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La Perse dans la pensée française du XVIIIème : de l’exotisme magique au royaume de la violence orientale

Par Gabriel Malek
Publié le 09/05/2018 • modifié le 16/04/2021 • Durée de lecture : 9 minutes

"Le roi Louis XIV (1638-1715) reçoit l’ambassadeur extraordinaire de Perse Mehemet Reza Bey (Raza-Bey) dans la galerie des glaces a Versailles le 19/02/1715", Peinture attribuée à Antoine Coypel (1661-1722) Dim. 0,7x1,5 m Versailles, musée du chateau.

Photo Josse / Leemage /AFP

Pour mieux déconstruire les idées reçues sur l’Iran et sur ses habitants au sein de la pensée occidentale, il faut revenir sur l’analyse des représentations de la Perse dans la France du siècle des Lumières. En effet, le bouillonnement intellectuel de cette période porté par des auteurs influents comme Voltaire ou Montesquieu, cristallise de nombreux concepts notamment politiques dans la culture occidentale. De quelles manières la Perse est-elle représentée au sein des descriptions des auteurs européens du XVIIIème siècle ? Quelles évolutions peut-on noter dans le jugement que fomentent les penseurs du siècle des Lumières à l’égard de cet empire oriental ?

Dans un premier temps nous étudierons la description de la Perse produite dans les récits de voyageurs français de la seconde moitié du XVIIème. Ensuite, nous analyserons la représentation de la Perse exotique et magique qui transparait dans les productions littéraires françaises au tournant des XVIIème et XVIIIème siècles. Enfin, nous nous concentrerons sur le portrait de la Perse plus martial dressé par les auteurs du siècle des Lumières.

La description de la Perse dans les récits des voyageurs français dans la seconde moitié du XVIIème siècle

Le règne de Abbas Ier le Grand (1588-1629) ouvre une période de prospérité tant militaire que commerciale pour la Perse des Safavides. La bonté que témoigne le Shah de Perse envers les voyageurs étrangers et notamment les missionnaires encourage les voyages dans cette région du monde, encore peu explorée par les Occidentaux. Ainsi, dans la seconde moitié du XVIIème siècle des voyageurs, commerçants, politiques et religieux s’aventurent en Perse profitant de la liberté de voyage offerte par le Shah. Jean Chardin (1643-1713) est le plus connu de ces voyageurs en raison de la qualité de ses descriptions de la Perse qui connaissent un succès immédiat en Europe (2). Devenu proche du Shah Abbas II (1632-1666), Jean Chardin est nommé marchand par ce dernier, ce qui lui garantit effectivement un libre passage dans toute la Perse. Sur place, le Chevalier Chardin apprend le persan, le turc et l’arabe et se rend même deux fois en Hindoustan. Sur les traces de Jean Chardin, de nombreux voyageurs décident eux aussi de s’aventurer en Perse.

Cependant, les observations de la Perse et de ses habitants restent sommaires, peu scientifiques et s’apparentent souvent à la reproduction de clichés. On peut d’ailleurs noter que nombre de ces idées reçues sur la Perse se retrouvent dans la littérature du siècle suivant. Jean de Thevenot, explorateur de son état, note par exemple que les Persans sont « vains et forts adonnés au luxe (…) oisifs, voluptueux » et conclut donc qu’« ils sont fort abandonnés à l’impureté, de même que les Turcs, et surtout à celle que l’on punit de feu en France » (3). Dans son Encyclopédie, Diderot décrit le territoire perse ainsi : « dès qu’on a passé le Tigre, en tirant vers ce royaume on ne trouve que des roses dans toutes les campagnes » et ses habitants comme « de taille médiocre, maigres et secs (…) mais forts et robustes » (4). On observe dans cette affirmation la conséquence de la théorie aristotélicienne du rapport entre le climat et les peuples.

Mais la majorité des descriptions formulées sur la Perse restent positives au XVIIème siècle. Par exemple, William Franklin travaillant au service de la Compagnie des Indes détaille, émerveillé, les étapes de son voyage en Orient (5). Il avance que Shiraz est une des merveilles du monde faisant écho à Chardin qui y célébrait déjà le tombeau du poète Hafez. Voltaire lui même souligne « l’ingéniosité des Persans » et décrit de manière emphatique le système politique de la Perse : « la Cour de Perse étalait plus de magnificence que la Porte ottomane » (6). Dans tous ces textes nous observons ce qui semble être une invitation au voyage dans un pays exotique et étrange. Les récits de voyage influencent beaucoup la production littéraire en France au tournant des XVIIème et XVIIIème siècle. La traduction des contes arabes des Mille et une nuits en français par Antoine Galland entre 1704 et 1717 participe à l’élaboration de l’image d’un Orient mystérieux et magique (7). Ainsi, au début du XVIIIème siècle, la Perse a une place particulière dans l’imaginaire collectif européen, celle d’un royaume ésotérique et déconcertant.

