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Roger Geahchan est journaliste libanais, ancien rédacteur en chef adjoint du quotidien L’Orient-Le Jour, ancien correspondant pigiste des quotidiens Le Monde et La Croix, ainsi que de la radio RTL.
Dernier ouvrage paru : "Hussein Aoueini, un demi-siècle d’histoire du Liban et du Moyen-Orient", Beyrouth, Éditions FMA, 533 p.
Lire également :
– La question libanaise (1/5) : de l’Empire byzantin à la fin des Mamelouks
– La question libanaise (3/5) : de 1918 à 1943
– La question libanaise (4/5) : de l’indépendance à la guerre civile libanaise
– La question libanaise (5/5) : la guerre civile libanaise
La conquête ottomane (1516) mit fin au règne des mamelouks [1]. Pendant quatre cents ans, la Sublime Porte gouvernera, outre ses possessions européennes, des provinces qui avaient successivement fait partie des empires arabes musulmans omeyyade, abbasside, puis fatimide, avant de subir le joug mamelouk.
Contrairement à leur présence dans les Balkans et en Arménie et aux insurrections qu’elle devait provoquer dans les rangs des populations chrétiennes, provoquant l’intervention des puissances européennes dans ce qui est connu depuis lors sous le terme de question d’Orient, les Ottomans réussirent à faire accepter leur présence dans les provinces arabes à population musulmane largement majoritaire en assumant le rôle de successeurs des califes. Le sultan, prenant la suite de Mahomet par autoproclamation, devenait de ce fait le chef de la Umma, la communauté des croyants, ayant pour mission sacrée de gouverner suivant les règles révélées au Messager d’Allah et consignées dans le Coran et la Sunna [2].
Aux populations chrétiennes des pays qu’ils ont conquis, les Ottomans confèrent le statut de dhimmis. Mais la condition des gens est différente suivant qu’il s’agit du littoral ou de la montagne. Dans les villes et villages de la zone côtière, les sujets du sultan relevaient directement en général de l’autorité du wali (gouverneur) turc, tandis qu’au Mont-Liban, la structure féodale de la société imposait, entre la masse et le gouverneur désigné par la Sublime Porte, un intermédiaire, le seigneur local, émir ou cheikh, ayant généralement pour principale fonction de collecter les impôts au bénéfice de l’administration ottomane. Deux figures émergent au Mont-Liban sous l’occupation ottomane, d’abord celle de l’émir druze Fakhreddine II, du clan des Maan, dont le dernier représentant, Ahmed, s’est éteint en 1697, ensuite celle de l’émir Béchir II Chéhab, dont deux des aïeux, l’émir Youssef et son frère Kassem, sunnites d’origine, s’étaient convertis au maronitisme. (Béchir reviendra à la religion de ses ancêtres pour se marier.)
Sous l’émir Fakhreddine II Maan (1590-1633) et l’émir Béchir II Chéhab (1788-1840), le Mont-Liban acquiert une autonomie de fait qui en fera l’embryon de l’État du Grand-Liban créé en 1920 après la défaite et le démembrement de l’Empire ottoman, qui avait participé à la Première Guerre mondiale au côté de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. Né en 1572, Fakhreddine prend en charge ses fonctions d’émir dix-huit ans plus tard. Par une politique habile d’alliances avec les autres seigneuries locales, appuyée de temps à autre par des expéditions militaires couronnées de succès, il réussit à imposer son autorité à un territoire équivalant à celui de l’État du Grand-Liban. Il parvient très vite à dépasser le rôle que lui assigne Istanbul, celui d’un collecteur d’impôts au service du Sultan, et réussit à mener une politique en quelque sorte nationale qui permet au Liban de se doter d’une certaine autonomie vis-à-vis du lointain maître ottoman.
C’est sur la base de ses succès et de ses conquêtes, que les délégués libanais à la Conférence de la Paix, à l’issue de la guerre de 14-18, réclameront l’élargissement du territoire libanais à ses « frontières naturelles », celles qui constituaient les limites de son émirat [3]. De fait, on peut voir jusqu’à nos jours un château fort qu’il a fait construire à Tedmor (Palmyre), sur une éminence dominant la cité de la reine Zénobie. Rabbath souligne lui aussi [4] que « le Grand émir était parvenu (…) à certains moments de sa carrière à étendre son pouvoir effectif, si ce n’est son autorité légale, jusqu’aux montagnes de Galilée et au fond des steppes syriennes ».
