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La miniature persane : L’émergence d’une esthétique singulière

Par Juliette Bouveresse
Publié le 29/10/2012 • modifié le 22/04/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

"Humay rencontre en rêve la princesse Humayun", page d’une anthologie poétique, Herât, vers 1430.

Crédit photo : Louvre

Dès l’époque sassanide, le manuscrit se déploie dans toute sa richesse, en réunissant la calligraphie, l’enluminure et la peinture, sous l’égide de Mânî (215 de l’ère chrétienne), célèbre penseur d’une nouvelle doctrine, mais également peintre enlumineur. Ouvrages scientifiques, littéraires et historiques deviennent le réceptacle des variations calligraphiques, d’un répertoire d’enluminure à la poudre d’or ou colorées déclinant motifs floraux, rinceaux, volutes, figures géométriques, entrelacs, qui ornent les marges, les titres, les cadres et les frontispices, tandis que la miniature peinte se détache peu à peu de la page pour devenir un art à part.
Affiliée aux livres somptueux où elle se laisse admirer, la miniature persane en partage l’existence secrète, réservée à une élite restreinte, puis à des collectionneurs et des bibliothécaires. Elle s’en distingue toutefois par la finesse de son exécution, l’éblouissement de ses couleurs, et la consécration d’un univers visuel autonome qui fonde son éminence et sa spécificité.

Les premières peintures de manuscrit datent du XIe siècle, mais en raison du caractère essentiellement périssable de leur support, certaines œuvres antérieures ne nous sont peut-être pas parvenues, plongeant dans le trouble l’origine du genre.
En Perse préislamique, la tradition iconographique ou statuaire est rare, en raison du culte de divinités abstraites et de la reprise sous les Achéménides d’un art mésopotamien marqué des motifs ornementaux. On peut discerner une filiation jusqu’aux Parthes, où la célébration de la fonction royale se manifeste pleinement, dans un aspect figé qui est une constante jusqu’aux scènes d’histoire de l’art sassanide (226-651). La religion de Mani (216-277) semble donner un ferment théorique et esthétique à la miniature persane. Par l’emploi libre de l’or et de l’argent, la peinture manichéenne illustre la doctrine du retour des parcelles lumineuses emprisonnées dans la matière à la Lumière originelle, annonçant l’éclat de la miniature. La conception alchimique de la couleur et les premiers livres enluminés de Mani marquent l’histoire de la peinture en Iran. La peinture de manuscrit semble alors emprunter des traits à la peinture murale, par son format horizontal, ses fonds rouges, jaune, or, ou bleu outremer, et la mise en scène des personnages sous des arcs et entre des bandeaux verticaux. On y trouve des personnages héroïques de l’épopée iranienne ou de la fable animalière qui sont transformés sur les céramiques minaï en de minuscules figures de conte, avant d’être appropriées par les peintres de miniature. L’illustration au sens strict du terme naît de la nécessité de clarté des descriptions scientifiques, comme l’atteste le premier manuscrit illustré, le Traité des étoiles fixes d’Al-Sufi (1009). Elle accompagne ensuite les œuvres littéraires, tel le Kitab Al-Aghani, le « livre des chants » (1210), les fables de l’Indien Bidpaï, Kalila wa dimma (1200-1220), et surtout les Maqamat, « Séances » ou « Entretiens » de al-Hariri (1054-1122). Ces œuvres de l’école de Bagdad présentent des compositions simples, où se lit les traditions byzantines et syriaques dans un fond uni souvent doré, et une théâtralité dans les lignes conventionnelles du décor et des accessoires ainsi que la prédominance des personnages sur le lieu.

