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La geste d’Ardashir fils de Pābag

Par Florence Somer
Publié le 04/02/2020 • modifié le 01/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Bas - relief et Venus. Naqsh - e Rostam. Iran - Relief and Venus. Naqsh - e Rostam. Iran - Bas - relief de pres de 1800 ans representant Ardashir I, fondateur de l’empire Sassanide, en train d’etre designe Roi par Ahura Mazda, divinite supreme du zoroastrisme. Ce bas - relief comporte egalement la plus vieille mention attestee du mot Iran. Naqsh - e Rostam, Fars, Iran. Dans le ciel brillent la planete Venus et les etoiles du Lion. Ce site archeologique de 2500 ans est situe a 3km de Persepolis. Le site est principalement dedie aux rois achamenides mais fut egalement honore par les sassanides des siecles plus tard.

©B.A.Tafreshi / Novapix / Leemage / AFP

Contexte

Fondateur de la dynastie sassanide, Ardashir 1er (224-240) est le héros d’une geste romanesque qui a miraculeusement survécu jusqu’à nous par un manuscrit unique (MK) daté de 1320 et retrouvé dans le Gujarat indien. Son scribe zoroastrien est venu d’Iran en Inde, bien avant les échanges épistolaires entre les zoroastriens d’Inde et d’Iran qu’on a nommé Revāyāt du XVème au XVIIIème siècle. Dans le colophon de sa copie, il mentionne un modèle copié en 1255 par son arrière-grand-oncle, également impliqué dans la longue lignée de la transmission écrite de l’Avesta. La langue usitée pour transcrire ce récit est un témoin de son histoire, on y trouve l’influence de l’araméen et l’usage abondant des araméogrammes dans le moyen-perse, mais également une certaine influence du persan moderne qui suggère que sa rédaction originale, en l’état, daterait plutôt du IXème siècle.

Dans la lignée de la tradition épique persane, ce texte est issu d’un substrat antique, recopié et enrichi au fur et à mesure du temps, permettant à des états de langues éloignés de se côtoyer sans que cela ne crée de problème ni au copiste, interpolateur, ni au lecteur ou à l’auditeur de sa récitation. Autant l’influence d’une culture orale ancestrale est palpable, autant des détails, comme la mention du roi de Kabul par le titre turc de « Tegin », ne permettent pas de faire remonter l’origine de ce texte à moins de l’an 706. Agathias (m.582) nous parle d’un résumé du Xwadāy-nāmag (chronique royale) qu’il obtient de son ami Serge, interprète à la cour de Constantinople et de Ctésiphon, qui parle de la mère d’Ardashir, mariée à un certain Papak, corroyeur mais savant astrologue, devin, qui, bien que n’étant pas son géniteur, fait appeler Ardashir comme son fils. Il pourrait s’agir là d’une légende, fabriquée par les Grecs pour se moquer des Perses. Dans les chroniques arabes, toutefois, Pābag est mentionné comme étant le père d’Ardashir et Sāssān, son grand-père. Chronique et légende se sont rejointes dans le Shāhnāmeh de Ferdowsi qui choisit les chroniques tardives pour modèle. La version de Ferdowsi est donc plus récente mais aussi plus riche en détails.

Le Kārnāmag est un des rares textes profanes écrit en moyen-perse qui ait survécu à la disparition de la littérature chevaleresque sassanide, du moins écrite dans sa langue moyen-iranienne. Car, appréciée par les élites califales, elle fut traduite en langue arabe, perpétuée, certes, mais au prix d’une coupure dans la musicalité de son rythme et de l’oubli de ses origines, notamment parthes. Les raisons en sont multiples ; l’écriture difficile et ambigüe du moyen-perse ainsi que les araméogrammes archaïques qui la traversent ont certainement participé à son abandon, et seuls les textes spécifiques à la religion zoroastrienne continueront de l’emprunter. Ferdowsi réhabilitera le style hérité de l’épopée ancienne mais dans un persan habillé de graphie arabe.

