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La Convention de Montreux : quel est cet accord historique que le futur Canal d’Istanbul risque de compromettre (1/2) ? De l’Antiquité au traité de Lausanne (1923) : les détroits turcs, un enjeu géostratégique permanent

Par Emile Bouvier
Publié le 04/05/2021 • modifié le 06/05/2021 • Durée de lecture : 10 minutes

Les aspects historique, stratégique et symbolique de la Convention de Montreux, signée le 20 juillet 1936 [5] dans la ville suisse éponyme par neuf nations [6], revêtent de fait une importance toute particulière pour la Turquie, mais aussi pour ses voisins - notamment les riverains de la mer Noire - et les grandes puissances régionales, voire internationales, à l’instar des Etats-Unis [7]. Régissant le passage et la nature des navires, qu’ils soient de surface ou sous-marins, empruntant les détroits turcs des Dardanelles et du Bosphore, cette Convention s’avère stratégique tant d’un point de vue économique que commercial et, incontournablement, militaire.

Cet article retrace l’histoire et les enjeux de la Convention de Montreux, en exposant tout d’abord la genèse de l’accord (première partie) avant d’en venir à son contenu et son application, de 1936 à nos jours (deuxième partie).

A. Des détroits connectant plusieurs aires culturelles et économiques

Les détroits turcs constituent le seul couloir maritime permettant un accès direct entre la mer Noire et la mer Egée et, avec elle, la mer Méditerranée. Ils s’avèrent donc également le passage obligé de tout navire souhaitant rejoindre l’océan Atlantique depuis la mer Noire - en passant notamment par Gibraltar - ou encore ambitionnant de rejoindre l’océan Indien, en transitant par le canal de Suez.

Ces détroits se montrent ainsi cruciaux, notamment pour des grandes puissances comme la Russie, qui s’en montre dépendante pour ses déploiements militaires et économiques au Moyen-Orient notamment : les images de bâtiments de la marine de guerre russe traversant le Bosphore, en plein cœur d’Istanbul, sont ainsi devenues courantes [8], en particulier depuis le début de l’intervention du Kremlin dans la guerre civile syrienne à partir du 30 septembre 2015.

Les détroits turcs sont constitués de deux couloirs maritimes : le premier est celui du Bosphore, long d’une trentaine de kilomètres et large, en moyenne, d’environ 700 mètres [9]. Il connecte la mer Noire, au nord, à la mer de Marmara, au sud, passant par la mégalopole d’Istanbul et trois ponts suspendus (le pont du Bosphore, le pont Fatih Sultan Mehmet et le pont Yavuz Sultan Selim) [10].

Long de 68 kilomètres et large d’environ 1,2 kilomètre, le deuxième détroit est celui des Dardanelles [11] - autrefois l’Hellespont -, connu notamment pour la bataille éponyme qui y opposa, du 18 mars 1915 au 9 janvier 1916, près de 900 000 soldats ottomans, anglais et français lors de la Première Guerre mondiale. La ville majeure la plus proche est celle de Çanakkale. Dans le cadre du plan national de développement autoroutier turc, un pont suspendu de 3,5 kilomètres de long est en cours de construction depuis le 18 mars 2017 au-dessus des Dardanelles et devrait être achevé en mars 2022 [12]. Cette infrastructure d’envergure a été nommée « Pont 1915 des Dardanelles », en hommage à la victoire obtenue par les Ottomans face aux Alliés durant la bataille de Dardanelles, au cours de laquelle un certain art936 Mustafa Kemal, futur Atatürk, se distinguera tout particulièrement.

B. De l’Antiquité à la Première Guerre mondiale

Les détroits occupent une place stratégique depuis l’Antiquité : durant l’âge du Bronze déjà, au XIIIème ou XIIème siècles avant JC [13], la guerre de Troie opposait les Achéens aux Troyens autour des Dardanelles ; les détroits serviront, par la suite, de routes migratoires et d’invasion au fil des siècles, qu’il s’agisse des Perses, des Galates ou encore des Turcs par exemple [14].

