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La guerre en Ukraine, une onde de choc alimentaire pour le Moyen-Orient (2/3). Une crise contenue pour les pays développés ou proches de la Russie

Par Emile Bouvier
Publié le 29/04/2022 • modifié le 05/05/2022 • Durée de lecture : 5 minutes

24.04.2022. An aerial view shows rapeseed and wheat fields in Krasnodar region, Russia.

Vitaly Timkiv / Sputnik / Sputnik via AFP

Lire la partie 1

1. La Turquie

Cependant, dès les premiers jours du conflit, les autorités turques se sont voulues rassurantes : selon une déclaration le 24 février du Ministère turc de l’Agriculture et de la Forêt, la Turquie ne devrait rencontrer aucune pénurie alimentaire, « notamment en blé, jusqu’à la prochaine saison de la moisson », qui devrait se montrer particulièrement bonne cette année [2]. De fait, si la Turquie est parmi les plus grands acheteurs de blé russe et ukrainien, ses capacités de stockage et de production lui permettent de disposer d’une certaine de marge de manœuvre.

Au-delà de cette marge de manœuvre, la Turquie tire parti de sa dépendance en blé nettement plus grande à l’égard de la Russie (70% des importations de blé turques) qu’à l’égard de l’Ukraine (15%) [3]. Moscou semble en effet ménager ses plus importants clients dans la région afin de sécuriser, de leur part, une certaine neutralité dans le conflit ukrainien ; le 17 avril 2022, en dépit de la guerre, le Directeur général de l’Institut d’études du marché agricole, basé à Moscou, révélait que la Russie continuait de procéder à des livraisons de blé à destination de l’Egypte, de la Turquie et de l’Iran [4]. Le même jour, Moscou annonçait lever les interdictions et restrictions à l’importation de certains produits alimentaires turcs [5], mises en place le 24 novembre 2015 après que l’armée de l’air turque eût abattu un appareil de combat russe ayant violé à plusieurs reprises l’espace aérien turc [6].

Comme le reste du Moyen-Orient, la Turquie souffre toutefois de la flambée des prix, une situation alimentée par une inflation particulièrement forte en Turquie depuis plusieurs mois, bien avant la crise ukrainienne [7]. Cette dernière est toutefois venue encore aggraver la situation, avec un taux d’inflation à 61,14% en avril 2022 [8]. Les prix du blé ont en effet fortement augmenté : à 110 livres turques en janvier 2022, le kilogramme de farine est par exemple passé à 220 livres turques en avril [9].

2. Les pays du Golfe

La richesse des pays du Golfe les prémunit, en partie, des répercussions alimentaires de la crise en Ukraine. Ils s’avèrent pourtant parmi les plus gros importateurs de biens agricoles du Moyen-Orient en raison de l’aridité de leurs sols (en 2018, ils importaient 80% de leurs biens alimentaires [10]) et, comme les autres pays de la région, se montrent particulièrement dépendants de la Russie et de l’Ukraine en la matière : en 2021, l’Arabie saoudite et Oman se fournissaient, pour moitié de leurs importations en blé, chez les deux protagonistes du conflit ukrainien [11].

Les pays du Golfe doivent leur sauvegarde alimentaire à une série de décisions prises ces dernières années en réaction à divers événements ayant menacé la sécurité alimentaire mondiale, notamment la pandémie de COVID-19. Plusieurs pays de la péninsule Arabique ont ainsi investi davantage leur secteur agricole, accroissant leurs capacités de stockage (à l’instar du Qatar [12] et des Emirats arabes unis [13]), diversifiant leurs fournisseurs et étendant l’étendue de leurs terres arables à coups de substantiels investissements [14]. Les Emirats arabes unis ont de leur côté établi un conseil de sécurité alimentaire en janvier 2020 afin de coordonner et superviser l’implémentation de la « Stratégie de sécurité alimentaire nationale » établie par les autorités [15] ; en avril de la même année, le Conseil de coopération du Golfe (CCG) approuvaient la proposition émise par le Koweït d’établir un réseau commun de fourniture de biens alimentaires afin d’accroître la sécurité alimentaire des pays du conseil [16].

Les pays du Golfe n’échappent pas, pour autant, à la hausse des prix. Un Saoudien interviewé par le quotidien turc Hürriyet déclarait ainsi que « tout devient plus cher… A chaque fois, je paye environ 20 à 30 riyals de plus pour les mêmes produits » [17].

3. La Jordanie

Quant à la Jordanie, la situation semble maîtrisée : si le royaume hachémite importe 95% du blé consommé, ce dernier provient à 90% de Roumanie, et ses réserves devraient lui permettre de tenir un an selon les déclarations du Ministère de l’Industrie, du Commerce et de l’Approvisionnement le 26 février 2022 [18]. Le 1er mars, Anwar Ajarmeh, représentant de la Société générale jordanienne des silos et de l’approvisionnement, déclarait même que les réserves jordaniennes devraient permettre au pays de tenir 15 mois [19].

Pour autant, le roi jordanien Abdullah II a évoqué le 29 mars 2022, lors d’une visite du président israélien à Amman [20], l’idée d’un projet conjoint de silos à blé et d’autres biens alimentaires. Si la Jordanie et Israël en seraient les moteurs, la participation de l’Egypte et des Territoires palestiniens n’a pas été exclue. Les pays participant à ce projet pourraient s’approvisionner dans ces réserves en cas de pénurie ou de crise comme celle que connaît actuellement le monde en raison de la guerre en Ukraine [21].

4. L’Iran

La forte vulnérabilité iranienne face à la crise ukrainienne et à la perturbation subséquente des approvisionnements en blé tient, en l’occurrence, à un concours de circonstances : l’Iran, pourtant premier producteur de blé au Moyen-Orient [22], a subi de plein fouet une vague de sécheresse au cours de l’année 2021 ayant provoqué une diminution de 20% des récoltes [23].

L’Iran, qui importait déjà 60% de son blé essentiellement de Russie (1,8 milliard de dollars [24]) et d’Ukraine dans une moindre mesure (162 millions de dollars [25]) en 2021 [26], devait ainsi tripler ses importations de cette céréale au cours de l’année 2022 [27] - avant que n’éclate le conflit ukrainien - en privilégiant notamment le fournisseur russe [28].

Tirant parti de ses relations privilégiées avec la Russie, l’Iran est toutefois parvenu, le 20 mars, à signer un accord avec Moscou visant à être approvisionné à hauteur de 20 millions de tonnes en biens de consommation courante dont de l’huile végétale, du blé, de l’orge et du maïs [29]. Un autre accord, contracté quelques jours plus tard à l’occasion d’une visite du Ministre iranien de l’Agriculture à Moscou, prévoit un échange de pétrole iranien contre du bétail et des intrants russes [30].

Lire la partie 3

Publié le 29/04/2022


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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