Epopée historique ?

Il serait hâtif de donner un caractère authentique à la geste d’Ardashir. S’il est bien question du roi historique, pourquoi n’est-il pas fait mention de ses conquêtes en Asie centrale, de ses campagnes contre l’Empire romain ou les Arabes ? La prise de possession de la Médie (actuelle Téhéran), le siège de l’Empire parthe, n’est mentionnée qu’allusivement dans le chapitre 5 où il est fait référence à un passage dans le monde Kurde (1). Le meurtre d’Artaban et de son scribe Shāpur le 28 avril 224, n’est mentionné que par une ligne et la capitale impériale fondée sur les bords du Tibre n’est pas mentionnée.

Meurtre d’un ver géant

Etape nécessaire du parcours du héros, Ardashir doit tuer un ver géant comme les chevaliers tuent les dragons. Il fait périr le ver dans du cuivre en fusion, image symbolique rappelant la purification eschatologique du monde selon la doctrine zoroastrienne. Il est alors clairement identifié comme celui que la prophétie céleste a choisi pour devenir un roi iranien légitime, lui permettant d’assassiner froidement ses frères et sa descendance et lui épargnant l’application des principes de justice et modération qui ne sont sans doute que des ajouts tardifs. Le Talmud de Babylone s’en souvient comme d’un roi fanatique et brutal, à la différence de son fils Shāpur qui saura se montrer tolérant.

L’enfance d’un roi

Les jeunes nobles restent les sept premières années de leur existence avec leur mère, puis leur éducation physique et morale est prise en charge par leur père qui nomme un précepteur ou envoie sa progéniture vivre auprès de nobles de rang inférieur, des dāyagān.

Auprès d’eux, ils apprennent à être au monde et à écrire, en moyen-perse, de la poésie et des andarz, la littérature de conseil à celui qui est amené à prendre le pouvoir. Les prêtres ou les scribes leur apprennent à réciter, en avestique, les prières communes à la religion zoroastrienne et présentent aux jeunes princes leur application dans la vie pratique.

Le bélier enrubanné

L’art sassanide représente souvent des êtres fantastiques munis d’un anneau, messagers de l’au-delà. Les écrits de la même époque, quant à eux, s’ouvrent souvent sur un rêve à interpréter - le chapitre premier du Kārnāmag décrit comment Pābag vit en rêve Sāsān et lui donna sa fille - et une ou plusieurs parties de chasse (ici à l’onagre) au terme desquelles le roi héros est métamorphosé par une révélation. Le bélier quant à lui représente une des notions les plus importantes, et la plus ambigüe, qui lie le pouvoir divin et temporel : le xwarnah. Réputé gisant dans les eaux quand l’Iran est dirigé par un mauvais souverain, insaisissable et indomptable, il est à la fois un dieu et l’apanage accordé par la divinité Apām Napāt (2) au roi zoroastrien juste qui, par ses actes, ses paroles et ses pensées, arrive à le préserver. Plénitude, abondance et prospérité si on le rapproche du mot sanskrit parīnas, il caractérise aussi un feu brûlant.

L’histoire (3)

A la mort d’Alexandre le Romain (323 acn), l’Iran échoit à 240 maisons dont celle d’Artaban. Pābag est margrave et gouverneur de la province du Fārs. Alors qu’il n’a pas de descendance, Sāsān, le berger de Pābag, est lui, de la lignée royale de Darius, fils de Darius dont la famille royale achéménide avait dû fuir sous la tyrannie d’Alexandre. Or Pābag ne le sait pas, mais il voit en songe Sāsān auréolé d’une lumière qui illumine le monde. Dans un autre rêve, il le voit aussi sur un éléphant blanc et dans un autre encore, il se tient au centre des feux zoroastriens sacrés. Demandant à ses astronomes et devins de lui expliquer le sens de ses songes, Pābag comprend que cet enfant est destiné à gouverner le monde. Il le fait quérir et le force à lui révéler le secret de sa lignée. Alors Pābag lui fait endosser des habits de prince et lui donne sa fille en mariage. De leur union naît Ardashir, que Pābag se fait un devoir d’éduquer, lui apprenant les sciences et l’équitation. La réputation d’Ardashir grandit dans le Fars au point d’arriver aux oreilles d’Artaban, le souverain de l’Iran. Il demande alors à ce qu’Ardashir soit envoyé à la cour. Alors qu’il excelle à la chasse à l’onagre, le fils d’Artaban en prend ombrage et il est interdit à Ardashir de monter à cheval pour quelque raison que ce soit. Ardashir adresse une lettre à Pābag qui lui recommande de ne pas s’opposer au désir de leur souverain au risque de se voir mis en difficulté.

