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« Turquie : vers un retour des pogroms anti-Alévis ? » : en novembre 2019, le site d’informations Atlantico titrait ainsi l’un de ses articles [1], dans lequel la situation des Alévis en Turquie faisait l’objet d’un exposé détaillé. De fait, les Alévis apparaissent, aux côtés des Kurdes, comme l’une des minorités subissant en Turquie les discriminations les plus médiatisées - et, partant, les plus connus. Si la position victimaire des Alévis est quasi-systématiquement soulignée par les différents médias traitant du sujet, ces derniers s’interrogent rarement sur l’activisme politique des Alévis et leurs positions vis-à-vis des enjeux identitaires et politiques en Turquie.
L’histoire des Alévis en la matière est pourtant riche et accompagne différents courants politiques ayant durablement marqué la Turquie, à l’instar des mouvements révolutionnaires des années 1970-1980.
Le but de cet article consistera donc à étudier la politisation des Alévis et de l’alévisme, de la fondation de la république turque à nos jours. Pour cela, après avoir présenté brièvement les Alévis (première partie), l’étude de la création des revendications communautaires et de leur redéfinition sera privilégiée dans la mesure où elles ont été affectées par les évolutions de la politisation des Alévis, à la fois comme communauté et comme individus. L’interaction entre la communauté alévie et la république turque sera ainsi analysée pour comprendre comment une fraction significative de la population, qui s’est vue niée ses droits et son existence par la république naissante, est aujourd’hui devenue une ardente défenseure du républicanisme (deuxième partie). Ensuite, seront examinés les liens entre les Alévis et l’idéologie d’extrême-gauche, et notamment la création du puissant mouvement hybride identitaire de gauche qui en a découlé (troisième partie). Enfin, cet article évoquera la communauté alévie à l’étranger, les relations entre les jeunes et l’héritage politique de leurs parents, et conclura avec la modernisation de la mobilisation des Alévis aujourd’hui en Turquie (quatrième partie).
A noter que pour les besoins de cet article, l’alévisme sera considéré ici comme une minorité identitaire multiethnique et non transnationale. En effet, au vu de la situation des Alévis, l’identité apparaît comme la meilleure approche pour qualifier l’alévisme dans la mesure où il englobe les notions de culture et, dans une certaine mesure, de religion, qui tendent à la fois à converger et à disparaître. En effet, de nos jours, une proportion significative d’Alévis tend à qualifier l’alévisme comme un « mode de vie », ou même comme une « philosophie » [2].
Les Alévis forment une communauté confessionnelle dont les membres vivent principalement en Turquie, dans le sud des Balkans et, depuis les années 1960, en Europe. En tant que minorité, la communauté alévie présente de substantielles difficultés à être définie et, partant, à être catégorisée.
D’un point de vue religieux, les Alévis utilisent des références islamiques et sont caractérisés par l’adoration d’Ali et Hussein. Les Alévis apparaissent au Moyen Âge en Asie centrale et ont agrégé différentes influences provenant du Christianisme et des religions chamaniques préislamiques anatoliennes. Plus tard, l’enseignement de plusieurs grandes figures religieuses - la plus proéminentes étant Haci Veli Bektas au 13ème siècle - résultera en la création de fraternités religieuses et de monastères dédiés - les « tekke » - qui complexifieront le culte Alévi et introduiront une dimension initiatique. Les Alévis en sont ainsi devenus à être considérés comme une « branche chiite hétérodoxe », faisant d’eux une minorité religieuse [3].
Ethniquement, les Alévis sont constitués de plusieurs composantes. Les Arméniens de Turquie sembleraient, dans un premier temps, constituer des pans notables des communautés alévies. En effet, selon le journaliste français Guillaume Perrier [4], qui a enquêté durant plusieurs années sur les violences commises à l’encontre des minorités durant les premières années de la jeune république turque, certains Arméniens se seraient convertis à l’alévisme afin d’échapper aux forces de sécurité turques : fin 2011, durant une enquête sur les massacres de Dersim (Tunceli) perpétrés contre les Arméniens en 1915, Guillaume Perrier a mis en évidence que de nombreux Alévis de Tunceli parlaient arménien. Selon son enquête, un grand nombre d’Arméniens ayant survécu au génocide se serait converti à l’alévisme, qui était considéré comme la moins pire des conversions à l’islam, afin d’éviter davantage de discrimination et de violence étatique [5]. L’alévisme semble par ailleurs avoir été le principal -sinon le seul - culte des janissaires, une unité militaire d’élite de l’Empire ottoman dont les membres étaient composés de Chrétiens recrutés de force durant leur enfance afin de vouer leur vie au sultan [6]. Une large part des Alévis - très difficilement quantifiable toutefois - s’avère également kurde [7], un phénomène dû à la superposition de l’implantation géographique du culte Alévi en Turquie et des zones de peuplement kurde dans le sud-est anatolien ; tous les Alévis ne sont donc pas Kurdes, et tous les Kurdes ne sont donc, encore moins, des Alévis. A cet égard toutefois, et dans une certaine mesure, la communauté alévie peut être considérée comme une minorité multi-ethnique ou, tout du moins, une minorité qui ne se définit pas sur l’appartenance ethnique.
