Caire, en présence de l’ancien président égyptien Hosni Moubarak, le 25 octobre 1996, est explicite : « Nous sommes favorables à l’application, naturellement, de toutes les résolutions des Nations unies, mais seulement de ces résolutions ». Les Américains ont accusé la politique chiraquienne d’être guidée par des raisons purement mercantiles, accusation qui, à la lumière des archives diplomatiques, ne tient pas la route. Le président français avait bien compris que le maintien des sanctions ad vitam aeternam ne pourrait qu’enkyster la situation en renforçant d’autant plus le régime en place. En 1998, Jacques Chirac et le secrétaire général des Nations unies Kofi Annan tentent un forcing diplomatique à l’occasion de la crise dite "des sites présidentiels" [2], mais ils ont très vite le sentiment que Saddam Hussein ne joue pas le jeu, une série d’incidents durant l’été 1998 faisant échouer leur initiative. La situation devient ingérable après l’opération « renard du désert », une campagne de bombardements en Irak menée du 16 au 19 décembre de la même année par les forces américaines. Les inspecteurs du désarmement quittent définitivement l’Irak, ne faisant qu’accroitre les suspicions à l’égard des projets d’armement de Saddam Hussein.

En 1999, la « question irakienne » est dans l’impasse, situation lourde de conséquences. En Irak, c’est la double peine pour la population qui souffre de l’embargo (désastre humanitaire) et du renforcement du régime - maîtrisant les trafics de contournement de l’embargo. La crise s’installe dans la durée. Elle passe au second plan en 1999 (crise du Kosovo) et en 2000 (tentatives américaines de résolution du conflit israélo-palestinien à Camp David). Pendant ces années là émerge pourtant dans la politique américaine une sorte d’obsession à l’égard de Saddam Hussein, perçu comme un danger bien plus grand qu’il ne l’est en réalité. L’administration américaine, déjà sous Clinton, pense que les Etats voyous disposant d’armes de destruction massive et les réseaux terroristes sont liés par un entremêlement d’intérêts [3]. C’est l’excuse employée et réactivée par George W. Bush quelques années plus tard pour justifier l’invasion de l’Irak.

2 – comprendre la décision américaine d’envahir l’Irak au prisme de la relation franco-américaine

L’idée selon laquelle George W. Bush aurait eu l’intention de terminer ce que son père avait commencé en mettant un terme définitif au régime de Saddam Hussein est hautement improbable, d’après Frédéric Bozo. Dans les premiers mois de son élection, la question irakienne n’est en effet pas une priorité ; elle n’est même pas évoquée en décembre 2000 quand Jacques Chirac rencontre le président américain. Ce sont les attentats du 11 septembre 2001 qui changent la donne. Jacques Chirac se rend à Washington le 18 septembre pour rencontrer son homologue américain, habité par une petite inquiétude. Les Etats-Unis se contenteront-ils de liquider les talibans et chasser Ben Laden en Afghanistan ? Faut-il craindre une seconde étape en Irak ? La délégation française rentre en France, rassurée ; Bush semble relativement modéré, présentant le terrorisme comme un défi global à gérer collectivement. Jacques Chirac revient à Washington en début novembre. En l’espace de six semaines, le ton a radicalement changé. Les Américains gèrent de manière très unilatérale la coalition des forces armées en Afghanistan (opération « Enduring Freedom ») et dédaignent à plusieurs reprises les offres de service des Européens. Les renseignements américains vivent dans la paranoïa de nouvelles attaques imminentes, perçues comme fortement improbables de l’autre côté de l’Atlantique. La presse américaine commence quant à elle à évoquer une possible « phase II » de la guerre globale contre le terrorisme qui aurait l’Irak comme objectif. Et, en effet, à la fin de l’année, l’Irak refait surface dans le débat public de manière alarmiste. Puis vient le célèbre discours sur l’état de l’Union en janvier 2002 où le président américain stigmatise "l’axe du mal" (Irak, Iran et Corée du Nord). Les stratèges américains comme Paul Wolfowitz pensent alors nécessaire de frapper un grand coup pour décourager à jamais de nouvelles attaques contre les Etats-Unis d’Amérique. Et l’Irak, menace que l’on savait militairement faible, semble être une proie toute désignée.

Est-ce-que cette guerre était nécessaire au lendemain du 11 septembre, nécessité encore défendue par les anciens de l’administration Bush aujourd’hui ? Est-ce-que les preuves de la menace irakienne étaient fondées ? L’administration Bush a beaucoup insisté sur le fait que les pays qui s’opposaient à la guerre en Irak, France et Allemagne en tête, partageaient en réalité les renseignements détenus par les Américains sur le danger irakien. Frédéric Bozo montre, qu’en réalité, la compréhension et la perception de la « menace irakienne » étaient assez différentes des deux côtés de l’Atlantique. Il est vrai que les renseignements français et allemands partageaient le « matériau brut » concernant la possible détention d’armes de destruction massive par le régime irakien, basé sur les informations recueillies par les inspecteurs du désarmement avant leur départ anticipée en 1998. Au fond, la connaissance du problème irakien repose donc sur des indices extrêmement faibles, voir une supposition un peu hâtive qui voudrait que le manque de coopération de Saddam Hussein avec l’UNSCOM signifie in fine qu’il aurait des choses à cacher - bien que l’UNSCOM n’ait jamais retrouvé d’armements cachés quelconques avant 1998. La grande différence entre France et Etats-Unis porte sur le passage entre le soupçon et l’affirmation : Paris s’en tient aux suppositions, Washington passe aux affirmations [4]. Plus important encore, la perception et l’évaluation de la menace irakienne d’un pays à l’autre divergent totalement. Pour la France, elle est minime. Pour les Etats-Unis, elle justifie une guerre.