Mais les difficultés vont s’imposer par le biais du désir qu’éprouve la concubine favorite d’Artaban pour Ardashir lorsqu’elle l’aperçoit, jouant du luth et chantant. Durant la nuit, elle quitte la couche d’Artaban pour rejoindre Ardashir et l’aimer en secret.

Alors qu’Artaban demande au chef de ses astrologues ce que les sept planètes et leur position dans les douze signes du zodiaque révèlent pour son avenir, il reçoit cette réponse :

« Le dragon des Eclipses est tombé et l’étoile Jupiter est revenue dans son exaltation. Du côté de la Grande Ourse, Mars et Vénus sont dans leurs termes dans le signe du Lion et prêtent leur concours à Jupiter. Et ce fait signifie qu’un nouveau seigneur souverain va apparaître et qu’il tuera beaucoup de roitelets, et qu’il ramènera le monde sous une souveraineté unique. Il est manifeste que tout serviteur qui dans les trois jours s’enfuira de chez son seigneur parviendra à la grandeur et à la royauté et qu’il arrivera à ses fins et à la victoire contre son propre seigneur ». Or, la nuit, Artaban s’enfuit à cheval avec sa bienaimée concubine, elle aussi excellente cavalière. Alors qu’ils arrivent à un village, deux femmes lui prédisent son futur règne, s’il se hâte jusqu’à la mer (on se souvient que le Xwarnah habite dans l’eau) et qu’au moment où ses yeux verront la mer, il n’aura plus à craindre ses ennemis.

Pendant ce temps, Artaban se rend compte de la fuite des deux amants et s’élance avec quatre milles hommes, à leur poursuite. Sur le chemin, il croise des paysans à qui il demande où les cavaliers sont allés et à quelle heure ils sont passés. A midi, ils ont été vus et un bélier courait à leur hauteur. Ce bélier, dit le chef des mages, le mobed-e mobedan zoroastrien, symbolise et concrétise la fortune royale qui ne les a pas encore rejoint. Artaban presse alors ses cavaliers pour les rejoindre mais alors qu’ils arrivent dans le désert, les caravaniers ont vu un bélier très grand et agile assis sur le cheval d’Artaban. La fortune des rois Kavis ayant désormais rejoint Ardashir, tout espoir est perdu et la prophétie telle que vue en rêve par Pābag peut s’accomplir.

Quand Ardashir monte sur le trône, il jure de considérer ses sujets comme ses enfants, d’agir en mesure et de ne pas prélever plus d’impôt que nécessaire.

Il décide alors de livrer bataille au roi des Mèdes, puis à Haftowād, le maître du ver géant résidant dans le Gulārān, entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Après une cuisante défaite, les troupes d’Ardashir sont forcées de reculer. Les citoyens de ces contrées qui étaient forcés d’idolâtrer ce ver géant au mépris de la religion zoroastrienne accueillent les troupes en déroute. Convaincu par les paysans de la force que lui donnera Ohrmazd et ses divinités acolytes, Ardashir récite les Āfrinagān, les prières de bénédiction concluant toutes les cérémonies zoroastriennes. On lui souffle alors l’idée de s’introduire dans le château déguisé en marchand du Khorāssān et, avec l’aide de ses deux pages Burz et Burz Ādur, de verser du cuivre en fusion, le châtiment des démons corporels, dans la bouche du ver quand il prendra son repas. Il y parvient et le ver se fend en deux. Les chevaliers accourent alors au palais pour mettre en déroute les soldats et le règne d’Haftowād prend fin.

