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La protection internationale du patrimoine irakien sous les coups de l’État islamique

Par Mathilde Rouxel
Publié le 04/06/2015 • modifié le 22/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

vory plaque with winged sphinx, 8th century BC, Nimrud

Photo Credit : The Art Archive / British Museum / Alfredo Dagli Orti / AFP

En se focalisant sur le cas irakien, cet article a pour objectif d’analyser les motivations de l’organisation État islamique devant ce patrimoine jugé « païen », de rendre compte de la mobilisation internationale devant l’avancée spectaculaire de l’organisation et face aux problèmes liés à la protection du patrimoine, et d’interroger, en dernier lieu, les services rendus par la société civile pour contrer cette volonté manifeste de réduire à néant une mémoire historique, fondamentale pour l’instauration de la paix et condition de possibilité du vivre ensemble.

Détruire tout ce qui est « haram » ?

En s’attaquant aux vestiges des civilisations mésopotamiennes, et plus généralement à tout ce qui est anté-isalmique, les membres de l’État islamique réduisent à néant tout ce qu’ils estiment être issu d’une culture et de rites païens - appelant par-là l’idolâtrie, interdite par le Coran. L’anthropologue Malek Chebel note ainsi que « nous sommes face à un mouvement fondamentaliste qui veut revenir aux premiers jours de l’islam », et qui agit aujourd’hui par « mimétisme » devant ce modèle de civilisation [3]. C’est donc suivant ce principe - « Musulmans, ces reliques que vous voyez derrière moi sont les idoles qui étaient vénérées à la place d’Allah il y a des siècles » [4] - qu’ils se sont filmés en train de détruire à coup de masse des statues au musée de Mossoul le 26 février 2015. Ainsi disparurent la statue du roi de Sargon, roi assyrien du VIIe siècle avant JC, et un taureau ailé vieux de plus de trente siècles. Rien ne restera qui pourrait porter atteinte à l’unicité d’Allah. Les attaques de Mossoul, puis d’Hatra, Nimroud et Khorsabad suivent cependant un long processus de destruction, qui vise le patrimoine intellectuel arabe, le patrimoine religieux chrétien, juif mais aussi musulman comme les vestiges d’une antiquité païenne problématique : en juin 2014, la statue du poète arabe du IXe siècle Abou Tammam fut déboulonnée ; le tombeau de Jonas à Mossoul fut dynamité le 24 juillet 2014 devant la foule des pèlerins venus s’y recueillir ; l’église syro-orthodoxe de Tikrit fut détruite en septembre 2014 ; la bibliothèque de Mossoul fut le théâtre d’autodafés en février 2015. Ces autodafés se sont d’ailleurs multipliés au cours des mois de janvier et février 2015 : certains habitants, sensibles à ces irréparables destructions de leur histoire humaine, ont cherché à cacher chez eux des ouvrages précieux, risquant ainsi la mort et la destruction de leurs biens.

Les attaques de l’EI ne se limitent pas aux objets : considérés comme « un produit du colonialisme » selon les mots de Jean-Pierre Luizard [5], les sites fouillés par les missions « venant de pays ‘croisés’ » Ibid. à la fin du XVIIIe siècle sont détruits par l’EI, qui choisit de construire l’histoire sur d’autres principes. Ces mouvements radicaux rendent ainsi illégitimes les musées du Caire, de Beyrouth, de Bagdad ou de Mossoul, fondés par des missions chrétiennes au début du XIXe siècle, pour « rétablir la véritable civilisation, née, selon eux, avec les conquêtes musulmanes. Les salafistes ont porté ces idées à leur paroxysme, en particulier face aux représentations humaines ou anthropomorphiques » [6]. La destruction à la pelleteuse des sites de Nimroud, Hatra, Khorsabad sont ainsi avant tout une attaque de l’Occident ; l’État islamique cherche à révulser la communauté internationale et à maintenir la peur dans la région.

Cependant, il semble que les motivations de l’État islamique ne soient pas seulement idéologiques. Les sites sont pillés et les objets récupérés revendus au profit de l’organisation. Lors du colloque international « Le patrimoine irakien en danger : comment le protéger ? » [7] organisé à Paris le 29 septembre par l’UNESCO, le directeur du musée de Bagdad Qais Hussen Rashied a annoncé que « des mafias internationales s’occupent des vestiges et de tout ce qui a trait au patrimoine, [et] informent Daesh de ce qui peut être vendu. […] Ces montants financent le terrorisme » [8]. Au-delà de l’idéologie religieuse, donc, du politique : « tout cela ressemble à une opération de communication », selon Mathieu Guidère cité par Romain Herreros dans le Huffington Post [9]. Les islamistes se posent ainsi comme seuls interlocuteurs possibles.

Comment protéger le patrimoine de l’Irak et du Levant ?

