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Tancrède Josseran est diplômé en Histoire de Paris-IV Sorbonne et attaché de recherche à l’Institut de Stratégie Comparée (ISC).
L’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) en novembre 2002, a bouleversé le paysage social et politique turc. Sous la houlette de Tayip Erdogan, les néo-islamistes ont surmonté l’épreuve du pouvoir et sont parvenus à s’imposer comme un modèle régional crédible.
Au lendemain du 3 novembre 2012, les manchettes des quotidiens turcs titraient en gras : « AK Parti ve Anadolu devremi » (L’AKP et la révolution anatolienne) [i]. Dix ans auparavant, la formation islamiste remportait les élections générales, balayant du même coup une classe politique usée par les scandales à répétition.
Le terme de révolution anatolienne n’est pas neutre. Il renvoie aux électeurs de l’AKP. Une Anatolie profonde, celle des Turcs noirs, humbles, croyants et conservateurs, victimes du dédain des élites occidentalisées. Le succès de l’AKP est également celui d’un aggiornamento. Sur les décombres de l’islam politique traditionnel et de ses velléités nihilistes, les néo-islamistes turcs ont construit une synthèse originale alliant conservatisme moral, économie de marché et démocratie.
Sous la République l’Anatolie. En Turquie, les élites au pouvoir depuis la proclamation de la République en 1923, sont le fruit d’un processus révolutionnaire, non le produit d’un consensus global de la société.
La laïcité est la clef de voute de l’édifice républicain. Elle est la religion civique de l’Etat exerçant une fonction intégratrice et coercitive, en vue d’accoucher d’un homme nouveau : progressiste, volontariste, héroïque [1].
Les six principes ou six flèches du kémalisme (Alti Ock) (nationalisme, populisme, laïcité, étatisme, république et révolution) scandent les étapes nécessaires à cette régénération anthropologique.
La volonté kémaliste à vouloir contrôler le fait religieux et le corps social trouve son origine dans la conscience qu’ont les élites républicaines des lacunes du processus de modernisation autoritaire. Enfermés dans leurs bastions urbains d’Istanbul et d’Ankara, confinés sur les pourtours de la côte égéenne, ces Turcs blancs souvent originaires des Balkans, se sentent vulnérables. Mécaniquement, la loi du nombre est celle de la majorité silencieuse donc de la réaction [2].
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la donne évolue. La démocratisation exigée par les Anglo-saxons en échange d’une protection contre « l’ogre » soviétique, légitime les aspirations des franges les plus conservatrices de la population. Mais l’armée, gardienne de l’héritage kémaliste, pose des lignes rouges à ne franchir sous aucun prétexte. Les coups de force (1960, 1971, 1980, 1997) sont autant de tentatives de restauration de l’autorité étatique menacée par l’hydre à trois têtes : réaction, séparatisme, gauchisme [3].
A partir des années 80, la Turquie s’ouvre sur le monde. Brutalement, l’échelle nationale se trouve écrasée entre le local et le global. La mondialisation et son cortège de déréglementation, le processus d’adhésion à l’Union européenne désarticulent l’armature de l’Etat jacobin. Les élites laïques accrochées aux rentes du secteur public peinent à s’adapter ; l’armée voit ses prérogatives érodées par les directives de Bruxelles et les critères de Copenhague sur les Droits de l’Homme. Dans ce contexte d’effritement de l’Etat-nation et de son ciment laïc, émergent de nouvelles élites pieuses, parfaitement coulées dans la mondialisation. L’AKP est aujourd’hui l’expression politique du retour de ce pays réel brimé par 80 ans d’autoritarisme républicain.
La synthèse turco-ottomane. Dans un pays à 99% musulman où la pratique religieuse est massive, la culture nationale prend la forme de l’Islam. La restauration d’un lien national fort est vitale pour l’AKP. Elle est l’unique moyen de mettre un terme aux affrontements politiques, de calmer les ardeurs de la jeunesse, d’intégrer les masses laborieuses issues de l’exode rural, de contenir les revendications kurdes.