Ainsi, autant il est caricatural de dire que l’opération de 2003 aurait été préméditée de longue date par l’administration américaine, autant il est irrecevable de considérer que la guerre était une nécessité au lendemain du 11 septembre 2001.

3 - les dilemmes français révélés par la crise

La crise irakienne a été très difficile à gérer pour la diplomatie française, prise dans un dilemme classique entre la nécessité de maintenir une relation stratégique majeure avec les Etats-Unis et la défense de l’indépendance et de la vision politique françaises, dilemme qu’elle n’a finalement pas encore réussi à trancher.

Quelles sont les motivations françaises ? Le président de la République a joué un rôle clé tout au long de la crise franco-américaine. La personnalité de Jacques Chirac, sa connaissance intime du monde arabe, son expérience en Algérie et bien entendu sa "filiation" gaulliste, sont donc à prendre en compte pour expliquer le double "non" français : non à une participation à la guerre en Irak, et non à sa légitimation. Chirac exclue dès le départ la possibilité d’une participation française significative à une intervention étrangère en Irak, étant lui-même convaincu que c’était une erreur majeure risquant à terme de déstabiliser l’ensemble du Proche-Orient. D’où une dernière tentative pour éviter la catastrophe : la résolution 1441 adoptée à l’unanimité par le Conseil de sécurité le 8 novembre 2002 donne à l’Irak une « dernière possibilité » de désarmer avant de faire face à de « sérieuses conséquences ». Elle rappelle que le cessez-le-feu de février 1991 mettant fin à la guerre du Golfe reposait « sur l’acceptation par l’Irak » de la résolution 687 lui demandant d’éliminer ses armes de destruction massive sous l’égide de l’ONU. L’objectif de Chirac est alors d’éviter ce que pourrait légitimer à terme une guerre en Irak, soit une politique de prévention stratégique, et donc une rupture radicale avec le système politique onusien et de sécurité collective.

Jacques Chirac essaye en outre par tous les moyens d’éviter une crise franco-américaine. C’est ce qui explique la rencontre en février 2003 entre l’ambassadeur de France à Washington Jean-David Levitte et Stephen Hadley, conseiller adjoint à la sécurité nationale américaine. Jean-David Levitte propose un marché à Stephen Hadley : Washington doit renoncer à demander une nouvelle résolution du Conseil de sécurité de l’ONU visant à légitimer sa probable intervention en Irak, auquel cas Paris ne s’opposerait pas formellement à une guerre et se contenterait de critiques mesurées, l’objectif étant d’éviter d’en arriver à devoir placer un veto sur une résolution anglo-américaine. Mais l’offre est repoussée par les Américains, le Premier ministre du Royaume-Uni Tony Blair ayant besoin de l’aval des Nations unies pour des raisons de politique interne. Cela explique aussi les appels de Chirac à Bush dans lesquels il lui assure que la politique française n’est pas antiaméricaine. Cela explique enfin que la diplomatie française ait tout essayé pour faire en sorte que la résolution mise sur la table fin février 2003 soit retirée faute de majorité.

A ce stade cependant, la confrontation est inévitable, et ce pour plusieurs raisons. D’une part, l’administration Bush n’est pas très encline aux compromis, et sa priorité n’est certainement pas d’éviter un clash avec la France. D’autre part, elle fait preuve d’une mauvaise foi évidente, notamment lors du fameux discours de Colin Powell à l’ONU le 5 février 2003 sur les soi-disant preuves de la détention par l’Irak d’armes de destruction massive. Enfin, le clash s’explique par la dynamique propre aux Nations unies. Les Français souhaitent éviter que la résolution soit soutenue par une majorité des membres du Conseil de sécurité (9 voix sur les 15) pour ne pas à avoir à utiliser leur veto. On sait aujourd’hui que les deux pays latino-américains au Conseil de sécurité étaient clairement opposés à une intervention. Mais, une abstention pouvant leur être extrêmement couteuse, le Mexique et le Chili ont besoin de la protection française avant de s’abstenir. En d’autres termes, la France doit déclarer officiellement qu’elle poserait son veto si la résolution venait à obtenir une majorité au Conseil de sécurité. Pour mieux éviter de placer un veto, la diplomatie française se voit ainsi dans l’obligation de brandir une menace de veto pour pousser le Mexique et le Chili à s’abstenir. La dynamique propre au Conseil de sécurité explique la confrontation franco-américaine, le paradoxe étant qu’il s’agissait au départ de l’éviter.

Pour conclure, Frédéric Bozo revient sur la rapidité étonnante de la réconciliation franco-américaine à partir de 2004. Les Etats-Unis souhaitent alors tourner la page d’une confrontation qui est finalement assez embarrassante car l’Irak tourne très vite au désastre. La France, quant à elle, n’a jamais voulu s’opposer de la sorte à Washington ; elle saisit donc l’aubaine de la réconciliation autour de différents dossiers (dossier syro-libanais, position face à l’Iran, engagement en Afghanistan, etc.), sans jamais se renier pour autant.

Pour approfondir :
 Bozo F., Histoire secrète de la crise irakienne : La France, les États-Unis et l’Irak (1991-2003), Paris, Perrin, 2013.

Publié le 12/05/2014


Mélodie Le Hay est diplômée de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris où elle a obtenu un Master recherche en Histoire et en Relations Internationales. Elle a suivi plusieurs cours sur le monde arabe, notamment ceux dispensés par Stéphane Lacroix et Joseph Bahout. Passionnée par la culture orientale, elle s’est rendue à plusieurs reprises au Moyen-Orient, notamment à l’occasion de séjours d’études en Israël, puis en Cisjordanie.


 


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