Du point de vue territorial, les Alévis n’apparaissent pas comme étant rattachés à un territoire en particulier, bien que les communautés alévies actuelles aient des origines géographiques précises, en Anatolie centrale notamment, dans les Balkans, en Azerbaïdjan et dans le nord de la Syrie. En raison de l’influence alévie, autrefois très importante, les traces de ce culte sont notables dans la quasi-totalité du Moyen-Orient et de l’Europe de l’Est [8]. Aujourd’hui, la présence alévie se remarque principalement dans trois environnements distincts.
Le premier pourrait être considéré comme le cœur historique de l’alévisme : l’Anatolie centrale, en particulier la région de Dersim, et la région des Balkans, notamment au Kosovo où de nombreux tekke sont toujours debouts - et utilisés. Deuxièmement, représentant environ entre 20 et 25% de la population turque, les Alévis ont logiquement suivi la courbe démographique de la population turque [9] : l’urbanisation de la Turquie a par exemple conduit à l’édification de périphéries pauvres peuplées par des populations historiquement exclues [10]. En conséquence, certains quartiers des grandes villes turques tendent à être proportionnellement plus peuplés d’Alévis que de Turcs. Les quartiers de Gazi et Okmeydanı à Istanbul en sont des exemples particulièrement éloquents [11]. Cette dynamique est également une conséquence du phénomène de « hemşehri » (les Turcs émigrant à l’étranger tendent à se rendre dans des pays/villes où un grand nombre de leurs compatriotes est déjà présent [12]) qui influence l’émigration turque en direction des centres urbains, en Turquie comme à l’étranger [13]. Ce phénomène a également affecté la troisième répartition spatiale de la communauté alévie : l’Europe, où les Alévis d’origine turque sont très présents, suivant les dynamiques migratoires turques [14].
Ainsi, les Alévis apparaissent comme une minorité transnationale dont l’implémentation tend à s’étendre à des zones où l’alévisme n’était historiquement pas présent, suivant le schéma migratoire des Turcs. Cette présentation faite, la question du rapport qu’entretiennent les Alévis vis-à-vis de l’Etat turc va être abordée en deuxième partie de cet article.
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
Notes
[1] https://www.atlantico.fr/decryptage/3583782/turquie--vers-un-retour-des-pogroms-anti-alevis--memoire-histoire-repression-erdogan
[2] A cet égard, voir la lettre écrite par Saymettin Ozden, Président de la fédération des syndications Alévis de Belgique au Ministère belge de la Justice le 20 août 2013 : « l’alévisme est une synthèse de différentes civilisations et de cultures ; c’est un système de croyances et de traditions plus ou moins anciennes, une philosophie et un mode de vie avant tout » in Alain Servantie, « Les Alévis en Belgique. En quête d’une reconnaissance au-delà de l’islam », Anatoli [En ligne], 6 | 2015, mis en ligne le 01 août 2016, 2017. DOI : 10.4000/anatoli.303
[3] Benoît Fliche, « Chapitre 5 / « Narcissisme de la petite différence » et intolérances religieuses. Le cas des Alévis et des sunnites en Anatolie centrale », in Gilles Dorronsoro et al., Identités et politique, Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) « Académique », 2014 (), p. 145-174.
[4] Boris Adjemian, « Laure Marchand et Guillaume Perrier, La Turquie et le fantôme arménien. Sur les traces du génocide », Études arméniennes contemporaines, 1 | 2013, 123-128.
[5] https://www.lemonde.fr/europe/article/2011/12/21/le-reveil-des-armeniens-de-turquie_1621129_3214.html
[6] Altan Gökalp, « Une minorité chiite en Anatolie : les Alevî », in Annales, Economie, Sociétés, Civilisations. 35e année, N. 3-4, 1980, p.748-763.
[7] Van Bruinessen, Martin. "Aslini inkar eden haramzadedir” : The Debate on the Ethnic Identity of the Kurdish Alevis." In Syncretistic Religious Communities in the Near East. Collected Papers of the International Symposium" Alevism in Turkey and Comparable Syncretistic Religious Communities in the Near East in the Past and Present. Berlin, vol. 76. 1995.
[8] Trowbridge, Stephen van Rensselaer. "The Alevis, or deifiers of Ali." The Harvard theological review (1909) : 340-353.
[9] Erwan Kerivel, La Vérité est dans l’Homme, Les Alévis de Turquie, 4e édition enrichie, Calameo, 196 p.
[10] Qui, aujourd’hui, ne sont plus des périphéries en raison de l’urbanisation galopante en Turquie depuis environ une quarantaine d’années.
[11] Karaosmanoğlu, Kerem. "Beyond essentialism : negotiating Alevi identity in urban Turkey." Identities 20, no. 5 (2013) : 580-597.
[12] Aksaz, Elif. L’émigration turque en France : 50 ans de travaux de recherche en France et en Turquie. Institut français d’études anatoliennes, 2015.
[13] Hakan Yücel : “Les jeunes Alévis du quartier de Gazi (Istanbul) et les associations de hemsehri : identifications croisées », European Journal of Turkish Studies [en ligne], 2, 2005, mis en ligne le 4 mars 2015.
[14] Çelik, Ayşe Betül. "Alevis, Kurds and Hemşehris : Alevi Kurdish revival in the nineties." (2003) : 141-158.
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