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‘Umar ibn al-Khattâb, un marchand Mecquois qurayshite [1] lettré, se convertit précocement à l’islam après l’avoir combattu pendant quelques années : en 616 ou 617, c’est-à-dire au moins cinq ans avant l’Hégire, il devient le compagnon de Muhammad qu’il accompagnera à Médine. En raison du rôle d’arbitre qu’il exerçait lors des conflits opposant les différentes tribus mecquoises, Muhammad lui donne le surnom de « al-Fârûk », qu’on peut traduire par « le Sagace » : son intelligence et son sens pratique sont en effet soulignés par tous les textes hagiographiques. Désigné comme successeur par Abû Bakr, il devient à la mort de ce dernier, en 634, le deuxième calife. Ses dix années de règne voient s’enchaîner les victoires militaires : ‘Umar met alors en place les fondations de ce qui est en train de devenir l’Empire islamique, en même temps qu’il laisse sa marque sur la codification de la religion musulmane, encore en formation. Resté dans la tradition sunnite comme l’un des califes rashîdun, « bien-guidés », il eut de fait une immense influence sur l’histoire de l’Islam.
Les dix années de règne du calife ‘Umar voient s’épanouir un Islam conquérant, sans cesse victorieux, qui se constitue peu à peu en Empire. L’expansion territoriale de l’État médinois sous ‘Umar se fait d’abord aux dépens des deux grands Empires préexistants, l’Empire byzantin d’une part, l’Empire perse sassanide d’autre part ; ceux-ci, qui sortent d’une longue guerre l’un contre l’autre, sont déjà très affaiblis lorsqu’émerge l’Islam. Les musulmans, quant à eux, vainquent avec d’autant plus d’aisance qu’ils sont grisés par une conception sacrée de la victoire, considérée comme un don fait par Dieu aux vrais croyants. L’avancée vers la Syrie-Palestine semble naturelle puisque de nombreux aristocrates médinois – notamment les Umayyades – y possèdent des terres ; c’est pourquoi une expédition est lancée dès 634. La bataille de Yarmûk, en 636, est une défaite décisive pour l’Empire byzantin ; la Syrie-Palestine passe alors dans l’orbite médinoise. L’Empire sassanide, quant à lui, est vaincu à deux reprises, en 637 à Qâdisiyya (en actuel Irak) et en 640 à Nihâwand : cette dernière défaite entraîne la chute de l’État perse, qui disparaît définitivement avec la mort de son souverain en 651. Les territoires sassanides sont alors intégrés à l’Empire islamique et en partie arabisés. Enfin, la conquête de l’Égypte est entreprise au début des années 640 : sa capitale, Alexandrie, tombe en 642. Tous ces territoires, conquis sous ‘Umar, formeront le cœur de l’Empire de l’Islam jusqu’à la chute de celui-ci : la capitale des Umayyades sera Damas, en Syrie, avant que les Abbassides ne la déplacent à Bagdad, en Irak ; enfin, au XIe siècle, le centre du pouvoir se déplacera en Égypte.
Cet enchaînement de conquêtes s’explique non seulement par la ferveur des musulmans, convaincus de la victoire, mais aussi par les mesures prises par ‘Umar lui-même – notamment la réorganisation de l’armée. C’est sous ‘Umar qu’est formée une véritable armée professionnelle, structurée et hiérarchisée. De plus, l’élargissement extrêmement rapide du territoire contrôlé par Médine rend nécessaire la création d’une administration et d’une magistrature efficaces : ‘Umar jette ainsi les bases du fonctionnement de l’État islamique en créant, notamment, le système des ‘ata’, qui organise la distribution des ressources tirées de la conquête et impose par là une certaine hiérarchisation de la société, puisque le montant de cette pension versée par l’État est calculé en fonction de l’ancienneté de la conversion. C’est la naissance de l’administration (« diwân » en arabe) de l’Empire de l’Islam.
En tant que calife, et à la suite de son prédécesseur Abû Bakr, ‘Umar cumule les plus hautes fonctions militaires, politiques mais aussi religieuses. Lorsqu’il arrive au pouvoir, deux ans seulement après la mort du Prophète, les fondations de la religion musulmane sont bien entendu déjà établies ; mais l’islam est encore une religion nouvelle, qui n’existe que depuis une trentaine d’années et dont certains points doivent encore être précisés. La contribution de ‘Umar à la codification des pratiques rituelles et à l’interprétation de l’islam est très importante – il est peut-être le calife qui eut le rôle le plus déterminant sur le plan religieux. C’est lui, par exemple, qui codifie officiellement le grand pèlerinage à La Mecque (« hajj » en arabe) : celui-ci, qui d’après le Coran, doit être effectué au moins une fois dans sa vie par tout croyant qui en a les moyens physiques et matériels, se déroule en effet selon un rituel précis, comprenant notamment le tarwâf (le tour de la Kaaba), le recueillement des pèlerins au pied du mont ‘Arafa et le sermon qui l’accompagne, et la fête du sacrifice commémorant le sacrifice d’Isaac par Abraham. Très prestigieux pour celui qui l’accomplit, le grand pèlerinage s’effectue du 8 au 13 du mois de dhû al-hijja, le dernier mois de l’année. Il est également l’un des cinq piliers de l’islam. Toujours en termes de codification des règles coraniques, ‘Umar participe à l’interprétation de la Loi islamique : il introduit notamment la lapidation comme sanction pour les femmes coupables d’adultère, interdit par le Coran.