Au XIIIe siècle, l’invasion des Mongols est un tournant dans l’histoire de la peinture de manuscrit : l’école existante est en grande partie décimée, augurant l’émergence de la miniature persane dans un jeu d’influence.
Sous la domination mongole, l’art de la Chine se fait connaître à travers la circulation des porcelaines, des habits ornés, et de nombreux tissus qui parviennent jusqu’en Iran. Dans les premières cours mongoles, quelques peintres chinois enseignent aux artistes iraniens l’art d’obtenir une blancheur immaculée au papier, qui restitue aux couleurs leur éclat, mais aussi le maniement du pinceau et la finesse du dessin, la technique de l’aquarelle et de la gouache, ainsi que de nombreux motifs qui sont intégrés et réinventés dans le répertoire de la miniature persane : arbres noueux, eau, nuages en forme de dragon, pics montagneux, dragons et oiseaux mythologiques, et surtout, élément poétique majeur, le rocher dont l’aspect devient fantastique et se pare de couleurs irréelles. Peinture chinoise et miniature persane offrent cependant deux visions aux esthétiques distinctes, dès lors que le paysage chinois est par essence ouvert au monde, et accueille le vide qui fonde la puissance des lointains et invite à la méditation, tandis que la miniature persane relève d’une esthétique de la profusion.
Outre cet apport fondamental de la tradition chinoise, l’essor de la miniature s’effectue à la croisée de l’artisanat mongol, de l’art timuride et de l’héritage culturel iranien. Les mongols se distinguent par une production de tapis et de textiles aux motifs géométriques d’une finesse remarquable. L’architecture gagne en majesté avec l’emploi des briques azurées ilkhanides et timurides, qui annoncent une esthétique nouvelle : la lumière et le bleu céleste, les couleurs et les motifs se libèrent des impératifs structurels des monuments dans une quête de la légèreté et de l’immatérialité qui, sensibles à Samarkand sous les Timourides, atteignent leur perfection à Ispahan sous les Safavides. Le monde de la miniature persane est façonné par cet héritage artistique mais aussi habité par la pensée mystique, qui préside au passage d’un imaginaire l’action héroïque au cœur des mythes de l’ancienne perse de Firdousi au XIe siècle, à un repli sur un univers intérieur et visionnaire de Sohrawardi au XIIe siècle. La mystique iranienne dépasse l’opposition duelle entre l’immanent et le transcendant dans la création d’un espace intermédiaire, imaginal et suprasensible. Cet univers des possibles et des apparences, celui de la miniature persane, révèle la beauté divine dans la création, et prend l’image du jardin, métaphore de la contemplation mystique.