Rejeté comme cosmopolite, rétrograde, obscurantiste, par Mustapha Kemal, le passé ottoman a de nouveau le droit de citer. A la télévision, la série Muhtesem yüzyil, (Le siècle magnifique) à la gloire de Soliman le Magnifique, pulvérise les audiences [i]. En filigrane, elle colporte nombre de messages subliminaux. Plus précisément l’accent est mis sur la nécessité d’un exécutif fort, pieux et juste. Dans la même veine, le massacre des Janissaires après une énième révolte, renvoie au duel AKP-Etat major et à l’élimination définitive des porteurs d’épaulette de la scène politique. Cet aller retour constant entre passé et présent s’accompagne parfois d’un zeste de postmodernité. En témoigne la mise sur le marché d’une nouvelle marque de moto, appelé Kanun, du surnom de Soliman, le législateur… [4]].
De la laïcité autoritaire à la laïcité positive. En réalité, la séparation entre la mosquée et l’Etat en Turquie n’existe pas. Dans le cadre d’une laïcité concordataire, l’islam sunnite hanafite est la seule religion reconnue. Les desservants du culte dépendent de l’Etat et chaque vendredi le prêche est prononcé au nom de la République.
La direction des Affaires religieuses (Diyanet) assure « la solidarité nationale et l’intégrité de la communauté nationale » (article 136 de la constitution).
En croissance constante, les effectifs de ce ministère absorbent un budget annuel de 2 milliards de dollars. En outre, depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir, le Diyanet est passé du rôle d’organisateur à celui de prescripteur de la vie religieuse. Ainsi, en Janvier 2008, le Président du Diyanet, Ali Bardakoglu, a déclaré que le port du voile est une obligation qui « incombait à toutes les femmes musulmanes [5] ».
La réintégration de normes islamiques dans la vie quotidienne est visible avec l’augmentation du nombre de femmes voilées. Entre 2003 et 2007, la proportion portant le voile intégrale (à ne pas confondre avec le simple fichu) est passé de 4% à 19% [6]. Dans la même période, la part de femmes mariées voilées atteint les 75%. Cette évolution remet en cause le féminisme d’Etat, pierre angulaire du kémalisme. Si la personnalité juridique de la femme n’est pas affectée, sa promotion n’est plus automatiquement assurée. En témoigne la baisse drastique des effectifs dans la fonction publique. Il n’y a pas une seule femme parmi les 81 préfets de région, seulement 15 sur les 900 secrétaires de district [7].
L’exigence éthique justifiée au nom de la majorité morale qu’incarnent les islamistes, se vérifie dans la prohibition de tout ce qui est contraire à la culture dominante. Cette pression sociale ou « pression de quartier » (mahalle baskisi), pour reprendre l’expression du sociologue Serif Mardin, est particulièrement forte dans les villes d’Anatolie centrale. La vente et la production d’alcool sont grevées de lourde taxe. Les licences sont délivrées au compte goutte. Les établissements sont regroupés dans des zones rouges. Sur les lieux de travail, les démonstrations de piété sont fréquentes, surtout en période de ramadan. Le gouvernement tient compte, dans la sélection des appels d’offres, du degré de piété des hommes d’affaires [8]
Le rôle des écoles Imam-Hatip, dans ce retour au sacré, est décisif. La majorité des cadres des partis islamistes et de l’AKP sont diplômés des IHL.
A l’origine, ces écoles devaient permettre la formation d’un clergé musulman progressiste, loyal envers l’Etat. Progressivement, cette vocation première s’est trouvée dévoyée. Sous la pression des familles rurales, conservatrices, ces écoles se sont muées en système éducatif parallèle. Après le bac, les diplômés des IHL sont autorisés à poursuivre leurs études supérieures en dehors des facultés de théologie. Conscient des enjeux, Tayip Erdogan affirme régulièrement son souhait de former « Une jeunesse pieuse ». Depuis 2012, une épreuve de culture religieuse a été ajoutée au baccalauréat [i].