La représentation de la Perse exotique et fascinante qui transparait dans les productions littéraires françaises du début du XVIIIème siècle

Au début du XVIIIème siècle, la représentation de la Perse produite en France est donc avant tout celle d’une terre magique comme « l’innocent paradis » (8) qu’est Ispahan, capitale des jardins. Pierre Martino explique comment : « l’Histoire littéraire s’ébat dans la pacotille de l’exotisme » (9). En effet, la grande distance séparant l’Europe de la Perse, permet à ce royaume d’acquérir une place spécifique dans l’imaginaire européen. Par exemple, l’amour en Perse est vu comme une source de volupté où la loi naturelle, supérieure à tous les interdits, conseille de se plonger. Les fictions dont l’inspiration orientale est claire, se multiplient en France. Nous pouvons citer le travail de Charles Perrault (10), de Madame de Murat (11) ou encore celui de Madame d’Aulnoy (12). En abordant des sujets tabous, ces contes répondent à la soif d’aventure de l’Européen et s’avèrent être des ouvrages très populaires dans les cercles lettrés parisiens. La Perse occupe ainsi une place spéciale dans la pensée française du XVIIIème à travers les lectures des récits de voyages européens du XVIIème. René Pomeau avance que cette méditation sur la Perse chiite ressemble à « un fantasme doublé d’une obsession » (13). Les Européens produisent donc une représentation sensiblement fictive de la Perse bien que majoritairement positive à l’aurore du siècle des Lumières.

Safoura Tork Ladani avance que les traductions des contes de fée persans complètent les informations des voyageurs qui projettent pour l’européen un Orient merveilleux et magique (14). Cette Perse de fiction gagne de très nombreux genres littéraires et n’épargne pas les ouvrages historiques qui empruntent souvent aux récits de voyageurs. Les éléments de la fête orientale : exotisme, magie et bizarreries en tout genre se retrouvent ainsi très fréquemment dans certains ouvrages à caractère historique de début de siècle. On observe ainsi la production d’une historie de la Perse à partir de représentations majoritairement fictives ou du moins éloignées de la réalité. La venue à Versailles le 19 Février 1715 de Mehemet Reza-Beg, « Ambassadeur extraordinaire du sultan Hossein Sophie et Roi des Perses » auprès de Louis XIV est narrée par Maurice Herbette et produit un effet fort sur les courtisans du Roi Soleil, heureusement surpris de la tenue « orientale » (15) du diplomate perse. Cette image de la Perse au début du XVIIIème siècle s’explique car ce pays est « un admirable carrefour, grâce à la tolérance des Shah » comme le souligne Numa Broc (16). Mais au cours du XVIIIème siècle, la représentation de la Perse cruelle et dangereuse va se propager en Europe, en raison de facteurs réels ou fantasmés.

"Le roi Louis XIV (1638-1715) reçoit l’ambassadeur extraordinaire de Perse Mehemet Reza Bey (Raza-Bey) dans la galerie des glaces à Versailles le 19/02/1715", Peinture attribuée à Antoine Coypel (1661-1722) Dim. 0,7x1,5 m Versailles, musée du château.
Photo Josse / Leemage / AFP

Le portrait de la Perse dressé par les auteurs français du siècle des Lumières

En dépit de l’image magique et exotique qui caractérise la représentation de la Perse du début du XVIIIème siècle, l’empire oriental hérité des Achéménides demeure violent et dangereux dans l’imaginaire collectif français. Si Paul Hazard rend compte de la curiosité intellectuelle nouvelle que connaît l’Europe au XVIIIème en s’appuyant sur l’accueil euphorique que reçoit les Mille et une nuits, il indique bien que l’individu persan reste avant tout « cruel et sanguinaire » aux yeux des Européens (17). En effet, le français lettré sait ou croit savoir que dans le harem ou dans le palais on aveugle, on tue sous les caprices du Shah. C’est cette violence orientale, irraisonnée et arbitraire qui rend la Perse effrayante. Les journaux ou auteurs français évoquent ainsi fréquemment cette fièvre persane, cette fureur des souverains. Le thème de la folie y est d’ailleurs très répétitif. Par exemple, les Perses tels que représentés dans Xerxès de Crébillon (18) ou chez les personnages du Théâtre de la foire de Lesage sont sujets à la fureur.

Numa Broc montre dans Géographie des philosophes comment la Perse est encore un pays réduit à une sorte de clandestinité géographique et historique. En effet, la géographie et l’histoire du XVIIIème siècle n’ont pas réussi à incorporer la masse de connaissances apportées par les récits de voyageurs. De l’ignorance du système politique perse nait donc un jugement moral orientaliste. Les récits des voyageurs, diplomates ou marchands en Perse participent à la production de cette image d’une Perse aux mœurs violentes et cruelles. Jacques de la Forest Mouët de Bourgon, dans sa Relation de Perse publiée en 1710, explique comment la loi persane permet à un « renégat », soit un chrétien devenu chiite de s’emparer des biens et terres de ses parents (19). Selon lui, le Shah défie les règles de la tolérance traditionnelle en ordonnant le massacre d’Arméniens dont un fils de Moussa, docteur de la loi. De plus « les femmes et les filles vont au harem quand bon semble au Shah » (20), renforçant l’idée d’un excès de volupté de la part des Orientaux. Ces scènes, et d’autres, notamment concernant les persécutions menées au sein des provinces chrétiennes (Arménie et Géorgie), sont ensuite reprises dans les périodiques européens. Beaucoup de penseurs du siècle des Lumières s’appuyaient sur de tels faits divers pour nourrir d’exemples leurs ouvrages.