Fakhreddine ne se contenta pas d’agrandir l’espace qu’il contrôlait. Il poursuivit une véritable politique d’homme d’État. Il assura la sécurité dans les villes et les campagnes, mit en œuvre une justice énergique et développa l’agriculture et le commerce, tout en encourageant les colonies étrangères à s’établir à Saïda et à Beyrouth, dont il fit sa capitale d’hiver. Il était lié aux Médicis de Toscane et s’inspira des méthodes de gouvernement et d’administration en vigueur en Occident. Il fit appel à des fonctionnaires chrétiens qui se distinguaient par leur instruction acquise dans les monastères. Et sa politique, favorable aux chrétiens, encouragea ces derniers à poursuivre leur migration du nord vers le sud du Mont-Liban.
Mais les succès de l’émir finirent par inquiéter la Sublime Porte. En 1613, une armée fut dépêchée pour se saisir de sa personne. Il réussit cependant à trouver du côté de Jezzine, dans des grottes à flanc de montagne, une cachette sûre. Il parvint ensuite à s’enfuir et à s’embarquer à destination de l’Italie, où il trouva refuge à la cour des Médicis à Florence. Il y resta cinq ans, période qu’il mit à profit pour développer ses relations avec les dirigeants européens. Au bout de ce séjour, il sut, par une habile diplomatie, rentrer en grâce et regagna le Liban.
Fakhreddine, de retour, ne tarda pas à renouer avec sa politique d’expansion, qui fut une fois de plus couronnée de succès. Il signa de la sorte sa propre perte. Il avait pris désormais trop d’importance et ses liens avec l’Europe, ses rapports avec les chrétiens, la protection qu’il accordait aux missions religieuses chrétiennes le firent apparaître aux yeux de l’islam et des dirigeants ottomans, en particulier du wali de Damas, sous l’autorité duquel le sud du Mont-Liban, c’est-à-dire la région druze, était alors placée, comme l’homme à abattre. En 1633, une armée fut dépêchée par la Sublime Porte avec ordre de l’arrêter. Cette fois, l’émir ne réussit pas à se cacher. Il fut appréhendé avec les membres de sa famille et emmené en captivité à Istanbul. Deux ans plus tard, il fut exécuté avec quatre de ses enfants. Le cinquième, Hussein, eut la vie sauve en raison de son jeune âge et fut nommé plus tard ambassadeur en Inde.
Une épopée prend fin. Malgré sa fin tragique, Fakhreddine II est reconnu (cf. entre autres l’EncyclopÆdia Universalis) comme ayant introduit au Liban une période de prospérité. Il est considéré, presque à l’unanimité des historiens, comme le précurseur de l’idée d’un grand Liban (sans trait d’union cette fois entre grand et Liban) multiconfessionnel rassemblant chrétiens, druzes et musulmans, d’un Liban ouvert sur l’Europe et acquis à l’idée de s’engager résolument sur la voie du progrès et de la modernité. Mais il y a un revers de la médaille : il a bousculé par son audace la très traditionnaliste communauté druze de la montagne toujours prompte à s’enflammer et a provoqué un début de déséquilibre à son détriment et en faveur de la communauté maronite, processus qui s’accélérera sous Béchir II Chéhab. La discorde s’installe alors et sera l’une des causes des trois Haraka (guerres confessionnelles) qui déboucheront, en 1860, sur le massacre des chrétiens du Chouf, du Metn-sud et de Zahlé par les druzes ; et des chrétiens de Damas par les sunnites.
Le neveu de Fakhreddine, l’émir Melhem Maan, lui succéda. En 1657, son fils, Ahmed, le dernier des Maan, accède à son tour au pouvoir. Il meurt sans descendance mâle en 1697 et son neveu par voie utérine, Béchir 1er Chéhab, est appelé à la tête de l’émirat. Les Chéhab gouverneront de 1697 à 1840. Le plus célèbre d’entre eux, qui, tel Fakhreddine II Maan, occupe une place éminente dans l’histoire, est Béchir II Chéhab, dit Le Grand (il gouvernera de 1788 à 1840, 52 ans, un vrai record !). Mais la fin de son « principat », comme celle de son illustre prédécesseur, connut des soubresauts dramatiques et le Chouf sombra en 1841, en partie en raison des ingérences étrangères et en partie du fait de la discorde druzo-maronite, dans une guerre civile, qui devait reprendre en 1845 et atteindre son paroxysme en 1860. En lisant les récits des événements de ces années tragiques, on croit – mêmes causes, mêmes effets – revivre les guerres qui ont dévasté le Liban de 1975 à 1990 et dont les causes délétères n’ont pas fini d’empoisonner la vie politique du pays et sa « mosaïque de communautés confessionnelles ».
La fatalité voulut que le règne de Béchir II coïncidât avec les guerres victorieuses que Mohamed Ali, vice-roi d’Égypte, et son fils Ibrahim Pacha menèrent contre la Turquie et qui alarmèrent à un point tel la Grande-Bretagne, craignant de mettre en danger la sécurité de la route des Indes (vitale pour elle), qu’elle intervint de tout son poids pour stopper l’élan des forces égyptiennes et réduire à merci Béchir qui, à son corps défendant, avait dû leur apporter son appui.