Ce réseau d’influences complexes, s’il éclaire certains traits de la miniature persane, n’ôte en rien son inaltérable singularité, qui naît de la fusion des modèles dans une esthétique spécifique.
À bien des égards, la miniature persane constitue un art d’exception, non seulement par la qualité de son exécution mais encore par l’élaboration d’un dispositif visuel clos sur lui-même, ce qui confère au mot de « miniature » une toute autre connotation que le sens moderne et dégradé de « modèle réduit [1] ». Le terme de « miniature » délimite un art distinct, dont la puissance réside dans la concentration des couleurs, la finesse du dessin et l’unité ornementale. Elle diffère en cela de la miniature occidentale et de l’art européen en général. Les miniatures qui ornent les livres du Moyen Age occidental sont souvent de nature religieuse et dotées d’une portée symbolique, plaçant au centre l’homme et son action, et deviennent très tôt l’imitation illusionniste de la peinture de chevalet. Au contraire, telle qu’elle se développe en Iran, « même agrandie aux dimensions d’un tableau, la miniature reste miniature », et « la petitesse, la délicatesse, la finesse [2] » en sont les caractéristiques essentielles. L’absence de perspective, d’ombre et de modelé révèlent une profonde altérité de l’esthétique persane face à l’expression occidentale de l’espace, sa recherche de mimétisme et d’incarnation sensible.
De fait, la miniature se montre étrangère au naturalisme. Pour les premiers musulmans, les idoles païennes et les icônes byzantines sont des exemples de représentations devenues objets de culte, et le peintre, mussawar, est « celui qui donne forme » et s’attribue par la ressemblance de son œuvre l’attribut divin de créer la vie. La nécessité d’un écart par rapport au réel est à l’origine de la nature imaginaire, ornementale, gratuite des figures. Le principe de l’ornement régit dès lors aussi bien les personnages et les animaux que les éléments du décor, l’image et l’ornement ne faisant plus qu’un dans l’univers pictural. « Les mondes d’image, d’harmonie et de conte de la miniature persane s’impliquent réciproquement, ils sont de même essence et en harmonie. Ils ont tous pour corollaire la méditation, la rêverie, la songerie infinie d’un ailleurs parfait pouvant recommencer à partir de n’importe quel détail [3] ». En effet, dans un espace frontal et sur une surface plane, les différents éléments de la composition ne sont pas soumis à des distinctions d’échelle ou à une hiérarchie de placement. Ce n’est alors ni l’homme, ni l’action, ni le sens qui comptent mais chaque détail qui acquiert une importance et une signification. De même, l’inscription temporelle se caractérise non par le déroulement mais par l’intensité de l’instant et l’éternité de l’image. Ainsi, alors que dans la peinture occidentale, l’espace est représenté pour accueillir et guider le regard du spectateur, face à la miniature persane, notre attention court et se perd de détail en détail. L’engendrement infini des images par elles-mêmes conduit à une fascination à la fois illimitée et comblée du spectateur qui ne pénètre jamais ce monde clos et inaccessible, posé comme un rêve sous ses yeux.
L’image échappe au regard du texte lui-même, devenant une interprétation qui agence, imagine et synthétise différents moments du récit. La métaphore de la poésie iranienne invite l’image dans le texte, tandis que la miniature intègre de l’écriture, le plus souvent dans un cartouche. Les deux ensembles de signes n’en demeurent pas moins autonomes, et puisque le texte signifie, la miniature peut affirmer son essence ornementale, qui s’exprime par une toute puissance de la couleur. Le travail de la couleur requiert le concours d’un coloriste, qui emploie d’abord l’aquarelle aux XIIe et XIIIe siècles, mais aussi la poudre d’or, d’argent, de lapis-lazuli, d’émeraude et d’une pluralité de pigments qui confèrent à la miniature persane sa splendeur. « La beauté magique, éblouissante, la splendeur de la miniature persane est celle de la couleur pure. La luminosité des couleurs du visible, leur absolue liberté, leurs finesses et sensibilités délicates, la multiplicité, l’infinité des nuances et leurs harmonies subtiles distinguent les plus belles peintures persanes des chefs d’œuvres de la peinture chinoise et occidentale [4]. »