Jonas Hanway, commerçant anglais en Perse, déclare pour sa part par exemple « on a peine à imaginer les cruautés dont sont capables Persans et Tatars » (21). Il décrit la punition des Shahs : tout ennemi surpris isolément est dit espion et on lui crève les yeux pour le laisser ensuite sur la route. De même, Montesquieu conclut ceci sur la chute de la dynastie safavide en 1722 : « On ne peut parler sans frémir de ces gouvernement monstrueux. Le sophi de Perse, détrôné de nos jours par Miriveis, vit le gouvernement périr avec la conquête, parce qu’il n’avait pas versé assez de sang » (22). L’entourage du Shah est lui même très mal vu, notamment le harem dont les habitants sont considérés comme des conseillers officieux. La Forest de Bourgon avancent quant à lui que les eunuques et les courtisans sont « toujours prêts à protéger les plus mauvaises causes ».

En conclusion, les représentations de la Perse dans la France du XVIIIème siècle évoluent sensiblement sur la période. Si les récits du XVIIème siècle font état d’un royaume magique et exotique, la dégradation politique en Perse suite à l’invasion afghane de 1722 provoque une recrudescence des critiques anciennes de la cruauté des Shah. La production d’une histoire de la Perse à travers le prisme orientaliste européen recyclant des représentations souvent majoritairement fictives de l’empire des Shah pose de véritables questions quant à la connaissance actuelle que nous avons de la Perse du XVIIIème siècle. L’élaboration d’une histoire de la Perse moderne, à partir d’archives iraniennes d’ailleurs largement inemployées pourrait constituer un renouvellement intéressant d’une historiographie profusément européenne.

Notes :
(1) Source : Organisation Mondiale du Tourisme
(2) Jean Chardin, Journal du voiage du Chevalier Chardin en Perse, Paris, Daniel Horthemels, 1686
(3) Jean de Thevenot, Voyage du Levant, Paris, Edition M.C. Céne, 1727.
(4) Jean-Jacques Diderot, L’Encyclopédie, Genève, Chez Cramer, 1772.
(5) William Franklin, Voyage dans l’Inde et en Perse, Paris, Lavilette et compagnie, 1801.
(6) Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, Paris, chez Lefèvre, 1756.
(7) Les milles et une nuits, Contes arabes traduits par Antoine Galland en français, Paris, 1704-1717.
(8) Robert Mauzi, L’idée du bonheur dans la littérature et la pensée au XVIIIème siècle, Paris, A. Colin, 1960.
(9) Pierre Martino, L’Orient dans la littérature française, Paris, Hachette, 1906.
(10) Charles Perrault, Histoires ou contes du temps passé, Paris, Claude Barbin, 1697.
(11) Henriette-Julie de Murat, Les nouveaux contes de fée, Paris, Edition Claude Barbin, 1710.
(12) Marie-Catherine d’Aulnoy, Les contes de fée, Paris, Claude Barbin, 1698.
(13) « Voyages et Lumières dans la littérature française du XVIIIème siècle », Paris, Studies on Voltaire, LVII, 1967.
(14) Safoura Tork Ladani, L’impact des récits de voyage en Perse sur les œuvres du siècle des Lumières, Limoges, Université de Limoges, collection Tôzai, 2014.
(15) Maurice Herbette, Une ambassade persane sous Louis XIV, Paris, Perrin et compagnie, 1907.
(16) Numa Broc, La géographie des philosophes : Géographes et voyageurs français au XVIIIème, Thèse, Montpellier, 1972.
(17) Paul Hazard, La pensée européenne au XVIIIème siècle de Montesquieu à Lessing, Paris, Edition Boivin, 1946.
(18) Prosper Joylot de Crébillon, Xerxès, Paris, tragédie, 7 février 1714.
(19) Lucile Bennassar, Bartolomé Bennassar, Les Chrétiens d’Allah, Paris, Tempus Perrin, 2017.
(20) Jacques de la Forest Mouët de Bourgon, Relation de Perse, où l’on voit l’état de la Religion dans la plus grande partie de l’Orient, Angers, 1710
(21) Jonas Hanway, An historical account of the British trade over the Caspian sea : with the author’s journal of travels from England through Russia into Persia : and back through Russia, Germany and Holland. To which are added, the revolutions of Persia during the present century, with the particular history of the great usurper Nadir Kouli. Illustrated with maps and copper-plates, Londres, 1754.
(22) Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, De l’esprit des lois, Genève, Chez Barillot et fils, 1748.

Publié le 09/05/2018


Gabriel Malek est étudiant en master d’histoire transnationale entre l’ENS et l’ENC, et au sein du master d’Affaires Publiques de Sciences Po. Son mémoire d’histoire porte sur : « Comment se construit l’image de despote oriental de Nader Shah au sein des représentations européennes du XVIIIème siècle ? ».
Il est également iranisant.


 


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