Depuis le mois de septembre 2014, sommets et colloques internationaux se multiplient pour discuter du « patrimoine et de la diversité culturelle en péril en Irak et en Syrie » [10] ; l’évocation de ce patrimoine, systématiquement détruit, permet de rappeler la liaison étroite de ces destructions avec les persécutions des minorités, qui témoignent elles aussi de cette volonté radicale d’effacer toute trace de diversité culturelle dans la région. La conférence internationale de Haut Niveau organisée par l’UNESCO le 3 décembre 2014 est construite autour du principe selon lequel « le patrimoine et la diversité culturelle […] doivent logiquement être mis au cœur des interventions d’urgence et de construction de la paix » [11]. Les interventions militaires de la coalition internationale demeurent impuissantes devant la puissance de la riche organisation État islamique, et les questions de préservation du patrimoine sont encore brûlantes. Après les destructions éclair de Nimroud, Hatra ou Khorsabad, le ministre irakien du Tourisme et des Antiquités Adel Fahd al-Cherchab appelait encore au soutien de la communauté internationale : « Ce que je demande à la communauté internationale et à la coalition internationale, c’est de frapper le terrorisme où qu’il soit. […] Nous demandons un soutien aérien […] Le ciel n’est pas contrôlé par les Irakiens, le ciel n’est pas entre nos mains » [12]. Aujourd’hui, l’EI est installé à Palmyre en Syrie, sans qu’aucune armée étrangère n’ait pu empêcher son avancée. La prise d’une ville ou d’un site par l’EI rend celui-ci inaccessible, et il est impossible de savoir, concrètement, ce qui s’y passe au-delà des informations diffusées par les médias de l’EI eux-mêmes. Comme l’expliquait déjà en septembre dernier l’ambassadeur de France délégué à l’UNESCO Philippe Lalliot [13], seule l’observation de données satellitaires permettent d’évaluer l’ampleur des dégâts causés par l’EI sur le terrain, les zones sinistrées restant encore aujourd’hui impossibles à approcher. L’opération militaire s’avère donc délicate ; la carte à jouer d’urgence est celle de l’endiguement du trafic d’œuvres d’art, qui circulent dans la région et transitent dans les pays voisins de la Syrie et de l’Irak.

Pour résister à ce commerce clandestin a été mise à jour la « Liste rouge d’urgence des biens culturels irakiens en péril » [14], présentée le 1e juin 2015 au Musée du Louvre à Paris par le Conseil International des Musées (ICOM). Florence Evin du Monde explique qu’il s’agit d’une « mise à jour de la première liste parue en 2003, après le saccage du musée de Bagdad et les vols des œuvres de l’ancienne Mésopotamie » [15]. Cette liste dresse une typologie des trente-cinq pièces les plus demandées « avec photo, descriptif, taille, provenance et datation, permettant d’identifier les objets concernés » [16]. Elle est diffusée sur internet, et envoyée aux polices du monde entier, aux douanes, à Interpol, aux antiquaires spécialistes. De nouveaux dispositifs de veille ont été mis en place, notamment un Groupe d’intervention de secours aux musées, déployé en cas de catastrophe telle que celle qu’a connu le musée de Mossoul en février 2015.

La communauté internationale n’est toutefois pas la seule à se mobiliser contre ces destructions et ce pillage. Quelques actions de la société civile méritent d’être signalées, à l’image du « projet Mossoul » [17], site internet lancé par des étudiants chercheurs du Réseau de formation pour le patrimoine culturel numérique [18]. Cette mobilisation fait suite à la diffusion de la vidéo attestant de la destruction des œuvres du musée de Mossoul, et consiste à recréer numériquement, en trois dimensions, les œuvres détruites en Irak. Pour réaliser au mieux cette entreprise, un appel à contribution pour tous les internautes est lancé : Matthew Vincent, l’un des archéologues initiateurs du projet, explique en effet que « si nous arrivons à obtenir suffisamment de photographies prises sous plusieurs angles des différents objets, nous pourrons les recréer virtuellement et établir un musée en ligne pour les partager avec tous » [19]. Premier pas vers une nouvelle manière de sauvegarder le patrimoine, cette initiative, si les moyens le permettent, a pour projet de s’étendre aux sites patrimoniaux voisins de Nimroud ou Hatra.

Autre grand projet digne d’attention, et dont nous pouvons admirer les fruits aux Archives Nationales de Paris jusqu’au 24 août 2015 : le Centre Numérique des Manuscrits Orientaux, fondé en 1990 par le père Najib, et qui a pour but de collecter, restaurer, numériser et inventorier l’ensemble du patrimoine religieux écrit de Mésopotamie. Les destructions de 2003 et les attentats de 2007 contre les églises chrétiennes plongent ce projet dans l’urgence ; la collecte s’accélère, jusqu’à la prise de Mossoul par l’EI en juin 2014. Le Père Najib transporta plus de 8 000 manuscrits de Mossoul à Erbil au Kurdistan, sous les balles de l’EI et au péril de sa vie [20].

Cette numérisation a permis de sauver des milliers de manuscrits, photographiés en haute résolution, permettant de faire de magnifiques fac simile, dont sept exemplaires sont exposés au cœur de l’exposition sur les Grandes Heures du couvent de Mossoul proposée par les Archives Nationales de Paris. Sauver autant d’originaux que possible, et sauvegarder une mémoire numérique de tout ce qui échappe à la protection de la communauté internationale : un moyen de résistance contre lequel, pour l’instant, l’EI n’a pu avoir aucune prise.

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :

 Intervention de Daniel Rondeau prononcée lors du colloque sur la « mobilisation pour le patrimoine : Irak, Syrie et autres pays en conflit », le 6 mai 2015 à l’Unesco
 Entretien avec Jean-Baptiste Yon – Palmyre : son origine, son histoire, son architecture
 Destruction du patrimoine culturel irakien : les villes de Nimrud et de Hatra
 Exposition « Mésopotamie, carrefour des cultures - Grandes Heures des Manuscrits irakiens », du 20 mai au 24 août 2015 aux Archives nationales de Paris

Publié le 04/06/2015


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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