Au XIXème siècle, les grandes puissances européennes s’empareront de la problématique des détroits et tenteront de la régir par des accords. Le 5 janvier 1809 par exemple, le « Traité des Dardanelles » est signé entre l’Empire ottoman et la Grande-Bretagne à Çanak (actuelle Turquie) [15]. Ce traité, qui met fin à la Guerre anglo-ottomane (1807-1809), stipule que les détroits seront désormais fermés aux navires de guerre, quelle que soit leur nationalité [16].

Toutefois, cet accord grève fortement la capacité de manœuvre de la Russie impériale, dont les détroits constituent la seule porte d’entrée vers la mer Méditerranée depuis la mer Noire. Profitant de la reconnaissance - et de la dette - de la Sublime Porte après l’intervention de l’armée russe à son secours face à Muhammad Ali [17], le Tsar sécurise l’usage des détroits par la signature d’un accord avec l’Empire ottoman : le 8 juillet 1833, le traité de Hünkar Iskelesi est signé pour huit ans entre les deux empires [18] et formalise une alliance militaire dont le point cardinal est stipulé dans un article secret garantissant que l’Empire ottoman interdira l’entrée de ses détroits à tout navire de guerre étranger si la Russie lui en fait la demande [19].

Le conflit avec Muhammad Ali reprend toutefois en 1839, provoquant l’éruption de la Guerre égypto-ottomane (1839-1841). Face à la menace que la wali d’Egypte pose à nouveau envers Constantinople, la Grande-Bretagne engage des pourparlers avec la Russie, l’Autriche et la Prusse à Londres en 1840, qui aboutiront à la Convention de Londres du 15 juillet 1840 [20]. Moyennant une nouvelle intervention européenne en faveur du sultan Abdulmecid I, celui-ci accepte de revoir les accords de Hünkar Iskelesi et de fermer les détroits à tous les navires de guerre étrangers en période de paix [21].

L’adjonction de la France à cet accord le 13 juillet 1841 fera évoluer la Convention de Londres en « Convention de Londres sur les détroits » [22]. Ce nouveau traité octroie le droit à l’Empire ottoman d’interdire l’usage de ces détroits à des navires de guerre étrangers, en temps de guerre comme en temps de paix [23]. En cas de conflit armé, l’Empire ottoman se garde, de surcroît, le droit de réserver l’utilisation des détroits aux flottes des empires, royaumes ou pays qui lui sont alliés : une règle que la Sublime Porte saura utiliser quelques années plus tard lors de la Guerre de Crimée (1853-1856) en laissant transiter par les détroits les flottes françaises et britanniques, dans le cadre du siège du port russe de Sébastopol (9 octobre 1854 - 11 septembre 1855) [24].

La question des détroits continuera de se montrer omniprésente, par la suite, dans les différents conflits et problématiques diplomatiques opposant l’Europe à l’Empire ottoman ; le traité de Paris (30 mars 1856), mettant fin à la guerre de Crimée, viendra ainsi affirmer le principe de liberté commerciale à travers les détroits tout en interdisant toute forme de militarisation de cet accès à la mer Noire [25] ; le traité de Londres (13 mars 1871) viendra amender le traité de Paris de 1856 [26] avant que ce dernier ne soit réaffirmé à travers le traité de Berlin (13 juillet 1878) à la suite de la victoire russe contre l’Empire ottoman lors de la Guerre russo-turque (1877-1878) [27].

Lors de la Convention anglo-russe du 31 août 1907 [28], la question des détroits aurait été abordée officieusement par des membres de la délégation russe qui se seraient entendus, avec leurs interlocuteurs anglais, sur la nécessité d’une occupation anglaise du détroit des Dardanelles et russe du détroit du Bosphore afin de nourrir au mieux les intérêts des deux empires [29]. Ces échanges ne seront toutefois pas formalisés lors des échanges officiels, ni lors de la signature de la convention, mais préfigureront l’accord de Constantinople de 1915, dont il sera fait mention infra.

C. Rôle des détroits dans la Grande Guerre et suites diplomatiques

Sans surprise, les détroits turcs jouent un rôle majeur lors de la Première Guerre mondiale. Ainsi, à peine plus de trois mois après la déclaration de guerre de la Grande-Bretagne et de la France à l’Empire ottoman le 5 novembre 1914, les flottes française, anglaise, russe et australienne tentent de forcer le détroit des Dardanelles afin de menacer, voire capturer, Constantinople [30]. Les premières opérations maritimes de l’Entente débutent le 19 février 1915 mais s’arrêtent dès le 18 mars de la même année, face à une résistance ottomane bien plus résolue et tenace que prévu [31].