Lorsque l’on examine la trajectoire des cadres économiques et politiques des néo-islamistes turcs, un profil revient avec insistance : celui de l’ingénieur. Souvent issu d’Anatolie centrale, il a étudié dans un IHL avant de partir à l’étranger.
Ces nouvelles élites ont joué un rôle déterminant dans l’ouverture de la Turquie à la mondialisation et au libre échangisme. Leur approche scientifique et mathématique des problèmes contemporains les a dégagé de la rhétorique incantatoire. La science est neutre, il s’agit donc de la faire sienne. L’Occident est un partenaire et un concurrent auquel il faut se confronter dans l’arène de l’économie planétaire. L’un d’entre eux explique : « La civilisation occidentale repose sur plusieurs présupposés. Le plus important est exprimé par Dostoïevski dans les Frères Karamazov :’Si Dieu n’existe pas tout est donc permis ‘. Depuis le siècle des Lumières, l’être humain ne tient pour vrai que la réalité découlant des cinq sens. Une autre de ces conceptions renvoie à la toute-puissance du libre arbitre individuel, du libéralisme, du laissez-faire, laissez-passer. En définitive, le consumérisme exacerbé est la finalité de ces sociétés ; consommer davantage pour accéder à la félicité. L’alternative à une telle civilisation matérialiste se trouve dans l’islam [9] ».
Pour cette nouvelle élite, l’homo islamicus associe nécessairement valeurs traditionnelles, pragmatisme, compétitivité, volonté d’insertion dans un monde fonctionnant en réseau.
La revanche du pays réel. Ce sont dans les règles de l’économie de marché que les élites islamistes ont puisé le ressort principal de leur dynamisme. La mondialisation, le retrait de l’Etat, le développement de l’éducation et de l’urbanisation forment le terreau sur lequel prospèrent ces nouveaux acteurs. Les confréries soufies et les organisations islamistes ont fait éclore une société civile religieuse qui supplante en quantité et en qualité les institutions souvent fragiles de la société laïque. A travers des réseaux sociaux protéiformes, ils pallient aux carences sociales, éducatives, économiques de l’Etat républicain et reconstruisent la société en fonction de leur vision du monde [10].
Ce processus débute à la veille du coup d’état militaire de 1980. Au bord de la banqueroute, le gouvernement turc accepte la mise en place d’un « programme de stabilisation et d’ajustement structurel » en échange de l’octroi par le FMI d’argent frais. Le programme est ambitieux. Il tourne radicalement le dos à l’autarcie kémaliste. La stratégie d’industrialisation par substitution des exportations est abandonnée au profit d’une politique résolument tournée vers l’exportation. Une fois au pouvoir, les militaires éliminent brutalement le syndicalisme. Les salaires sont gelés, les barrières douanières levées, les prix libéralisés. Cette rupture brutale entraîne une réorganisation totale des rapports entre Etat et société, société et économie. Les énergies libérées dans l’économie trouvent un exutoire dans l’espace politique avec la montée des partis islamo-conservateurs. Libéralisme économique et politique s’appuient mutuellement dans la contestation de l’establishment militaro-laïc englué dans le statu quo et l’affairisme.
Les victoires de l’AKP en 2002 (34%), 2007 (47%) et 2011 (50%) révèlent le vote sanction d’une population turque exaspérée par les scandales politico-financiers à répétition d’une élite occidentalisée coupée du pays. Profitant de l’effondrement des partis de centre-droit qui avaient fixé des années 1950 à 2000 l’électorat conservateur et musulman, c’est toute la droite turque qui se retrouve rassemblée sous la baguette de l’AKP [11].
Rejetant l’opposition frontale, Erdogan opte pour une ligne réformiste d’apaisement, il élude du programme les aspects les plus polémiques. Refusant le qualificatif d’islamiste, il définit son mouvement comme fondé sur une approche « démocrate et conservatrice » [12]. Le parti prône l’intégration à l’Union européenne, l’économie de marché et la défense des valeurs traditionnelles, synonyme habile pour désigner l’islam [13].