C’est également le calife ‘Umar qui choisit la date de l’Hégire (622) comme point de départ du nouveau calendrier, marquant ainsi l’entrée dans une nouvelle ère. Enfin, il est le premier à prendre le titre de Commandeur des Croyants (« ‘amir al-mu‘minîn ») en plus de celui de calife : ce titre restera utilisé par tous les califes musulmans.
Ce rôle d’instance religieuse suprême en islam, aussi bien en matière juridique (en tant qu’interprète de la Loi) qu’en matière théologique, restera dévolu au calife jusqu’au XIe siècle. ‘Umar est le premier à l’exercer officiellement et aussi largement, après un premier califat – celui d’Abû Bakr – principalement centré sur la conquête militaire.
Le califat de ‘Umar est donc bien un moment déterminant dans l’histoire de l’Islam, qui voit à la fois les musulmans l’emporter sur le plan militaire et l’islam se préciser et se codifier peu à peu. Même en exceptant ses apports proprement religieux, ‘Umar laisse donc à la postérité un héritage immense. Cet héritage se décline d’abord sous la forme des villes-camps (« amsâr » en arabe) fondées pour symboliser la nouveauté apportée par la conquête musulmane, en remplaçant les anciennes capitales : Basra et Kûfa, en Irak, sont construites à la fin des années 630 ; Fustât, fondée en 640-641, devient la capitale de l’Égypte islamique jusqu’à ce que les Fatimides, à la fin du Xe siècle, en fassent une véritable métropole qu’ils rebaptiseront Le Caire [2] ; Kairouan, enfin, sera pendant plusieurs siècles la capitale de l’Afrique arabe, dont la conquête est lancée à la fin du califat de ‘Umar.
‘Umar jette également les bases d’un des systèmes les plus emblématiques de l’Empire de l’Islam, qui restera en place jusqu’à la chute de l’Empire ottoman en 1918 : la dhimma, organisation du statut des non-musulmans directement tirée du Coran, mais institutionnalisée sous son califat. Ce régime de protection des « gens du Livre », les chrétiens et les juifs, assure leur sécurité ainsi que leur autonomie religieuse et juridique en échange d’un impôt spécifique, la jizya, que doit payer chaque dhimmi (« protégé »). Le statut des minorités religieuses au sein de l’immense Empire musulman est ainsi réglé pour longtemps.
Deuxième successeur du Prophète Muhammad, ‘Umar reste dans la tradition sunnite l’un des quatre califes rashîdun, « bien-guidés », qui tirent leur prestige du fait qu’ils furent les premiers compagnons du Prophète et qui, par là, semblèrent les mieux à même d’ordonner et de codifier les règles religieuses, sociales et politiques issues de la révélation coranique. Sa législation ne sera pas remise en cause, et sa vie, comme celle des quatre premiers califes, est présentée en modèle suivant l’exemple de la Sunna du Prophète, comme le préconise un hadîth de Muhammad disant « Tenez fermement à mon exemple [« sunna »] et à celui des califes bien-guidés [« rashîdun »] ». Il est en revanche honni par la tradition chiite, qui, après la Grande Discorde, refusera de reconnaître comme légitime aucun des califes précédant ou suivant ‘Alî : l’opposition de ‘Umar à ce dernier en 632, à la mort du Prophète, renforce son impopularité dans le monde chiite, surtout au vu de sa grande influence parmi les Mecquois qurayshites, qui lui donnait la possibilité de faire pencher la balance.
Création d’une administration efficace, organisation de l’armée, instauration d’un ordre social, participation à l’interprétation de la Loi religieuse, expansion territoriale et prestige militaire : les réalisations du calife ‘Umar, en dix années de règne, sont nombreuses et importantes, et semblent justifier son surnom de « Sagace ». Elles marquent un tournant décisif dans l’histoire de l’Islam, qui s’organise alors à la fois comme Empire et comme religion. Son assassinat en l’absence de successeur désigné, en 644, laisse cependant place à des dissensions non négligeables, entre les Umayyades partisans de ‘Uthmân et les soutiens de ‘Alî. Cependant, pendant les cinq années de son règne, le calife ‘Uthmân continuera l’œuvre de ‘Umar tant sur le plan religieux que politique.
Bibliographie :
– Hassan Amdouni, Le Deuxième Calife, ‘Omar Ibn Al-Khattab, Paris, Éditions Al Qalam, 2003, 192 pages.
– Albert Hourani, Histoire des peuples arabes, Paris, collection Points Seuil, 1993, 732 pages.
– Bernard Lewis, Histoire du Moyen-Orient – 2000 ans d’histoire de la naissance du christianisme à nos jours, Paris, Albin Michel, 1997, 482 pages.
– Dominique Sourdel & Janine Sourdel, Dictionnaire historique de l’islam, Paris, Presses Universitaires de France, 2004, 962 pages.
Tatiana Pignon
Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.
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