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La frontière syro-irakienne. La lente définition de la frontière syro-irakienne (1920-1933) (2/2)

Par Cosima Flateau
Publié le 09/05/2013 • modifié le 13/04/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

Ababsa, 2004, d’après une carte du Service Historique de l’Armée du Levant, SHAT 1943

Sur le terrain, du côté d’Abou Kemal, la limite entre la Syrie et l’Irak est matérialisée par l’apposition d’une borne, tandis que du côté du Sindjar, aucune définition précise de la frontière irako-syrienne n’est donnée. Par la convention franco-anglaise du 23 décembre 1920, une situation de droit est instaurée, qui fixe dans leurs traits généraux les frontières entre les zones des mandats français et britannique, sous réserve qu’une commission de délimitation en préciserait les détails dans les six mois suivants. Mais la commission chargée de définir plus précisément la frontière ne se réunit pas, la situation de fait se maintient, et avec elle, un problème : celui du Sindjar, dont la frontière théorique de droit de la convention de décembre 1920 accorde à la Syrie la portion occidentale, mais qui demeure en fait tout entier dans l’administration irakienne [1].

Ne se contentant plus de la ligne de fait, les Britanniques réclament à partir de 1923 toute la partie méridionale du Bec de Canard Syrien. A l’appui de ces revendications, le Haut-Commissaire à Bagdad prétexte deux anomalies présentes dans l’arrangement de 1920 : la séparation des tribus Yézidis du Sindjar, et la coupure de la ville d’Abou Kemal entre les deux pays sous mandat. Pour y remédier, il propose donc de consacrer la situation de fait, prenant dans le mandat britannique toutes les populations Yézidies du Djebel Sindjar, contre la cession définitive d’Abou Kemal à la Syrie [2]. Pour les Français, le gain d’Abou Kemal est d’un moindre intérêt et la France risque de n’avoir plus de monnaie d’échange dans les négociations à venir avec les Britanniques sur la frontière Sud de la Syrie, avec la Transjordanie [3]. Sur le plan économique, accepter la nouvelle frontière proposée par les Britanniques signifierait de renoncer à l’accès au Tigre par le Nord du Massif du Sindjar et vers Mossoul par le Sud, deux voies d’accès importantes vers l’Asie Centrale. Ce serait étouffer une nouvelle fois la ville d’Alep, dont la croissance économique a déjà été sévèrement mise à mal par la fixation de la frontière turque [4].

Le traité anglo-irakien de 1930, qui marque la fin du mandat britannique sur l’Irak, n’empêche pas la poursuite des négociations sur la délimitation de la frontière entre la Syrie et l’Irak avec les autorités anglo-irakiennes. Néanmoins, la prise du pouvoir par les nationalistes à Bagdad tend à compliquer les négociations, en premier lieu parce que Londres et Bagdad ne sont pas nécessairement en accord avec la politique à mener, ensuite, en raison de l’intransigeance du gouvernement nationaliste de Bagdad et de son hostilité à l’égard de la puissance mandataire française. Les négociations diplomatiques achoppent toujours au début des années 1930 sur la question du massif du Sindjar, que les Français établis en Syrie refusent de céder dans sa totalité aux Britanniques. Les Yézidis, informés par la France qu’aucune mention les concernant n’a été introduite dans le traité anglo-irakien, s’inquiètent de leur sort dans le futur Etat Irakien indépendant. Le second problème du tracé de la frontière syro-irakienne concerne le massif du Karatchok Dagh, dont le gouvernement irakien veut revendiquer la crête, abandonnant à la Syrie le Petit Karatchok. Ces prétentions irakiennes risquent de nuire à la sécurité des troupes françaises appelées à stationner dans le Bec de Canard, car seul le grand Karatchok permet d’avoir une vue sur toute la plaine. La question de la frontière entre la Syrie et l’Irak est finalement confiée à la médiation de la Société des Nations, à la requête des gouvernements français et britannique. Le Conseil de l’organisation décide d’envoyer sur place une commission d’étude, composée de trois spécialistes de pays neutres. En 1933, les gouvernements français et irakien décident d’un commun accord d’accepter les décisions du Président de la Commission et de ne pas porter l’affaire devant le Conseil de la SDN. Les travaux d’abornement reprennent en juillet, et la frontière est définitivement fixée au mois d’août : le mandat français prend alors possession des territoires qui lui reviennent au Nord du Karatchok Dagh [5].