Le recours à des intermédiaires choisis en dehors de la mouvance islamiste, patronat occidentalisé, intellectuels libéraux, Etats-Unis, Union européenne, explique la réussite de Tayip Erdogan. A cela s’ajoute la bonne tenue de l’économie turque. En une décennie, le PIB par habitant a triplé (3 000 dollars en 2002-10 000 dollars en 2012).
L’éthique islamique du capitalisme. Simultanément, les nouvelles élites anatoliennes fondent leur propre association patronale : le MÜSIAD (Müstakil Sanayici ve Isadamlari Dernegi-Association indépendante des hommes d’affaires et des industriels). Celle-ci rassemble 3 000 membres représentant quelques 10 000 entreprises situées en général au cœur du plateau anatolien (le triangle Adana-Kayseri-Konya).
Kombassan est le symbole emblématique de cette réussite. L’entreprise est fondée à la fin des années quatre-vingt par un instituteur de Konya, Hasim Bayram. Originaire d’une famille de paysans démunis, le jeune Bayram connaît la misère et la privation. Méfiante envers une école publique encore trop entachée d’esprit moderniste, sa famille l’envoie étudier dans une école imam hatip. Remarqué par ces maîtres, il fait des études supérieures de chimie et gravit rapidement les échelons de l’université en tant que maître de conférence. Mais sa carrière est brisée par le coup d’Etat militaire de 1980. L’armée épure les milieux universitaires et ses idées islamistes lui valent une mise à l’écart. Au chômage, Bayram gagne chichement sa vie en donnant des cours dans une dersane - un cour privé du soir qui prépare aux concours d’entrées universitaires. En 1988, il crée Kombassan.
Spécialisé à l’origine dans la papeterie, l’entreprise essaime rapidement dans le tourisme, la finance, les transports. Avec 60 usines et environ 100 filiales, elle emploie 30 000 personnes. Hors de la Turquie, Kombassan a investi dans les Balkans, aux Etats-Unis et en Asie Centrale. Aucun des actionnaires ne possède plus de 1% du capital. La principale source d’investissement repose sur les bas de laine des familles dévotes. Celles-ci thésaurisent sous la forme de bijoux en or leurs avoirs. Toute l’astuce de Bayram consiste à avoir su capter ce capital vert en donnant à ces investissements un vernis moral. Concrètement, cela peut se traduire par le refus d’investir dans des secteurs d’activité incompatibles avec l’Islam (jeu, pornographie) ou par des facilités accordées à des fondations charitables. L’autre source majeure d’investissement provient de l’épargne des travailleurs turcs vivant en Allemagne. Ces fonds transitent par un réseau complexe de fondations écrans étroitement imbriquées aux confréries religieuses [14].
Le MÜSIAD s’appuie sur une éthique religieuse et productiviste. Lorsque le croyant s’enrichit, c’est toute la communauté qui en bénéficie. L’Islam est à la fois l’enseigne de ralliement de l’homme d’affaire pieux, un moyen de créer un segment de marché élargissable à l’infini et un antidote aux revendications des syndicats athées. Le travail et l’échange sont parties intégrantes de la satisfaction des besoins de l’être humain et par conséquent de l’ordre du monde voulu par Dieu.
Les membres du MÜSIAD sont d’ardents zélateurs du démantèlement de l’Etat-baba (papa). La privatisation des entreprises publiques est l’occasion non seulement de décharger l’Etat du fardeau d’entreprises improductives mais aussi d’éradiquer une fois pour toute ces élites laïques étrangères au génie national, responsables d’avoir crée, entretenu une économie statique et dépassée. Durant des décennies, la bourgeoisie kémaliste à l’abri du glaive de l’armée a vécu une existence rentière, s’arrogeant des monopoles sur des pans entiers de l’économie protégée par des barrières douanières prohibitives.
