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La Shu‘ubiya en Iran : la résistance à l’arabisation au Moyen Âge

Par Tatiana Pignon
Publié le 20/02/2014 • modifié le 06/03/2018 • Durée de lecture : 6 minutes

IRAN, Tehran : Picture taken at Iran’s new national library 08 March 2005 shows the Book of Kings, known in Farsi as Shahnameh, written by the Persian epic poet Ferdowsi 400 years ago. The new building of Iran’s National Library, where the book is exhibited, was inaugurated by the Iranian President Mohammad Khatmi on March 01. Nearly 17,000 old books and munuscripts are available at the Iranian national library.

AFP PHOTO/ATTA KENARE

Les origines de la Shu‘ubiya : l’arabisation du Moyen-Orient depuis les débuts de l’islam

Les conquêtes musulmanes, aux VIIe et VIIIe siècle, ont abouti à la formation d’un vaste Empire de l’Islam, sous l’autorité du calife umayyade, puis abbasside à partir de 750. Dès la mort du Prophète Mahomet, en 632, les chefs de l’Umma avaient développé une théorie du califat qui donnait la prééminence aux Arabes, et plus particulièrement aux Arabes qurayshites, ceux qui appartenaient à la même tribu que le Prophète lui-même ; avec les conquêtes, notamment de territoires non arabes qui s’islamisent au contact de leurs vainqueurs – comme la Perse –, cette théorie de la supériorité arabe se renforce. Les arguments sont multiples : le Prophète choisi par Dieu était arabe, le Coran est écrit en arabe, le lieu de naissance de l’islam est l’Arabie. À l’époque abbasside, à partir du VIIIe siècle, l’expansion territoriale fait place à une expansion culturelle et religieuse : les symboles du califat, notamment, se diffusent de plus en plus afin de renforcer l’unité de l’Empire islamique. Parmi eux, la monnaie et la langue sont les plus importants. C’est ainsi que l’ensemble du Moyen-Orient, région où se côtoient des langues et des cultures très diverses, s’arabise peu à peu : en plus d’être la langue de l’islam, l’arabe devient la langue de l’administration et de l’armée, et s’affirme peu à peu comme principale langue vernaculaire.

Cette arabisation ne peut se faire qu’au détriment des langues dialectales et des systèmes culturels déjà existants dans les pays conquis. Si, la plupart du temps, elle a lieu de manière progressive et sans rencontrer de problèmes majeurs, l’arabisation des territoires islamiques se heurte en Perse à une civilisation construite, ancienne, indépendante et non-arabe, qui adopte l’islam sans grande difficulté mais va réagir violemment à la domination arabe. C’est la raison d’être de la Shu‘ubiya, ce mouvement de résistance à l’arabisation qui vise à préserver la culture iranienne préexistante. Du point de vue théorique, ce mouvement de résistance s’accompagne d’une contestation de la supériorité arabe en islam [1] et se fonde notamment sur un verset célèbre du Coran qui dit que l’humanité a été partagée en peuples (« shu‘ub ») et en tribus (« qabâ’il ») : le terme de « tribus » est compris comme faisant référence aux tribus arabes, tandis que le mot de « peuple » désignerait les populations non-arabes, les « ’ajamî », ceux qui ne parlent pas l’arabe. Cette distinction est à l’origine du terme « Shu‘ubiya », le mouvement des peuples non-arabes contre la domination arabe.

La Shu‘ubiya en pratique

La Shu‘ubiya se traduit dans les faits non pas par un rejet total de l’apport des conquêtes arabes – puisque la religion musulmane, notamment, est adoptée et remplace progressivement le zoroastrisme, de même que des habitudes culturelles comme la vie urbaine – mais par une volonté de préservation de la culture iranienne, qui passe d’abord par l’attachement à la langue persane. Lors de la réforme linguistique lancée par Al-Hajjâj ibn Yûsuf (661-714), un administrateur très influent sous le califat umayyade, le persan (fârsi) est l’une des rares langues non-arabes à ne pas disparaître, même si les caractères arabes sont adoptés pour son écriture. Cette adaptation de la langue permettra dans les siècles suivants à la Perse d’exercer une forte influence culturelle sur ses conquérants arabes. Exclus du pouvoir politique par le système tribal arabe, qui fonctionne sur la base familiale, les Persans vont en effet trouver dans le domaine des arts et des lettres un moyen non seulement de préserver leur identité culturelle propre – qui se modifie encore au contact de l’islam, mais conserve les références à l’histoire iranienne, notamment aux Sassanides – mais aussi de participer à la formation de l’identité islamique, d’autant plus que le califat abbasside se montre moins arabo-centré que le système umayyade, et permet la présence de Persans à la cour. C’est ainsi que les plus grands lettrés de l’Empire abbasside sont des Persans : c’est le cas par exemple d’Abû Rayhân al-Bîrûnî (973-1048), l’un des plus grands érudits du monde islamique, à la fois physicien, scientifique, mathématicien, astronome, historien et linguiste, et qui écrit tantôt en arabe, tantôt en persan. Grâce à l’influence des intellectuels persans au sein du califat abbasside, la langue iranienne continue d’être largement utilisée à la fois comme langue vernaculaire et comme langue d’érudition. De plus, la réaction face à l’oppression arabe entraîne un renouveau de la littérature persane elle-même, avec notamment l’apparition de nouvelles formes de poésie, dont le poète Rûdaki (858-941) est le plus éminent représentant : aujourd’hui encore, il est considéré comme l’un des fondateurs de la littérature iranienne.