Des populations nomades transfrontalières à insérer dans le cadre des nouveaux Etats-nations

Plusieurs tribus nomades, habituées à circuler en toute liberté dans l’espace plus ou moins unifié de l’Empire ottoman, se retrouvent à cheval sur les nouvelles lignes qui couturent l’espace proche-oriental au début des années 1920. Tel est le cas, par exemple, de la tribu des Chammars, l’une des tribus arabes nomades les plus importantes de Syrie. La définition de la frontière syro-irakienne engendre la division de la tribu Chammar en trois fractions, deux en Syrie (les Chammars des Zors et les Chammars des frontières) et une en Irak (les Chammars d’Irak). Les puissances mandataires cherchent donc logiquement à inscrire les tribus transfrontalières dans le nouveau cadre territorial en se les répartissant. Mais l’attribution de la nationalité aux tribus est un exercice de diplomatie particulièrement délicat : les puissances mandataires souhaitent se voir attribuer un maximum de tribus, car ces dernières constituent une source de revenus importante et leur installation aux frontières peut être utilisée comme un argument décisif dans le tracé des lignes-frontières. Les Britanniques refusent par exemple de manière catégorique d’attribuer l’allégeance syrienne ou irakienne aux fractions de Chammars, tribu à cheval sur la frontière syro-irakienne. Cela s’explique de manière évidente par les liens entre l’attribution d’une nationalité et la levée de l’impôt : en laissant indéterminée la nationalité de deux des trois fractions Chammars le plus longtemps possible, le gouvernement britannique espère continuer de percevoir des taxes sur des tribus qui, à terme, ne devraient pas lui revenir. Sur le plan politique et économique, les tribus nomades apparaissent donc comme un enjeu important pour les puissances régionales.

Ces mesures de contrôle des populations nomades sont pourtant mises en péril par les stratégies d’influence et les pouvoirs concurrents dans les espaces frontaliers. Les tribus de la zone frontière située au Nord Est de la Syrie, par exemple, sont des populations particulièrement vulnérables aux actions irakienne, britannique et wahhabite [6]. Parfois, certains chefs irakiens prennent de leur propre chef l’initiative d’agir auprès des chefs syriens, et ils servent généralement leurs propres intérêts plus que ceux de l’Etat dont ils dépendent. C’est ainsi que le chef des Chammars d’Irak, Adjil al Yaouer, multiplie les visites en zone contestée, avec le soutien des autorités administratives de Mossoul, pour tâcher de hâter la transhumance normale des Chammars, afin de percevoir l’impôt sur des fractions qui ne sont pas les siennes et d’augmenter ainsi son autorité. La propagande wahhabite, quant à elle, se développe particulièrement chez les tribus syriennes lorsqu’elles sont en train de transhumer en territoire irakien. Avec l’indépendance de l’Irak en 1930, les ambitions wahhabites et fayçaliennes à l’égard des bédouins se renforcent et concurrencent l’autorité de la France. Le roi Fayçal fait ainsi toutes sortes d’offres aux populations nomades de Syrie (octroi de terres cultivables, aménagements de points d’eau dans le désert) et la cour du roi devient un pôle d’attraction pour les nomades sous l’empire des Hachémites [7].

Le contrôle étatique sur les frontières est enfin marqué par la volonté d’intégrer ces espaces périphériques au reste du territoire national, en y instaurant des normes communes. Les autorités militaires interdisent par conséquent certaines pratiques qui contribuaient jusqu’alors à la richesse des bédouins à cheval sur les frontières. Plusieurs piliers de l’économie bédouine souffrent du poids grandissant de l’autorité étatique. En premier lieu, le rezzou, l’activité qui consistait à effectuer des déprédations chez les tribus adverses et à s’enrichir par le produit du butin récolté, est interdit par le mandat français. La surveillance des bédouins par les troupes militaires spécialisées, Services de Renseignements, et surtout Contrôle Bédouin, tend à faire diminuer sa pratique. Cependant, les nouvelles frontières sont encore largement utilisées pour cette activité : les nomades font des zones frontalières des bases arrière et des zones de repli après un rezzou effectué en territoire étranger. Pour les bédouins, la seconde source importante de revenus qui disparaît est la perception de la khouwa. Cet impôt que des paysans ou des tribus faibles paient à une tribu forte en échange de sa protection, fait concurrence à l’exercice du pouvoir étatique, en mesure de garantir l’ordre dans le territoire qu’il gère et seul habilité à percevoir un impôt.

Les conséquences de la frontière sur le mode de vie des nomades

La fixation des frontières et la politique mandataire de contrôle bouleversent toute l’organisation de la société bédouine et son mode de vie, qui s’en trouvent radicalement modifiés. La nouvelle territorialisation induite par la fixation des frontières a pour effet de contrarier les anciens courants commerciaux. D’importants centres commerciaux se trouvent coupés de leurs réseaux d’échange par l’imposition des nouvelles frontières, comme Deir-Ez-Zor et Mossoul, ce qui a des effets incontestables sur la prospérité des bédouins : ces derniers, qui vendaient textiles, produits finis et vivres en circulant en Turquie, en Syrie, en Irak, en Transjordanie, sont peu à peu contraints de se replier sur un seul Etat dont ils dépendent [8]. La conséquence presque systématique de l’appauvrissement des populations nomades est la sédentarisation, à laquelle les bédouins se résolvent lorsqu’ils n’ont plus aucun moyen d’assurer leur subsistance. Cette solution de dernier recours, qui apparaît aux yeux des nomades comme la dernière déchéance [9], est encouragée par les autorités mandataires françaises, qui voient dans la fixation des bédouins un instrument de contrôle et de développement économique. La transformation progressive du bédouin en sédentaire sous l’effet conjugué des nouvelles barrières frontalières et du contrôle croissant de l’Etat mandataire ne signifie pas seulement le changement d’activité économique (par le passage du pastoralisme à l’agriculture). C’est l’organisation de la société bédouine qui se trouve radicalement modifiée par l’évolution du mode de vie.

