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Les mu‘tazilites représentent un mouvement né au VIIIe siècle, sous l’influence de Wasil Ibn ‘Ata. Ils se caractérisent par la volonté d’introduire une forme de rationalité dans la compréhension du phénomène religieux, et seront conduits à affirmer l’existence d’une volonté humaine libre et autonome.
Les ach‘arites, nommés ainsi à la suite de Al-Ach‘ari, forgeront une doctrine de la toute-puissance divine, en réaction au rationalisme des mu‘tazilites. Chez eux, la révélation prime sur la raison.
Le mouvement des mu‘tazilites est né à Basra, avant de devenir la doctrine officielle du califat, et de s’étendre progressivement dans de nombreux centres de savoir islamique, particulièrement en Perse. Il aura une influence considérable dans de nombreux courants du kalam.
Al-Ach‘ari, qui donne son nom au second mouvement que l’on étudie ici, était un élève de Abu Ali al-Gubba’i, qui était à la tête de l’école mu‘tazilite de Basra, l’une des deux plus importantes avec celle de Bagdad. C’est donc après avoir été lui-même mu‘tazilite que Ach‘ari se retournera contre la doctrine de son maître. Autour de lui s’agrègeront de nombreux mécontents rejetant le rationalisme mu‘tazilite, qui semblait à cette époque tout puissant. Son argument principal consiste à rappeler la soumission fondamentale de la raison à la révélation. Ses disciples retiendront cette idée, qu’ils défendront avec véhémence, tout en adoptant le style des philosophes qu’ils souhaitent critiquer.
En effet, le mouvement ach‘arite nait en réaction au mu‘tazilisme, mais s’oppose tout autant à la philosophie des falasifa, qui prône l’existence d’une raison humaine indépendante de Dieu.
Avant la constitution des mu‘tazilites en écoles, principalement à Basra et à Bagdad, il existait au sein de la théologie juridique (kalam) islamique deux lignes principales. La première, appelée Qadariyya, affirmait que l’homme seul avait un pouvoir sur ses actes. La seconde, Jabariyya, ne reconnaissait aucune auto-détermination à l’homme, au profit de l’affirmation d’une toute-puissance de Dieu.
De nombreux historiens peinent à distinguer les premiers mu‘tazilites des Qadariyya, tant leurs positions semblent proches. Selon les uns et les autres, Dieu a crée en l’homme un pouvoir (qudra), qui lui permet d’agir librement, et d’être responsable du bien et du mal qu’il accomplit. En faisant le bien, il obéit à Dieu et en sera récompensé, et en faisant le mal il lui désobéit et sera puni. En effet, c’est là l’un de leurs principes fondamentaux : Dieu ne peut pas vouloir le mal. Par ailleurs, Dieu ne détermine pas directement les actes de l’homme, qui demeurent libres. Ceci constitue le deuxième des cinq grands principes qui structurent toute la pensée mu‘tazilite, à savoir le principe de la justice divine.
Dans ce cadre, nous voyons apparaître la notion de qudra hâditha, qui fait référence au « pouvoir » de l’homme, qui est un pouvoir effectif, mais « commencé », c’est-à-dire contingent, dans la mesure où il est octroyé à l’homme par Dieu. Ainsi, Dieu ne peut pas demander l’impossible, et ses demandes se situent toujours dans les limites de la capacité humaine.
La conception mu‘tazilite de la liberté accorde ainsi une marge de manœuvre non négligeable à l’homme dans la conduite de ses actions, et notamment de ses actions morales. Pourtant, selon certains contemporains des mu‘tazilites, leurs démonstrations sont inconsistantes. En effet, selon eux, cette conception conduit à faire de l’acte libre un fait qui échappe totalement au pouvoir créateur de Dieu. Or, ceci aboutit, selon ces mêmes individus, à nier une grande partie du texte coranique, comme par exemple les versets suivants : « Il accorde sa faveur à qui Il veut » (3, 73 – 4) ou encore « C’est Lui qui vous a créés, et tout ce que vous faites » (37, 96).
Al-Ach‘ari, mu‘tazilite repenti, initie un mouvement de grande ampleur en faveur d’une réhabilitation de la toute puissance divine. Ses disciples insisteront sur la grandeur de Dieu, qui n’a pas à être questionnée, et sur la part irréductible de mystère que comporte l’action divine. C’est la volonté divine qui fait venir toute chose à l’existence, y compris tout acte humain.
