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La République de Mahabad (1946-1947), une expérience fondatrice de l’identité kurde (1/2)

Par Emile Bouvier
Publié le 03/01/2020 • modifié le 01/05/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

I. L’Iran d’après-guerre, une situation propice aux proclamations d’indépendance

L’Iran compte parmi les quatre pays (avec la Turquie, l’Irak et la Syrie) abritant la plus importante population kurde du Moyen-Orient : avec une population de près de 10 millions de personnes aujourd’hui, et environ 5 millions en 1945 (2), la composante kurde était une variable socio-politique incontournable pour l’Iran.

Administrativement, le pays compte six provinces, douze sous-provinces et quinze régions. Parmi ces sous-provinces, deux portent le nom du Kurdistan : le Kurdistan nord, avec Sanandaj pour chef-lieu et le Kurdistan sud, avec pour capitale Kermanshah. Ces deux sous-provinces sont, sans surprise, peuplées à grande majorité de Kurdes. Toutefois, elles ne sont pas les seules : la sous-province de l’Azerbaïdjan occidental (dont le chef-lieu est Rezaieh), qui borde la frontière avec l’Irak, la Turquie et la République soviétique d’Azerbaïdjan, en longeant par l’ouest le lac Ourmiah, est également peuplée à majorité de Kurdes. C’est cette sous-province de l’Azerbaïdjan occidental qui sera le théâtre de l’origine et de la chute de la République de Mahabad. Les sous-provinces du Kurdistan n’essuieront, elles, qu’un impact très limité de l’épopée indépendantiste kurde au nord du pays.

Durant la Seconde Guerre mondiale, le 21 août 1941, l’équilibre géopolitique interne de l’Iran est bouleversé par l’arrivée en force des Britanniques et des Soviétiques qui envahissent le pays, malgré sa neutralité affichée, afin de sécuriser les réserves pétrolifères locales et assurer la continuité d’une ligne de ravitaillement reliant l’Union soviétique aux territoires britanniques du Moyen-Orient. Reza Shah Pahlavi, à la tête de l’Iran, abdique le 16 septembre avant d’être déporté en Afrique du Sud par la Grande-Bretagne.

Les forces britanniques occupent alors le sud du pays, où sont situées les plus substantiels gisements pétrolifères, tandis que les Soviétiques occupent le nord. Le centre du pays est quant à lui laissé à lui-même. En effet, ne présentant pas d’intérêt pour les deux Alliés, ces derniers n’ont pas jugé nécessaire d’y déployer des forces. Le système tribal local prend alors très rapidement le relais de l’autorité déchue de Téhéran : des chefs s’imposent, comme Mahmoud Khan (à la tête de la tribu de Kani-Senan) ou encore Hama Rachid Khan (leader de la tribu de Baneh).

Si la République de Mahabad n’est pas encore proclamée durant la Seconde Guerre mondiale, une certaine autonomie kurde prévaut de fait dans les territoires entourant la ville éponyme, mais aussi celle de Saqqiz ou encore de Sanandaj. A Baneh par exemple, en 1941, le chef tribal Hama Rashid Khan prend possession d’un petit territoire dès la fuite des troupes iraniennes face à l’arrivée des Soviétiques et des Britanniques. Il y régna de 1942 à 1944, avant que les Soviétiques ne le soupçonnent de travailler pour le compte des Britanniques et ne le force à fuir en Irak.

Les Azerbaïdjanais saisissent également l’opportunité du départ des troupes iraniennes : avec l’aide de l’Union soviétique, un groupe de réfugiés azerbaïdjanais communistes, mené par Seyyed Jafar Pishevari (1893-1947), fonde le 21 novembre 1945 le « Gouvernement populaire d’Azerbaïdjan » dans les sous-provinces iraniennes de l’Azerbaïdjan occidental et de l’Azerbaïdjan oriental.

Face à cette proclamation d’indépendance, et ne souhaitant pas être intégrés à une nouvelle structure politique qui ne reconnaissent toujours pas leur identité, les Kurdes déclarent à leur tour leur autonomie : le 22 janvier 1946, la République de Mahabad est officiellement proclamée, avec à sa tête le Président nouvellement désigné Qazi Mohammad, dont il sera fait mention plus loin.

II. La République de Mahabad, un régime politique opérationnel plusieurs années avant sa proclamation officielle

Comme évoqué précédemment, le vide laissé par les forces britanniques et soviétiques en territoire kurde a créé un appel d’air politique pour les chefs tribaux kurdes. Dès l’abdication du Shah en septembre 1941, des comités politiques sont établis dans chaque grande ville afin de reprendre les rênes du pouvoir. A Mahabad par exemple, un comité de Kurdes issus de la classe moyenne, soutenus par des chefs tribaux, investit les bâtiments gouvernementaux et remplace les administrateurs déchus. Un parti politique encadrant les nouveaux gouvernants, directement inspiré de son homonyme kurdo-turc de 1918, est créé : la Société pour le Renouveau du Kurdistan (KJK). Qazi Mohammad, issu d’une famille de juristes kurdes de renom, est nommé président de ce nouveau parti.