Les autorités françaises, malgré le relatif constat d’échec tiré sur la « politique des grands chefs » pratiquée depuis le début des années 1920, poursuivent leur politique d’intégration du monde nomade en s’appuyant sur les chefs de tribus, qui reçoivent des subventions en échange de leur coopération. Le chef reste un intermédiaire indispensable entre les autorités et les tribus : il soutient les autorités mandataires dans la perception de l’impôt (ainsi, c’est grâce à Daham el Hadi que les Français finissent, à la fin de la décennie, par obtenir des Chammars qu’ils acceptent enfin de payer leurs impôts), dans le règlement judiciaire des conflits… Mais ces obligations nuisent à son prestige et à sa popularité, car il apparaît comme dévoué aux autorités, risquant de perdre ses subsides et sa position en cas de faux pas [10], et moins le défenseur des intérêts de sa tribu.

Le mode de vie bédouin est enfin perturbé dans ses pratiques les plus concrètes : la rupture des circuits commerciaux a par exemple pour conséquence de changer les pratiques alimentaires. Si la base de l’alimentation reste la même (blés, laitages, riz), les importations de dattes d’Irak sont rendues plus difficiles par les contrôles douaniers. Les tribus nomades de la zone frontière se plaignent de ne plus pouvoir s’approvisionner en dattes [11] en raison de la nouvelle frontière entre la Syrie et l’Irak. Les centres d’approvisionnement en dattes passant côté irakien, et étant des centres de propagande politique, les Bédouins y accèdent avec difficulté. Ils sont obligés de remplacer les dattes par d’autres aliments sucrés qu’ils peuvent trouver en Syrie (abricot et raisin). D’autres denrées alimentaires secondaires commencent en revanche à pénétrer dans le monde bédouin, comme des fruits et des légumes, et même des conserves, répandues notamment par les méharistes [12].

Conclusion générale

La longueur des pourparlers sur la définition de la frontière Nord de la Syrie a été subie, en raison de la succession des partenaires lors des négociations et de la recherche vaine du bon interlocuteur. Elle a aussi, dans une certaine mesure, été voulue par les différents acteurs. Les conceptions des Britanniques et des Français sur le partage du Proche-Orient dans l’entre-deux-guerres ne font pas l’objet d’une élaboration très claire, et plusieurs modèles territoriaux - Etat-Nation, modèle impérial - se retrouvent à l’essai. La frontière apparaît également comme un révélateur des régimes politiques qui se construisent au Proche-Orient dans l’entre-deux-guerres. En Turquie, l’adoption du modèle territorial d’inspiration européenne correspond à la volonté de créer un Etat-nation qui succède à l’Empire ottoman. La frontière a une fonction symbolique forte, comme lieu où s’affirme la puissance de l’Etat et une fonction imaginaire, comme lieu où se construit l’identité nationale. En Syrie et en Irak, le modèle national succède au modèle impérial et avec quelques années de retard sur le nationalisme turc : le discours sécuritaire et identitaire se façonne également en Syrie sur la frontière. La ligne-frontière se voit alors dotée d’une signification nouvelle : de ligne conventionnelle et fonctionnelle, la frontière se transforme progressivement en argument idéologique pour les forces nationalistes des trois pays concernés. La frontière change de visage et d’usage au cours de la période : par elle, se construisent et se modifient les identités.

Lire la partie 1 :
 La création de la frontière nord de la Syrie sous le mandat français (1920-1936) (1/2) : La frontière entre la Syrie et la Turquie

Bibliographie sommaire :
 Ghaderi-Mameli, Soheila, Quelles frontières pour le Moyen-Orient ? Les frontières des Etats nés de la partie asiatique de l’Empire ottoman, 1913-1939, Thèse de doctorat, Paris I Panthéon-Sorbonne, 1996, 2.vol.
 Mizrahi, Jean-David, Genèse de l’Etat mandataire. Service de Renseignements et bandes armées en Syrie et au Liban au début des années 1920, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, 462 p.
 Velud, Christian, « L’émergence et l’organisation sociale des petites villes de Jezireh, en Syrie, sous le mandat français », dans Petites villes et villes moyennes dans le monde arabe, URBAMA, n°16-17, t.1, Tours, 1986, p. 85-107
 Yerasimos, Stéphane, “Comment furent tracées les frontières actuelles au Proche-Orient”, Hérodote, n°41, avril-juin 1986, pp. 123-161.

Publié le 09/05/2013


Agrégée d’histoire, élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, les recherches doctorales de Cosima Flateau portent sur la session du sandjak d’Alexandrette à la Turquie (1920-1950), après un master sur la construction de la frontière nord de la Syrie sous le mandat français (1920-1936).


 


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