Dans la mesure où Dieu crée toute chose à tout moment, il crée en l’homme les actions que ce dernier ressent comme étant libres. À la notion d’un choix libre, les ach‘arites vont substituer une notion qui sera un élément clé de toute leur doctrine, à savoir le kasb, ou « acquisition ». Alors que Dieu est d’une liberté absolue et sans limite, l’homme est quant à lui « contraint au libre choix » selon Ghazali, un célèbre héritier de la doctrine ash‘arite. La réaction ash‘arite entend ainsi défendre la transcendance divine et son mystère. Leur thèse sera celle de l’idée de la toute puissance de Dieu. À Dieu rien n’est obligatoire, tout est possible. Dieu peut faire ce qu’il veut.
Dans sa réaction au mu‘tazilisme, Ach‘ari va aller jusqu’à dire que Dieu peut nous charger de choses impossibles. Nous ne sommes plus dans le domaine de la théologie mais dans le domaine de la théorie juridique.
Selon les mu‘tazilites, les notions de bien et de mal sont objectives et les valeurs morales peuvent être déduites par la raison humaine. Par ailleurs, la justice de Dieu l’oblige à agir en accord avec la loi morale. Il est ainsi contraint à respecter ses promesses de récompenser les plus méritants avec le paradis et ses menaces de punir les plus mauvais en les envoyant en enfer. Plus importante encore est l’idée selon laquelle les récompenses et les punitions doivent être attribuées à des créatures dotées d’une volonté libre.
Il est en outre admis chez de nombreux mu‘tazilites que le principe de justice implique que Dieu fasse toujours ce qui est au plus grand avantage des êtres humains. Ceci sera tangible dans un débat reproduit de façon fictionnelle par al-Ghazali, grand opposant d’Averroès, et héritier de la doctrine ash‘arite.
Dans un texte extrait de al-Iqtisad fi al-I‘tiqad (Le juste milieu dans la croyance), Ghazali retrace une discussion entre al-Gubba’i, représentant de l’école mu‘tazilite, et al-Ach‘ari. Ce dernier va s’opposer à la question de la justice divine. En effet, selon Gubba’i, la prescience divine est telle que Dieu est capable de prolonger la vie d’un incroyant s’il sait que ce dernier va se repentir. Ainsi, Ach‘ari aurait questionné Gubba’i sur le destin de trois frères : le premier est croyant, le deuxième incroyant et le troisième est mort étant enfant. Gubba’i aurait répondu que le premier serait récompensé du paradis, le second puni de l’enfer, et le dernier ni récompensé ni puni. Ach‘ari répond alors par une question : pourquoi Dieu n’a-t-il pas laissé le troisième frère en vie suffisamment longtemps pour lui donner l’opportunité de gagner le paradis ? Gubba’i répondra que Dieu savait que, s’il avait vécu, il serait devenu un incroyant, ce à quoi Ach‘ari rétorque que, dans ce cas, Dieu aurait dû également faire mourir en bas âge le second frère devenu incroyant, afin de lui éviter l’enfer !
Dans ce débat mis en scène par Ghazali, nous percevons toute la puissance du débat entre mu‘tazilites et ash‘arites à propos de la liberté humaine et de la justice divine. Cette confrontation nous fait voir combien les questions soulevées au sein du kalam (la théologie juridique) sont importantes pour la philosophie elle-même. Si Ghazali ne se présentera pas comme un philosophe, mais bien comme leur détracteur, il entrera dans un vif débat avec Averroès. Il est ainsi nécessaire de mieux comprendre Ghazali pour comprendre en retour les tenants et les aboutissants des positions philosophiques adoptées par les uns et les autres à cette époque. Or, comprendre Ghazali, aussi bien qu’Averroès lui-même, implique d’avoir à l’esprit la teneur des débats a priori spécialisés qui ont fait vivre la théologie juridique musulmane, à commencer par le désaccord concernant la liberté, qui a opposé mu‘tazilites et ach‘arites.
Bibliographie :
– L. Gardet, « Quelques réflexions sur un problème de théologie et philosophie musulmanes : Toute puissance divine et liberté humaine », in. Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, N°13-14, 1973. pp. 381-394.
– The Cambridge Companion to arabic philosophy, 2005, Cambridge University Press.
– D. Gimaret, La doctrine d’al-Ash‘ari, 1990, Paris, Cerf.
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