L’histoire de la miniature persane est traversée par le mythe d’un âge d’or et d’une décadence, auquel il est possible de préférer la restitution d’une chronologie fidèle à la complexité de l’évolution du genre.
Lorsque les héritiers de Gengis Khân se partagent l’empire, Kubilay Khân devient le protecteur des bibliothèques impériales, auxquelles les Mongols de Perse rivalisent en créant des bibliothèques, dont la plus célèbre est celle du grand vizir Rachid al-Din. Les 171 illustrations Vaga va gulsha, composées à Bagdad entre 1200 et 1225, apparaissent comme les premières merveilles d’un genre qui n’a pas encore acquis ses traits définitifs : les bandeaux monochromes sont ceints de rinceaux à fleurs et accueillent des oiseaux et des personnages en mouvement rehaussés de vives couleurs. Un autre manuscrit prestigieux préfigure la miniature, Les petits Shah nameh, recueil de l’épopée persane qui s’accompagne de peintures à simple fin d’illustration, dans des images encadrées au décor sommaire et codifié. À l’orée du XIVe siècle, Tabriz est le centre culturel qui rayonne dans toute la région, et où se réunissent des artistes perses, mongols, chinois, mésopotamiens et byzantins pour l’immense entreprise d’illustration d’un Compendium des chroniques ou Histoire naturelle qui retrace l’histoire des mongols. La précision illustrative domine encore dans cette première période, avec le Grand Shah nameh, « Livre des rois », qui voit le jour en 1330 à Tabriz dans la bibliothèque de Ghiyath al-Din, et dévoile un univers épique et mythique d’une grande force visuelle, où la violence des batailles, des blessures et de la mort place la figure héroïque au cœur de l’image. Les copies enluminées du Shah nameh et d’autres chefs d’œuvres de la littérature persane s’inscrivent dans une rivalité avec les empereurs de Chine et un processus de légitimation du pouvoir mongol s’érigeant en héritiers des rois de Perse. Scènes de cour, de chasse et de guerre créent un royaume idéal et construisent la figure exaltée du monarque, dans des livres enluminés commandés et destinés à l’usage des cours princières.
La miniature persane conquiert ses lettres de noblesses au cours du XIVe siècle, et lie son destin à celui de la poésie alors florissante et sublimée par la calligraphie de style nasta’liq, créée en 1375 à Tabriz. L’éclosion de la miniature dans sa plus belle parure s’accomplit dans un moment privilégié, entre la poésie lyrique de Hafez (né entre 1310 et 1337), héraut de l’amour de la beauté, et les fables mystiques de Djâmi (mort en 1490). L’art de la miniature se diffuse là où la langue et la littérature persane dominent, aussi bien à Ispahan qu’à Chiraz ou à Samarkand, et trouve son lieu de prédilection dans les ketâbkhâneh, à la fois bibliothèques et ateliers d’artistes, abrités par les cours et le mécénat des princes. Les Timurides (1405-1507), amateurs des lettres et des arts, développent en particulier un mécénat brillant qui se concentre sur l’atelier d’Hérât. Le premier grand maître de la miniature est alors Behzad (vers 1440-1520), qui se libère des impératifs du format et du répertoire classique pour représenter les petites gens au travail, comme dans la Construction du château de Khawanak, peinte en 1494. Cette tradition est perpétuée après le déclin des Timourides auprès de leurs vainqueurs, les Ouzbeks, à Boukhara, mais aussi dans l’Iran safavide avec l’école de Tabriz, Qazvin et Ispahan. Ebrahim Mirzâ, qui gouverne la province du Khorâssân de 1556 à 1565, réunit calligraphes, peintres et relieurs qui produisent des albums où alternent calligraphies et peintures isolées. La miniature est peu à peu travaillée de l’intérieur par une vision atténuée du soufisme faisant de l’amour humain le reflet de l’amour divin, dans des scènes galantes aux traits conventionnels, et un art du portrait qui peut confiner à un certain maniérisme. Au XVIIe siècle, Riza Abbasi, dont les créations s’échelonnent entre 1610 et 1640, pose un regard sensible sur la nature et la vie quotidienne, mais l’influence de la peinture occidentale se lit dans ses œuvres. C’est par la représentation de personnages historiques que l’art du livre peint brille encore, dans une période où l’imago mundi de la miniature devient simple imagerie imprégnée de réalisme, et où la répétition formelle des motifs et des codes contrarie toute invention.

Dépassant ses origines mêlées et ses multiples sources, la miniature persane se détache de la page et du texte, du réel qui l’entoure, et dévoile à partir du XIVe une esthétique unique, raffinée et resplendissante, dont l’éblouissement est décrit sous la plume de Youssef Ishaghpour : « Les choses dépouillées de leurs scories, de leur part obscure, du poids, du volume et de l’ombre apparaissent comme dans un miroir magique, qui ne réfléchit pas, à sa ressemblance, ce qui est devant lui, mais l’éclaire par une autre lumière et le porte dans un autre lieu, pour le métamorphoser en image d’ailleurs. Le somptueux caractérise cette apparition et le merveilleux en est l’effet et la tonalité [5] ».

À lire :
 Youssef Ishaghpour, La miniature persane, Éditions Verdier, 2009.
 Jean-Paul Roux, article « La miniature iranienne, un art figuratif en terre d’Islam », site Le monde de Clio.
 Miniatures persanes, Packstone Press international, 2010.

Publié le 29/10/2012


Juliette Bouveresse est élève à l’École Normale Supérieure de Lyon en Histoire des arts. Ses recherches portent sur l’art contemporain au Moyen-Orient et dans le monde arabe.


 


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