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La Bekaa, un territoire stratégique sous influence

Par Cosima Flateau
Publié le 13/06/2013 • modifié le 07/03/2018 • Durée de lecture : 6 minutes

Une situation stratégique de carrefour

La plaine de Bekaa correspond à une périphérie nationale du territoire libanais, à la frontière avec la Syrie. Couvrant 4000 Km2, entre le Liban et l’Anti-Liban, elle prend environ 40% du territoire national. Par sa situation géographique, elle se trouve au croisement des routes les plus importantes de la région, ce qui en fait un espace déterminant pour la circulation. Elle est le point d’intersection de la voie Beyrouth-Damas, qui se poursuit vers le Moyen-Orient, et des grands axes routiers qui suivent la « trouée de Homs », qui la prolonge vers le nord et constitue un couloir de communication vers la Syrie.

Durant l’Antiquité, la plaine de la Bekaa était un grenier agricole, notamment grâce à la présence de l’Oronte et du Litani, et du climat méditerranéen. C’est aujourd’hui un espace en développement économique, visible dans le paysage par les multiples constructions qui mitent la plaine, et viennent se fixer principalement le long des axes routiers internationaux. La Bekaa est aussi un espace marqué par la reprise d’une activité agro-industrielle, depuis la fin de la guerre civile au Liban. Les produits fournis par la Bekaa sont essentiellement absorbés par l’Egypte et les pays du Golfe. Or, les liens commerciaux entre les différents partenaires sont soumis aux aléas des fermetures de frontière dues aux tensions régionales, ce qui rend le développement économique de la région relativement fragile et instable. L’état des relations syro-libanaises, en particulier (notamment à la suite de l’assassinat de Rafic Hariri en février 2005) a des conséquences sur la santé économique de la Bekaa.

La plaine de la Bekaa est également un espace morcelé sur le plan religieux, marqué par une grande diversité sur le plan communautaire et confessionnel. Au centre et au nord, elle accueille des populations chrétiennes ; au sud-est, des druzes ; au sud, des sunnites ; vers Baalbeck, des chiites ainsi que des travailleurs syriens et des camps palestiniens. Zahlé est ainsi un bastion chrétien et un pôle universitaire, mais il se fait de plus en plus concurrencer par Chtaura, grand centre économique de la région, et carrefour vers la Syrie. Cette mosaïque est une poudrière, dans la mesure où les tensions politiques internes et régionales ont des répercussions communautaires au Liban.

L’influence syrienne

La création du Liban sous mandat français, séparée de la Syrie, n’a jamais été acceptée par le régime de Damas. La région, historiquement, était en effet rattachée aux villes syriennes de l’intérieur : Homs, dans l’antiquité, puis Damas, à l’époque mamelouke et à l’époque ottomane, la gouvernaient de plus ou moins loin. Lorsque la France, héritant des mandats de la SDN sur la Syrie et le Liban, traça les frontières des nouveaux Etats, elle décida de rattacher la plaine de la Bekaa au Liban, qui était à l’origine un territoire centré sur le Mont-Liban. Les autorités syriennes n’acceptèrent jamais cette amputation territoriale et considérèrent depuis leur indépendance en 1946 le Liban comme leur arrière-cour légitime.

C’est lors de la guerre civile libanaise, entre 1975 et 1990, que le régime syrien prend véritablement possession de ce territoire, et y maintient sa présence jusqu’en 2005. Une « ligne rouge » qui traverse la Bekaa tente pourtant de poser une limite à l’influence syrienne et de sécuriser le territoire israélien. La Bekaa se retrouve alors divisée en deux, entre une zone israélienne au sud et une zone syrienne au nord. Les Syriens installent dans la plaine leur commandement, leurs camps et leurs check-points : ils contrôlent donc militairement cet espace. Ils le dominent aussi symboliquement, affichant des portraits géants du président, et remettant ainsi en question la légitimité de la souveraineté libanaise sur ce territoire.

La Syrie n’est pas le seul acteur extérieur à avoir fait de la Bekaa son arrière-cour : après la révolution iranienne de 1979, des chiites libanais commencèrent à organiser un soutien à la révolution. En 1982,1 500 Gardiens de la révolutions (Pasdarans) sont envoyés par l’Iran dans la Bekaa, afin de former des bataillons de combattants dans la lutte contre Israël. Ils entraînent les combattants venus du Liban sud ou de la banlieue de Beyrouth qui, quelques années plus tard, formeront le Hezbollah. Différents projets économiques et sociaux iraniens accompagnent cette empreinte militaire : fondations délivrant du microcrédit, écoles al-Mahdî véhiculant les valeurs de la hâla islâmiyya (sphère islamique), associations venant en aide aux familles ont pris le relais depuis les années 1980.

Aujourd’hui, une présence syrienne se maintient non sous forme militaire ou politique, mais par la présence d’une importante communauté de travailleurs, qui vient, souvent de façon saisonnière, gagner de l’argent avant de rentrer en Syrie. La présence de ces migrants est source de controverses : comme ils ne sont pas pourvus de permis de travail, ils échappent au paiement des impôts et apparaissent pour un certain nombre de Libanais comme des « parasites », qui participent au maintien de l’influence syrienne dans la région. En outre, la présence de la frontière accroît la concurrence économique entre les deux pays, souvent au détriment du Liban. Les denrées agricoles importées de Syrie à bas coût, souvent en contrebande, contribuent à accentuer le marasme économique.

