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La place géopolitique de l’Iran au sein du Grand Jeu, 1800-1946 (2/2)

Par Gabriel Malek
Publié le 24/04/2018 • modifié le 22/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Guerre anglo persane (anglo-persane) (1856-1857) : la charge de la 3eme cavalerie indo britannique commandee par le capitaine Forbes lors de la bataille de Koosh-Ab (Koosh Ab, Kooshab) le 8 fevrier 1857.

Gravure In "The Illustrated London News" du 25 avril 1857. ©Bianchetti/Leemage / AFP

II. Le paroxysme du Grand Jeu qui oppose des stratégies coloniales différenciées entre les deux puissances impérialistes (1857-1917)

Nous entrons dans le second temps du Grand Jeu qui s’étend du traité anglo-iranien de Paris à la Première Guerre mondiale (1857-1917). La lutte entre Britanniques et Russes est alors à son paroxysme pour la mainmise politique, économique voire militaire sur l’Iran (1). Depuis le traité de 1857, les diplomates de la Grande-Bretagne augmentent leur influence dans les cercles politiques de Téhéran. Ils obtiennent notamment le droit de faire passer des câbles télégraphiques sur le territoire iranien ainsi que des concessions pour l’exploitation de mines et voies ferrées. Les Russes se posent alors en contre pouvoir face aux Anglais, notamment par l’envoi dissuasif de troupes. Ainsi, en 1880, la Russie envoie des officiers en Iran pour créer un régiment de cosaque pour l’armée iranienne (2), mais il s’avère que ce régiment ne répond qu’à Moscou, signifiant que la Russie a le contrôle d’une partie de l’armée iranienne. Alors que les Britanniques privilégient l’influence sur le Majlis de Téhéran, les Russes se servent de leur influence dans l’armée et du soutien aux provinces périphériques pour mettre en difficulté l’Etat iranien. Ces deux stratégies différenciées restent une clef de compréhension cardinale du Grand Jeu : l’Angleterre privilégiant le domaine politique et diplomatique à Téhéran, la Russie préférant le soutien militaire et économique aux provinces périphériques en raison de sa proximité géographique. Cependant, les deux puissances impériales adoptent une stratégie financière univoque pour gagner de l’influence en Perse : elles octroient des prêts à l’Iran pour éponger la dette de l’Etat iranien, ce qui leur permet d’interférer dans les affaires de l’Etat (3). A titre de comparaison, cette stratégie impérialiste pour gagner de l’influence politique est notamment utilisée par la France en Tunisie. En effet, la France établit un protectorat en Tunisie en 1881 à la suite de la contraction d’une dette considérable de l’Etat tunisien auprès de la Banque de France.

Alors que les Russes renforcent leur influence au Nord de l’Iran, l’impact de la défaite russe face au Japon en 1905 (guerre russo-japonaise de 1904-1905) donne une chance à la bourgeoisie iranienne libérale de s’exprimer. Les nombreuses révoltes populaires, en réaction aux concessions accordées aux puissances étrangères par le Shah, provoquent une véritable révolution menée par l’élite libérale. La révolution intitulée constitutionnelle (1905-1911) qui en découle a un écho national et spectaculaire en Iran grâce à la solidarité cléricale chiite qui dénonce l’absolutisme et l’arbitraire du pouvoir du Shah (4). Partiellement organisé par les Britanniques, ce mouvement laisse à l’élite iranienne de l’époque le sentiment amère d’avoir été manipulée, même si cette révolution a aussi été initiée par la population iranienne, notamment à Tabriz qui comptait 200 000 habitants (5). Mais le faible taux d’urbanisation dans l’Iran du début du XXème siècle explique partiellement le faible impact des soulèvements sur le pouvoir central. La révolution constitutionnelle révèle cependant les faiblesses, notamment militaires, du pouvoir Qâdjâr. Sous la pression des puissances occidentales, Téhéran doit signer le traité tripartite de 1907 qui divise l’Iran en zones d’influence : le Nord, dont Téhéran, est sous la zone d’influence politique russe ; le Sud, limitrophe de l’Inde, est dans la zone d’influence anglaise. La Grande-Bretagne met en place une politique économique très pragmatique en Iran, qui est renouvelée par la découverte de l’or noir. La fameuse Anglo-Persian oil company est fondée dès mai 1901 grâce à une concession du Shah, mais l’exploitation de pétrole ne commence pas avant 1908. Lors de la Grande Guerre, l’Iran se prononce neutre pour éviter toute invasion de nature coloniale. En dépit de cet état de fait, les Britanniques étendent leur zone d’influence aux gisements pétroliers du Khouzistan en Iran. La question cruciale des concessions pétrolières iraniennes ne devient réellement un enjeu des rivalités impériales qu’après la Première Guerre mondiale (6). L’importance de la position géographique des puits de pétrole dans la géopolitique régionale est particulièrement mise en lumière dans l’étude de Olivier Roy sur la zone pétrolifère de la mer Caspienne (7). Ainsi, en dépit du sursaut nationaliste de la révolution constitutionnelle, l’Iran de 1918 est dominé politiquement et économiquement par la Russie et l’Angleterre.