En d’autres termes, la promotion de l’économie de marché par l’AKP n’est pas seulement un discours dicté par la conjoncture mais une véritable arme de guerre contre l’Etat républicain.
Dans la lignée d’Hayek et de Burke, l’AKP conçoit les libertés traditionnelles comme partie inhérente de l’ordre social.
Un Islam social. La contrepartie de l’effervescence capitaliste des années 80-90 est une réaction morale quant à la place de l’argent. Beaucoup rejoignent les confréries religieuses afin de compléter leur investissement professionnel par un engagement éthique qui puisse être utile aux plus démunis.
Dans ce processus, les ordres soufis ont fonctionné comme des réseaux informels. La croissance économique des années 1980 transforme les classiques réseaux religieux en un instrument de mobilité sociale. En dehors des instances gouvernementales, c’est une véritable alter-société qui se met en place. L’islam social contourne la laïcité et libère l’expression publique de convictions qui jusqu’alors restaient confinées dans la sphère privée. Les fondations religieuses investissent les domaines profanes. Grâce à l’apport en capital de la bourgeoisie islamiste, des maisons d’édition sont créées, des journaux édités, des chaînes de TV et de radio voient le jour. Situés hors de la tutelle étatique, ces médias permettent l’éclosion d’une véritable contre-culture de masse. De proche en proche, les modes de vie et de pensée se modifient et c’est toute la société qui, au final, se reconstruit sur des valeurs religieuses.
Suivant cette logique, communauté et individu s’alimentent mutuellement. Avec l’effacement de l’Etat-providence au profit d’un Etat de charité, les confréries religieuses seules à disposer de moyens conséquents prennent le relais du secteur public défaillant, dans les domaines de l’éducation, de la santé. Ainsi, les montants des chèques-santé financés par l’AKP dépensés dans les hôpitaux privés sont passés de 14% à 40% entre 2002 et 2010 [15]. Dans l’enseignement, la même logique est à l’œuvre avec l’octroi de bons de scolarité.
Repenser l’empire. Le néo-ottomanisme remonte au XIXe siècle. Il puise ses racines dans une mouvance intellectuelle libéral-conservatrice, favorable à une modernisation de l’empire mais résolument critique quant à une imitation trop symétrique de l’Occident.
L’école néo-ottomane contemporaine désigne à l’origine un groupe de personnalités issues de la mouvance religieuse et nationale-libérale gravitant autour de Turgut Özal, Président de la République dans les années 80-90. Le bilan du kémalisme les laisse de marbre. La Turquie républicaine, par la brutalité de ses réformes, s’est selon eux, coupée de son environnement originel. Depuis lors, elle souffre d’une véritable « lobotomie » culturelle. Empire cosmopolite, l’Etat ottoman a su maintenir, vaille que vaille, une certaine harmonie entre ces composantes. L’islam doit retrouver sa vocation première, celle d’une grammaire commune non seulement aux populations formant le creuset anatolien mais aux peuples voisins partageant la foi du Prophète.
Toutefois, à la différence des cercles islamo-nationalistes classiques, l’école ottomane ne rejette nullement l’ouverture vers l’Occident. La Turquie doit selon eux défendre ses intérêts, ceux des pays musulmans, mais éviter une rhétorique agressive et en définitive stérile à la manière de l’Iran [16]. A cette condition, elle pourra prétendre au rang qui lui revient. Plutôt que d’être l’éternel flanc de l’alliance atlantique et du monde occidental, la Turquie à tout intérêt à élargir son agenda stratégique et à diversifier ses relations. Ainsi, poursuivent disciples de l’école néo-ottomane, elle n’apparaîtra plus comme le « fourrier de l’impérialisme occidental » mais comme un intermédiaire obligé dans la résolution des conflits qui ensanglantent la région [17].
Atatürk voulait encrer la République à l’Ouest tout en revendiquant l’héritage turcique des steppes de l’Est. A un axe Est-0uest autarcique, se substitue un axe global Nord-Sud. D’Etat périphérique à l’époque de la Guerre froide, la Turquie passe au stade d’Etat pivot. La ligne d’horizon visée est celle de la puissance globale.