Plusieurs années avant la création de la République de Mahabad, toutes les structures politiques et gouvernementales sont donc déjà en place : il ne leur manque plus qu’un nom officiel, qui leur sera donné en janvier 1946 avec la proclamation de la république.

Forte de ces structures préétablies, la République se développe donc très rapidement. De nombreux journaux et revues kurdes, autrefois interdits, paraissent : les quotidiens « Kurdistan », « Hawar », « Agir » ou encore « Halala » (3) côtoient des revues comme « Nishtiman ». Tous ces journaux et revues sont imprimés grâce à une presse achetée à l’Union soviétique en 1945. L’URSS soutenait en effet ouvertement ce jeune Etat kurde, en qui elle voyait un nouveau proxy soviétique au Moyen-Orient. Pourtant, malgré ce soutien, qui vaudra à la République de Mahabad d’être parfois qualifiée de « pantin soviétique » (4), ce nouvel Etat est le fruit d’un élan nationaliste exclusivement kurde et ne laissera une place que très limitée au communisme (5) durant sa courte existence.

La République de Mahabad couvre un territoire tout en longueur, s’étendant du nord au sud le long de la frontière avec l’Irak, la Turquie et l’URSS, et reliait Baneh, au sud, à Maku, au nord, en passant par des grandes villes comme Mahabad mais aussi Naqadeh, Rezaieh, Shapur ou encore Qotur. Le lac Ourmiah délimitait centralement le territoire kurde sur son flanc oriental.

Quelques mois avant la création de la République, le KJK est remplacé par le PDKI (Parti démocratique du Kurdistan d’Iran), encore très actif aujourd’hui. Ce parti s’efforce d’emblée d’encadrer la population et de lui faire épouser le projet national en organisant des sections politiques consacrées aux femmes (dirigées par l’épouse de Qazi Mohammed en personne) et aux jeunes. Des écoles fleurissent à travers le territoire, à qui des ouvrages scolaires en kurde sont fournis, et le Président de la République de Mahabad inaugure symboliquement, le jour de la proclamation de la république, une école supérieure pour filles. Des hôpitaux et des dispensaires voient également le jour. De nombreux décrets viennent rapidement donner le cadre de l’action gouvernementale, tant en matière agraire que militaire, commerciale que fiscale, judiciaire que financière.

La nouvelle de l’établissement de cet Etat kurde parcourt rapidement les différentes parties du Kurdistan. Le projet national de la République de Mahabad, qui devait rester circonscrit aux seules frontières iraniennes, attire un grand nombre de ressortissants turcs, irakiens ou syriens. Mostafa Barzani, mollah et père de Massoud Barzani (6), vient prêter main-forte à ses camarades iraniens avec plus de trois mille combattants kurdes (7). Il s’impose, dès son arrivée, comme le commandant en chef des forces de la République de Mahabad.

Lire la partie 2

A lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 L’insurrection du mont Ararat (1926-1931), ou la consécration des rébellions nationalistes kurdes de l’entre-deux-guerres
 L’Iran, de la Révolution constitutionnelle au règne de Reza Shah Pahlavi (1906-1941)
 Les Barzani

Notes :
(1) Cf. William EAGLETON Jr, The Kurdish Republic of 1946, Oxford University Press, 1963, XIV, 142 pages, 3 cartes, 32 illustrations.
(2) Cf. Thomas BOIS, Mahabad, Une Ephémère République Kurde Indépendante, Société d’Etudes et de Publications ORIENT, 1964, Paris.
(3) Notons que ce magazine, pourtant créé en 1946, était exclusivement dédié aux jeunes femmes kurdes
(4) Voir à cet égard la page de l’encyclopédie britannique « Britannica » consacrée à la République de Mahabad : https://www.britannica.com/place/Mahabad
(5) Un nouveau cadastre fut par exemple établi sur le territoire kurde : durant son élaboration, le Qazi Mohammad s’opposa catégoriquement à un partage des terres comme lui susurraient certains de ses conseillers acquis au soviétisme.
(6) Président de la Région autonome du Kurdistan irakien [RAK] de 2005 à 2017 ; président actuel du Parti démocratique du Kurdistan [PDK] ; père du président actuel de la RAK Nechirvan Barzani et oncle de son Premier ministre Masrour Barzani.
(7) Au-delà de son souhait de rejoindre le projet indépendantiste de Mahabad, Mostafa Barzani cherchait également à fuir l’Irak où ses combattants étaient pris en chasse par l’aviation irakienne, équipée et formée par la Royal Air Force britannique.

Publié le 03/01/2020


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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