III. La période de l’entre-deux-guerres sous domination anglaise à Téhéran qui aboutit à la crise irano-soviétique (1917-1946)

L’Entre-deux-guerres est une période de domination géopolitique britannique qui s’accompagne d’une modernisation de l’Etat iranien (1917-1941) (8). En effet, la fin de la présence ottomane en Iran ainsi que le retrait international de la Russie suite à la révolution d’octobre 1917 permettent à la Grande-Bretagne d’accentuer sa politique impériale en Iran. Le mandat de la Société des Nations obtenu sur l’Irak par la Grande-Bretagne renforce encore son influence et l’Iran devient de facto une base militaire britannique. Les Russes se posent encore une fois en contre-pouvoir et consolident leur soutien aux mouvements autonomistes de certaines provinces, notamment au Nord de l’Iran. Si elle ne détient pas l’influence politique de Londres à Téhéran, la Russie bénéficie néanmoins des mouvements de populations entre l’Iran et son propre territoire. Cette politique d’incursions soviétiques au Nord devient encore plus fréquente une fois la guerre civile russe terminée. Les Russes soutiennent par exemple militairement et financièrement la révolte du Gilan en 1920 au Nord-Ouest de l’Iran. Cependant, le ministre iranien de la Guerre Reza Shah mate le soulèvement du Gilan dès 1921 et il est couronné Shah le 25 avril 1926, fondant ainsi la dynastie Pahlavi. Il met en place une politique active de modernisation de l’Iran pour pouvoir rendre le pays indépendant de l’influence des puissances étrangères (9). Un des enjeux majeurs est désormais l’or noir que convoitent les Occidentaux. La lutte diplomatique pour l’obtention de concessions pétrolières devient ainsi cruciale dans la compréhension de la politique extérieure iranienne de l’entre-deux-guerres. Mais à la fin des années 1920, le pouvoir soviétique se stabilise autour de Staline ce qui permet aux Russes de mettre de nouveau en place une politique impérialiste plus offensive en Iran (10). De ce fait, les Britanniques ne sont donc plus dans la situation de monopole dont ils bénéficiaient depuis 1917, même s’ils détiennent toujours de facto l’essentiel de l’influence politique étrangère à Téhéran.

La Seconde Guerre mondiale entraine une nouvelle fois une période de faiblesse du pouvoir central à Téhéran. Bien que l’Iran se déclare de nouveau neutre, le pays est envahi par les Britanniques à l’Ouest et l’armée rouge au Nord en raison des rapprochements du Majlis, Parlement iranien, avec l’Allemagne (11). Si l’Iran entretient bien des relations économiques avec l’Allemagne, elles sont bien antérieures au nazisme et ne traduisent pas de rapprochements idéologiques. Mais ces relations économiques sont un prétexte pour les alliés pour intervenir en Iran.

L’impact de la Seconde Guerre mondiale sur le régime impérial est fatal, Reza Shah n’ayant pas réussi à préserver l’intégrité territoriale de son pays comme il l’avait promis. Le 16 septembre 1941, Reza Shah, fondateur de l’Iran moderne, abdique en faveur de son fils Mohammad Reza Shah. Cette succession est une rupture historique et le 29 janvier 1942, l’Iran signe avec l’URSS et la Grande-Bretagne un accord tripartite qui légitime la présence des troupes étrangères sur le sol iranien en cas de situation de troubles, comme au cours de la Seconde Guerre mondiale. Si les troupes anglaises se retirent comme prévu à la fin du conflit international, les soldats soviétiques restent au Nord-Ouest du pays dans l’Azerbaïdjan iranien. On assiste une nouvelle fois à la confrontation entre le militarisme russe de proximité face à l’influence politique des Anglais dans la capitale. Ces deux stratégies différenciées d’implantation en Iran mènent ainsi à la crise irano-soviétique de 1945-1946, première crise de la Guerre Froide. Les Russes soutiennent militairement une République démocratique en Azerbaïdjan iranien avec pour capitale Tabriz en se basant sur le fragile nationalisme des Turcs azéris peuplant la province. Mais les Etats-Unis de Truman font pression sur Moscou, qui en échange de nouvelles concessions pétrolières de la part de l’Etat iranien, abandonne les insurgés de l’Azerbaïdjan iranien à leur triste sort. Cette crise irano-soviétique signe l’échec de Moscou en Iran et le début de la prépondérance américaine dans le pays. L’Iran de Mohammad Reza Shah devient ainsi un des deux piliers de la politique de Washington au Moyen-Orient avec l’Arabie saoudite, et le demeure jusqu’à la Révolution de 1979.