L’échec du passage en force des flottes de l’Entente n’empêche toutefois pas cette dernière, alors que la bataille des Dardanelles (18 mars 1915 - 9 janvier 1916) commence tout juste, à s’entendre autour de « l’accord de Constantinople » ou « accord des détroits ». Cet accord consiste en une série d’échanges diplomatiques secrets, tenus du 4 mars au 10 avril 1915 entre les membres de l’Entente, et dont l’essentiel des discussions porte sur la répartition, entre les alliés, des gains territoriaux qui seraient réalisés au détriment de l’Empire ottoman dans la région des détroits [32].

L’accord stipule, notamment, que la Grande-Bretagne et la France laisseraient le contrôle des détroits - et Constantinople - à la Russie afin que celle-ci puisse faire de la mer Noire le principal point d’appui de sa flotte [33]. En échange, la Grande-Bretagne remporterait un accroissement de sa sphère d’influence en Iran et, pour la France, l’annexion de la Syrie et de la Cilicie (actuellement une bande territoriale située dans le sud de la Turquie, à la frontière avec la Syrie).

La Grèce, pourtant neutre, prend attache avec les puissances de l’Entente afin d’annoncer sa volonté de fournir des soldats et, surtout, des bases en mer Egée et en Thrace orientale afin de soutenir une offensive contre les détroits turcs ; moyennant quoi, elle obtiendrait Constantinople en cas de victoire [34]. En raison de son souhait de contrôler Constantinople, la Russie s’oppose avec succès à la proposition grecque, qui reste donc lettre morte [35].

Finalement, la Révolution communiste en Russie et son retrait du conflit conduisent les puissances de l’Entente à l’exclure de l’accord, dont les tenants et aboutissants sont, en représailles, révélés publiquement par Moscou. La France obtient tout de même la Syrie et la Cilicie à la fin de la guerre et Constantinople est occupée par les vainqueurs du conflit.

Les traités signés dans le cadre de la fin de la Première Guerre mondiale - et de la défaite de l’Empire ottoman - viennent régir les détroits turcs. Lors du traité de Sèvres, signé le 10 août 1920, les parties signataires s’accordent sur le fait que les détroits du Bosphore et des Dardanelles doivent être démilitarisés, neutralisés et gérés par une Commission internationale des détroits où seront représentés la Grande-Bretagne, la France, l’Italie, le Japon, la Grèce, la Roumanie, la Bulgarie et la Turquie. Leurs accès seront entièrement libres en cas de guerre comme en cas de paix et feront l’objet d’un contrôle soutenu à cet égard de la part des pays signataires [36].

La Guerre d’Indépendance turque (19 mai 1919 - 11 octobre 1922), que Mustafa Kemal Atatürk remporte sans conteste, change toutefois la donne militaire, politique et diplomatique dans la région. Un nouvel accord est ainsi acté le 24 juillet 1923 : le traité de Lausanne, qui se tient dans la ville suisse éponyme, affirme que les détroits reviennent dans le giron turc, qui en regagne ainsi la souveraineté ; une commission internationale des détroits est toutefois maintenue, dont la Turquie a cette fois la présidence [37]. Le principe de libre circulation dans les détroits est réaffirmé et leur démilitarisation actée ; toutefois, en cas de guerre, la Turquie s’octroie le droit de pouvoir les remilitariser à sa convenance. Le traité prévoit par ailleurs la démilitarisation des îles grecques de Lemnos et Samothrace [38], ainsi que les territoires turcs des Dardanelles, de la mer de Marmara, du Bosphore et des îles d’Imroz, Bozcaada et Tavsan.

Ainsi, la même année, la Société des Nations (SDN) (ancêtre de l’actuelle Organisation des Nations unies (ONU)), établit une la « Commission internationale des détroits » dont un ressortissant Turc prend la présidence. Cette commission existe jusqu’en 1936, date de signature de la Convention de Montreux [39].

Lire la partie 2

Bibliographie :
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Publié le 04/05/2021


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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