Revenu chez lui, Ardashir ne se doute pas que ses fils en exil ont demandé à leur sœur, également sa femme, de le tuer à l’aide d’un poison. Alors qu’il s’apprête à ingérer la nourriture empoisonnée, le feu Farrbay surgit dans la pièce sous la forme d’un coq rouge et fait voler à terre la bouillie, mangée par le chien et le chat qui meurent sur le champ. Le châtiment préconisé par le mage des mages pour punir l’empoisonnement est sans appel : il faut tuer la femme d’Ardashir. Or elle clame être enceinte, le mage n’a pas le cœur de la tuer. Il la garde chez lui secrètement et alors que son fils, Shāpur, atteint sa septième année, Ardashir voit, à la chasse, un onagre se sacrifier pour son petit et cela lui rappelle son enfant, qu’il a fait assassiner avec sa mère. Le mage des mages lui révèle alors avoir désobéi et on amène Shāpur devant son père.

Reste à Ardashir à ramener l’Iran sous une souveraineté unique. Pour savoir comment procéder, il s’adresse à un magicien indien qui lui prédit que ce n’est pas lui mais son petit-fils qui y parviendra. Quelques mois plus tard, Shāpur tombe amoureux d’une jeune fille prétendument paysanne. Il voit à son adresse qu’elle est de noble lignée et lui somme de révéler son identité. Elle est la fille de l’ancien ennemi de son père, Mihrag qui s’est enfui quand son père a été tué. Faisant fi des interdits, Shāpur l’épouse et de leur union nait Hormizd, que Shāpur cache à son père.

Un jour qu’Hormizd joue au polo, la balle est frappée et atterrit près d’Ardeshir. Alors que personne n’ose aller la chercher, de peur d’importuner le roi, Hormizd s’y rend courageusement. Admirant le jeune homme, Ardeshir lui demande d’établir sa descendance. En entendant qu’il est son petit-fils, il sait que la prophétie se réalisera. Que sous le règne juste d’Hormizd seront unies toutes les provinces de l’Iran et que la paix avec ses voisins entrainera sa prospérité.

Le scribe achève alors son récit, affirmant qu’il le clôt dans la paix, la joie et le contentement et que soient immortels les rois Ardeshir, Shapur et Hormizd.
Et que soit immortelle son âme à lui également !

Lors d’un précédent article consacré à la vie de l’écrivain Sadegh Hedāyat, j’avais mentionné qu’il avait apporté une contribution à la recherche philologique. C’est cette geste d’Ardashir même que le malheureux écrivain transcrira en persan dans une édition publiée à Téhéran en 1939 et c’est de cette version qu’est tirée cette traduction réalisée par Franz Grenet.

Lire également :
 « La chouette aveugle », retour sur la vie de l’écrivain iranien Sadegh Hedayat (1903-1951)
 Le mémorial de Zarēr

Quelques liens :
La Geste d’Ardashir fils de Pâbag (Kārnāmag ī Ardaxšēr ī Pābagān). Traduit du pehlevi par Frantz Grenet, Die, 2003, 131 p.
Splendeur des Sassanides, Bruxelles, Musée royaux d’Art et d’Histoire, 1993.
http://www.iranicaonline.org/articles/andarz-precept-instruction-advice
https://journals.openedition.org/abstractairanica/3530s

Notes :
(1) Terme qui désignait alors des populations montagnardes sans s’attacher spécifiquement à un peuple et une langue.
(2) Littéralement : le petit-fils des eaux.
(3) Voir Grenet, 2003.

Publié le 04/02/2020


Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.


 


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