Ce renouveau est permis et encouragé par la mise en place en Iran de la dynastie des Samanides, administrateurs natifs de Perse et récompensés pour leur fidélité au calife abbasside par les provinces iraniennes, qui seront donc à partir de 819 gérées de manière semi-autonome. La brillante cour samanide, basée à Bukhara, attire les plus grands lettrés de l’époque, comme Rûdaki ou Avicenne, et joue le rôle de mécène pour favoriser le développement d’une littérature, d’une philosophie et d’une médecine persanes, ainsi que des arts. Quoique théoriquement soumis au califat abbasside de Bagdad, les Samanides affirment l’importance de la langue persane comme langue officielle et insistent sur le fait que les terres de Perse doivent être dirigées par des rois persans, à leur image ; ils réactivent également des traditions héritées de l’Empire sassanide, notamment certaines fêtes. C’est sous leur règne qu’est composée l’une des œuvres majeures de la littérature persane, le Shahnahmeh ou Livre des Rois, épopée nationale en vers rédigée par le poète Ferdowsî entre la fin du Xe et le début du XIe siècle. Les IXe et Xe siècles sont donc une période faste pour la culture persane, qui brille dans tous les domaines ; c’est aussi le moment où, avec le renouveau littéraire et philosophique, les références à l’islam sont assimilées et se fondent avec les autres références de la culture persane pour forger l’identité islamique iranienne. L’Iran occupe donc bien, déjà, une place à part au sein du monde islamique ; sa relative indépendance politique ne sera plus remise en question, et ira s’accentuant dans les siècles suivants. Aux Samanides succéderont les Ghaznévides, issus d’un clan d’esclaves turcs au service des Samanides qui se révolta contre eux ; mais leur origine non-persane ne les empêcha pas de promouvoir également activement la langue et la culture persane.

Postérité de la Shu‘ubiya

Les conséquences directes du mouvement de la Shu‘ubiya sont d’une importance capitale : il s’agit ni plus ni moins que du maintien d’une culture toute entière, qui se reconfigure partiellement au contact de l’islam et du monde arabe, mais parvient à ne pas disparaître, et occupe une place à part dans le monde islamique puisqu’elle n’est pas arabe. Le mouvement de renouveau culturel et d’affirmation de l’identité iranienne a également permis le développement d’une littérature brillante et extrêmement riche, ainsi que des sciences. Enfin, cette identité spécifique est l’un des facteurs d’explication de la mise en place du chiisme, au début du XVIe siècle, sous la dynastie safavide fondée par Ismaïl Ier : rendue obligatoire, la conversion du sunnisme au chiisme rencontre un succès foudroyant, non seulement à cause de la contrainte exercée par le pouvoir safavide, mais aussi en raison de la culture iranienne qui, notamment, avait toujours comporté un respect particulier pour la famille du Prophète Mahomet ; de plus, du fait de son indépendance relative, l’Iran n’avait pas un rapport aussi étroit avec le califat sunnite que les autres régions du Moyen-Orient. La Shu‘ubiya des IXe-Xe siècles joue donc un rôle déterminant dans l’histoire de l’Iran, du point de vue identitaire mais aussi politique et religieux.

Le mouvement de la Shu‘ubiya a également connu une postérité importante, sur le plan théorique, à travers ce qu’on a appelé la « Néo-Shu‘ubiya ». Forgé en 1972 par l’universitaire néerlandais Leonard C. Biegel dans son livre Minorities in the Middle East : Their significance as political factor in the Arab world à partir d’un article rédigé en 1966 par Sami Hanna et G. H. Gardner dans le Middle East Journal, et intitulé « Al-Shu‘ubiyah Updated », ce concept désigne les tentatives nationalistes opposées au panarabisme, au XXe siècle. Reprenant le sens littéral de « mouvement des peuples », il peut désigner des mouvements non musulmans, comme le nationalisme kurde dont la première revendication est le droit à un État souverain. Dans l’Irak de Saddam Hussein, le terme était également utilisé contre les chiites irakiens ; la Shu‘ubiya étant perçue par Saddam Hussein comme un mouvement de révolte infondé contre la domination arabe, l’accusation de dissidence shu‘ubi pouvait être portée contre les chiites, à qui l’on reprochait de ne pas pratiquer l’islam authentique mais une version de l’islam dénaturée par les Persans, ce qui reviendrait à peu de chose près à trahir leur propre identité arabe.

Bibliographie :
 Christian Bromberger, article « Iran, société et cultures », Encyclopédie Universalis.
 Bernard Lewis, Histoire du Moyen-Orient – 2000 ans d’histoire de la naissance du christianisme à nos jours, Paris, Albin Michel, 1997, 482 pages.
 Roy P. Mottahedeh, « The Shu’ubiyah Controversy and the Social History of Early Islamic Iran », International Journal of Middle East Studies, Vol. 7, No. 2 (Apr., 1976), pp. 161–182.
 Jean-Paul Roux, Histoire de l’Iran et des Iraniens – Des origines à nos jours, Paris, Fayard, 2006, 521 pages.

Publié le 20/02/2014


Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.


 


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