Profondeur stratégique. La profondeur stratégique est triple. Elle est culturelle, géographique, historique. A l’image des grandes puissances et de leurs anciens espaces coloniaux, la Turquie peut légitimement prétendre à sa propre zone d’influence.
Ahmet Davutoglu, actuel ministre des Affaires étrangères et principal théoricien de la mouvance néo-ottomane remarque : « Des pays comme la Chine, la Turquie, le Japon se rattachent à une longue mémoire. L’espace et le temps en ont gardé l’empreinte. Encore aujourd’hui ce passé prestigieux est une invitation pour ces peuples à trouver dans leurs propres traditions la force nécessaire pour relever les grands défis contemporains [18] ».
Dans son ouvrage fondamental, Strategik Derinlik, (La profondeur stratégique), il insiste sur la notion de puissance civilisationelle. Les civilisations islamiques, indiennes, confucéennes ont autant le droit d’affirmer leur spécificité que l’Occident.
La faute d’Ankara est, selon lui, d’avoir fait de l’islam le miroir négatif d’un idéal de civilisation. En se repliant sur le bastion anatolien et en privilégiant la défense du pré carré à tout craint, la Turquie a progressivement fait contre elle l’unanimité de ses voisins (axe gréco-syro-irano-arménien). Dans l’esprit de Ahmet Davutoglu, il faut pour sortir de cet isolement renouer des relations apaisées. L’islam et le souvenir d’une histoire partagée sont les leviers d’Archimède de cette politique.
Toutefois, ce grand dessein s’est fracassé à partir de la crise syrienne sur ses contradictions. Cruel dilemme, Ankara a dû trancher entre la diplomatie du bon voisinage et la fidélité envers ses alliés traditionnels. Dès lors, brisant le verni de multipolarité qu’avait patiemment construit Ahmet Davutoglu, la Turquie s’est retrouvée rejetée dans le camp occidental à la tête d’un bloc sunnite croisant le fer avec un axe chiite (Syrie-Irak-Iran) soutenu par les puissances émergentes (Russie, Chine).
La fin de l’amnésie. A l’image de sa politique intérieure, les orientations étrangères de l’AKP marquent une rupture avec la doxa kémaliste.
Pour la première fois, la totalité des fonctions exécutives, judiciaires et législatives sont passées dans les mains d’hommes étrangers aux élites bureaucratiques et militaires en place depuis 1923. Le tournant autoritaire opéré par l’AKP est en somme logique. Après avoir combattu le système, le parti islamiste est devenu à son tour l’establishment. D’ou son raidissement sur la question kurde et sa volonté de ménager une armée désormais soumise.
Dans son roman Une vie nouvelle, paru dans les années 90, Orhan Pamuk raconte l’histoire d’un étudiant appelé Osman (nom éponyme du fondateur de la dynastie ottomane). Il abandonne ses études, sa famille pour une vie errante en quête d’absolu. Le jeune homme élit domicile dans les gares routières des bourgades d’Anatolie profonde, montant ou descendant au hasard des destinations. Il rencontre des vagabonds, des paysans sans terre, des gens simples, fidèles à la statue d’Atatürk du square municipale et à la prière du vendredi dans la mosquée au coin de la rue. A la fin du périple dans une ville sans nom, un marchand ambulant lui offre une sucrerie avec un papier contenant un aphorisme sur le monde : « Aujourd’hui nous avons tout perdu ». Le marchand explique : « L’Occident nous a englouti, foulant au pied notre passé. Ils nous ont envahi, annihilés. Mais un jour, un jour peut-être dans 10 000 ans, nous prendront notre revanche, nous mettrons fin à cette conspiration, nous retrouverons notre âme. Maintenant part au loin, mange et cesse de pleurer ! [19] »
Tancrède Josseran
Tancrède Josseran est diplômé en Histoire de Paris-IV Sorbonne et attaché de recherche à l’Institut de Stratégie Comparée (ISC).