Un territoire destructuré

Mal contrôlée par l’Etat libanais, cette marge est un espace où se déroulent tous les trafics, notamment de drogue. A la culture du pavot, ancienne dans la région, est venue s’ajouter la culture du cannabis, généralisée depuis les années 1920, et en plein essor depuis la guerre civile. Sous les pressions américaines, dans les années 1990, Damas avait contribué à l’éradication des cultures de cannabis et de pavot dans la Bekaa. Mais les laboratoires de transformation ont néanmoins continué à fonctionner. Ces cultures ont depuis été réintroduites sous la houlette de trafiquants turcs et sous la surveillance des autorités syriennes. Outre les cultures locales, de la morphine base en provenance d’Afghanistan et de Turquie est transformée en héroïne dans la Bekaa via la Syrie. La base de la cocaïne, elle, arrive au Liban par l’Afrique ou les pays de la Méditerranée, et est transformée dans des villages du sud de la Bekaa. Les activités liées aux fabriques de résines, et aux laboratoires produisant héroïne et cocaïne constituent une manne pour les acteurs politiques - milices - qui concurrencent l’autorité de l’Etat. La Bekaa est ainsi devenue l’une des plaques tournantes mondiales de l’économie de la drogue. La distribution de la drogue est ensuite intégrée dans des filières politiques.

La Bekaa est un espace sous perfusion, où de multiples acteurs interviennent sur le plan économique : associations et ONG y multiplient les initiatives destinées à favoriser son développement économique, notamment pour former les populations sur le plan agricole et diversifier les cultures pour échapper à la drogue. Mais l’éparpillement des initiatives et le manque de coordination affaiblissent les effets attendus de ces initiatives. La multiplicité de ces actions est parfois moins justifiée par un réel souci de développement que par la volonté des acteurs locaux d’installer leur influence dans le paysage politique, par des actions ciblées dans le domaine économique et social. Ils marquent le territoire par des constructions religieuses (églises, mosquées, écoles), souvent subventionnées par l’étranger. Ce sont aussi des acteurs politiques libanais qui ont pris possession de cet espace, où s’affrontent en particulier les deux partis chiites Amal et Hezbollah. Présents à l’échelle locale par des fondations ou des bureaux, ils s’investissent surtout dans le domaine social et marquent leur territoire sur le plan symbolique, par des drapeaux et des portraits. La présence syrienne, plus ténue, est marquée par une opposition des acteurs politiques transposée sur le terrain économique : ainsi, l’ancien ministre syrien de la Défense et la belle-famille d’Hafez al-Assad s’y affrontent par enseignes de supermarchés interposées.

Dans le contexte de la guerre civile syrienne, la Bekaa constitue à nouveau un espace stratégique sous haute tension. C’est en effet de cette région que partent les armes destinées aux rebelles. La Bekaa est devenue un espace-refuge pour de nombreux Syriens qui fuient la guerre dans leur pays. Ils sont abrités dans des campements de tentes, parfois financés par des organisations islamiques caritatives étrangères, et dans une situation sanitaire désastreuse. Et dans une région dont la situation économique est difficile, une concurrence risque de s’installer entre les Libanais et les Syriens réfugiés qui cherchent du travail. Enfin, des roquettes syriennes ont touché à plusieurs reprises la Bekaa, notamment à Baalbeck, fief historique du Hezbollah. Déjà en 2006, la ville avait été visée par l’armée israélienne, dans le cadre de la guerre du Liban. Entre enclaves sunnites qui soutiennent la rébellion syrienne, contribuant notamment à soigner des blessés qui arrivent de Syrie, et villages chiites affichant leur soutien au Hezbollah libanais, dont on sait depuis quelques semaines qu’il soutient désormais ouvertement le régime de Bachar al-Assad, les tensions sont palpables.

Espace de transit, la Bekaa est aussi un espace d’influence sensible à toutes les tensions régionales, où acteurs extérieurs et acteurs locaux viennent mettre en péril les fragiles équilibres économiques et confessionnels.

Bibliographie :
 BENNAFLA, Karine, « La Bekaa, une zone libanaise stratégique au voisinage de la Syrie », in Franck Mermier et Elizabeth Picard, Liban, une guerre de 33 jours, La Découverte, 2007.
 BENNAFLA, Karine, « Le développement au péril de la géopolitique : l’exemple de la plaine de la Bekaa (Liban) », Géocarrefour, vol.81/4, 2006.
 LABROUSSE, Alain (éd), Dictionnaire géopolitique des drogues, De Boeck, 2003.
 MERVIN, Sabrina, Le Hezbollah : état des lieux, Sindbad-Actes Sud, IFPO, 2008.

Publié le 13/06/2013


Agrégée d’histoire, élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, les recherches doctorales de Cosima Flateau portent sur la session du sandjak d’Alexandrette à la Turquie (1920-1950), après un master sur la construction de la frontière nord de la Syrie sous le mandat français (1920-1936).


 


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