Conclusion

La politique étrangère iranienne se fonde donc entre 1786 et 1942 sur la tentative de sauvegarde des intérêts nationaux face aux puissances impérialistes. Ni la Grande-Bretagne ni la Russie ne sont pas assez influentes au Moyen-Orient pour s’imposer définitivement en Iran sur la période. Cependant, les deux rivaux du Grand Jeu ont développé deux stratégies différenciées d’intervention en Iran, qui ont tendance à se renforcer sur la période. Les Britanniques privilégient une pression financière et surtout politique sur Téhéran alors que Moscou mène une politique d’interventions militaires et culturelles dans le Nord du pays. Par exemple dès les années 1920, les Soviétiques considèrent avoir un droit d’intervention en cas de rupture de la neutralité de l’Iran (12). Les nombreuses incursions soviétiques au Gilan en 1920 ou en Azerbaïdjan iranien en 1941 sont des conséquences directes de cette politique. Ainsi, l’influence de Moscou se traduit par une politique de contrôle des provinces périphériques associée à des démonstrations de force dissuasives pour faire pression sur Téhéran sous contrôle politique anglais. Cependant l’enjeu pour les deux puissances est le même : faire de l’Iran un allié stratégique et militaire tout en obtenant des concessions économiques.

Mais pour l’Iran, le but principal est de conserver son intégrité territoriale pendant près de deux siècles face aux Occidentaux. La lecture de la situation géopolitique actuelle où l’Iran mène une politique d’expansion de son influence au Moyen-Orient doit être comprise dans le temps long. La subordination notamment politique aux puissances coloniales que le peuple iranien a vécu lors du Grand Jeu est un facteur clef de compréhension de la rhétorique politique de la République islamique d’Iran.

Lire la partie 1 : La place géopolitique de l’Iran des Qâdjârs au sein du Grand Jeu, 1800-1946 (1/2)

Lire également :
 - L’Iran des Qadjars : d’Agha Mohamed Khan à la Révolution constitutionnelle (1779-1906)
 Le règne de Mohammad Reza Shah : l’Iran de la Seconde Guerre mondiale à la révolution islamique
 La crise irano-soviétique de 1945-1946

Notes :
(1) MORGAN Gerald, Anglo-Russian rivalry in Central Asia, 1810-1895, Londres, Frank Cass, 1981.
(2) KHADJENOURI M, L’évolution des relations extérieures de l’Iran du début du XIXème siècle à la Seconde Guerre mondiale, Paris, Centre d’études de Politique étrangère, volume 41, 1976, page 135.
(3) FOLTZ Richard, Iran in the World History, Oxford, Oxford University Press, 2016.
(4) DIGARD Jean-Pierre, HOURCADE Bernard et RICHARD Yann, L’Iran au XXe siècle : entre nationalisme, islam et mondialisation, Paris, Fayard, 2007.

(5) RICHARD Yann, L’Iran de 1800 à nos jours, Paris, Flammarion, 2016, page 81.
(6) FISHER Louis, Oil imperialism : the international struggle for petroleum, New York, Hyperion press, 1976.
(7) ROY Olivier, « Caspienne : une histoire d’oléoduc, ou les illusions de la géostratégie », dans Critique internationale, vol 8, 2000, pages 36-44.
(8) CRONIN Stéphanie, The Making of Modern Iran : State and Society Under Riza Shah, London, Routledge Curzon, 2003.
(9) BANANI Amin, The modernization of Iran (1921-1941), Princeton, Standford Press University, 1984.
(10) GRAZIOSI Andrea, Histoire de l’URSS, Paris, Presses universitaires de France, 2010.
(11) GHOLI MAJD Mohammad, August 1941 : the Anglo-Russian occupation of Iran and change of Shahs, Lanham, University Press of America, 2012.
(12) GINIEWSKI Paul, L’Iran et ses problèmes, Paris, Centre d’études de Politique étrangère, volume 3, 1960, pages 285-292.

Publié le 24/04/2018


Gabriel Malek est étudiant en master d’histoire transnationale entre l’ENS et l’ENC, et au sein du master d’Affaires Publiques de Sciences Po. Son mémoire d’histoire porte sur : « Comment se construit l’image de despote oriental de Nader Shah au sein des représentations européennes du XVIIIème siècle ? ».
Il est également iranisant.


 


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