Spécialiste de la Turquie, il est auteur de « La Nouvelle puissance turque…L’adieu à Mustapha Kemal », Paris, éd, Ellipses, 2010. Il a reçu pour cet ouvrage le prix Anteois du festival de géopolitique et de géoéconomie de Grenoble.
Notes
[i] Yörem Güncel Gazetesi, 3 novembre 2012, Orhan Kaplan, « AK parti ve Anadolu devrimi »,[L’AKP et la révolution anatolienne].
[1] Suat Ilhan, Evrimlesen türk devremi, [L’évolution de la Révolution turque], Atatürk Arastirma Merkezi, Ankara, 2008, p.31-72.
[2] Erik J.Zürcher, Turkey a modern history, I.B. Tauris, Londres, 2010. pp.166-206.
[3] Gareth Jenkins, Context and circumstance : The turkish military and politics, The international Institute for Strategic Studies, New York, 2001.
[i] Habertürk.com, 5 octobre 2011, « Muhtesem yüzyil 22 ülkeyi fethetti », [ Le siècle magnifique triomphe dans 22 pays].
[4] Yeni Safak, 24 mai 2010, Kubra Sönmezisik, « Kanun’in tasarimciligi tamamen duygusal », [Le désigne émotionnel de la Kanun
[5] Gazetehayat.com, 21 février 2008, « Ali Bardakoglu, son noktayi Koydu », [ Ali Bardakoglu pose un point final].
[6] Zeyno Baran, Torn country, Hoover Institution Press, Standford, 2011.p. 90.
[7] Ibid.p. 92.
[8] Binnaz Toprak, Being different in Turkey, Research report on neighbourhood pressure, Bogazci Üniversitesi, 147 p. (librement téléchargeable sur le site de l’Open Society Foundation, à l’adresse suivante www.aciktoplumvakfi.org.tr/pdf/tr_farkli_olmak.pdf.
[i] Hürriyet, 18 décembre 2012, Nuran Çakmakçi, « YGS’de din sorusu » [La question de religion au YGS].
[9] Yildiz Atasoy, Turkey, islamists and Democracy, I.B. Tauris, Londres, 2006. p. 165.
[10] Hakan Yavuz, Islamic political identity in Turkey, Oxford University Press, New York, 2003, p. 81-101.
[11] Ali Carkoglu and Ersin Kalaycioglu, The rising tide of Conservatism in Turkey, Palagrave Macmillan, New York, 2009.
[12] Hakan Yavuz, Secularism and muslim democracy in Turkey, Cambridge Press University Press, New York, 2009.
[13] Dr. Yalçin Akdogan, AK Parti ve Muhafazakâr Demokrasi, [L’AKP et la démocratie conservatrice], Alfa, Istanbul, 2004 ; voir également, Mehmet Bekaroglu, ‘Adil düzen’den ‘Dünya gerçekleri’’ne siyasetin sonu, [De l’ordre juste à l’adaptation au monde, la fin de la politique], Elips, Ankara, 2007.
[14] Op.cit.(12). p. 155-156.
[15] Mustafa Sen, « Transformation of turkish islamism and the rise of the justice and development party », in Birol Yesilada and Barry Rubin, in Islamization of Turkey under the AKP rule, Routledge, New York, 2011, p. 73.
[16] Gürkan Zengin, Hoca türk dis politikasi ‘nda ‘Davutoglu etkisi’, [Le maître, l’effet Davutoglu sur la politique étrangère turque], Inkilap, Istanbul, 2010, p. 253-263.
[17] Ahmet Davutoglu, Küresel bunalim, [La crise globale], Küre, Istanbul, 2011, p. 197-207.
[18] Ahmet Davutoglu, Stratejik Derinlik, [Profondeur stratégique], Küre, Istanbul, 2008, p. 495.
[19] Orhan Pamuk, Une vie nouvelle, Folio, Gaillimard, Paris, 1994, p. 260.
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