Le malheur de Béchir II (Amine Maalouf a traité sur le plan romanesque cet aspect de la question dans Le rocher de Tanios) réside dans le fait qu’il a subi de la part de puissants envahisseurs étrangers, durant sa présence à la tête de l’émirat, des pressions auxquelles il lui était difficile de résister sans mettre en danger son pouvoir et même sa personne.
En premier lieu, Bonaparte, stoppé devant Acre par la farouche et invaincue résistance du terrible wali turc, Ahmed Djezzar Pacha [5], adresse à Béchir, le 20 mars 1799, une lettre par laquelle il sollicite l’envoi à ses troupes de « vivres, et surtout du vin et de l’eau-de-vie (qui) seront exactement payés ». Le futur empereur fait savoir en contrepartie qu’il « a l’intention de rendre la nation druze (comprendre le Mont-Liban) indépendante, d’alléger le tribut qu’elle paye, et de lui rendre le port de Beyrouth et d’autres villes qui lui sont nécessaires pour les débouchés de son commerce » [6]. L’expédition de Bonaparte modifiait la donne au Proche-Orient et rendit plus âpre la lutte à laquelle se livraient les puissances européennes pour accroître leur influence dans cette région, au détriment les unes des autres, et pour remplir le vide politique grandissant résultant du lent déclin de l’Empire ottoman.
Habile, cauteleux, ambitieux, intrigant, Béchir se garda bien de donner suite à la demande de Bonaparte se rendant compte que l’expédition menée par ce dernier aggravait au Liban la tension entre les maronites et les druzes, les premiers la considérant avec sympathie et les seconds regardant d’un mauvais œil la nouvelle irruption occidentale à l’orée de leur fief. Il offrit plutôt son concours à la Sublime Porte. Pour le remercier, le sultan lui confia le gouvernement du « Djebel des druzes » (le Mont-Liban), du Wadi el Taïm (Békaa ouest, région de Rachaya-Hasbaya), de la région de Baalbeck, avec la plaine de la Békaa et le Hermel, du Jabal Amel (Liban-sud) et du sandjak de Jbeil, soit, en gros, un pays équivalant au territoire du Liban actuel, moins le Liban-Nord.
Ici, il faut faire une petite digression pour souligner [7] que l’expression Mont-Liban se rapportant au Mont-Liban de nos jours n’a eu cours qu’à partir de la fin du XVIIIe siècle, avec l’établissement au sud de la route Beyrouth-Damas d’un grand nombre de maronites venus du Liban-Nord, lequel jusqu’à cette migration était connu sous le nom de Mont-Liban, alors que le Mont-Liban actuel était connu sous le nom de Djebel druze ou Djebel du Chouf [8].
Investi donc d’un firman du sultan, Béchir II (sa cruauté est légendaire, il fit crever les yeux de deux de ses cousins qui étaient des rivaux) gouverne intelligemment et efficacement et fait faire au pays d’importants progrès sur le plan de l’organisation, de l’économie et du développement culturel. Le palais qu’il fait édifier à Beiteddine est un des joyaux de l’architecture libanaise. Tout comme Fakhreddine, il renforce les frontières et les délégués libanais à la Conférence de la paix, à l’issue de la Première Guerre mondiale, s’y référeront pour réclamer la création du Grand-Liban. Cependant, Béchir, qui avait fait la sourde oreille aux sollicitations de Bonaparte, ne sut résister aux pressions du vice-roi d’Égypte Mohamed Ali et de son fils, Ibrahim Pacha, ou ne fut pas en mesure de le faire.
Sous le coup des ambitions de Mohamed Ali et d’Ibrahim Pacha, le Moyen-Orient tout entier entre en ébullition. Le 3 novembre 1832, les troupes égyptiennes, commandées par Ibrahim, mettent le siège devant Acre. Des combattants druzes viennent se joindre à elles, Béchir ayant autorisé leur participation à cette opération militaire. Il avait en effet noué dès 1801 des liens étroits avec les dirigeants égyptiens, notamment avec le vice-roi Mohamed Ali, ayant dû chercher refuge provisoirement en Égypte pour échapper à l’hostilité du sanguinaire Djezzar. En quatre ans, ce dernier avait nommé à la tête de l’émirat cinq rivaux de Béchir. Ainsi ce dernier ne put que consentir aux Égyptiens ce qu’il avait refusé, trois décennies plus tôt, de donner aux Français. Sa décision aggrava la tension – qui n’avait cessé de croître depuis le début du siècle – entre druzes et maronites. La Grande-Bretagne, inquiète des projets des Égyptiens et de l’aide que ceux-ci trouvaient auprès de Béchir, versait de l’huile sur le feu des dissensions dans le Chouf.
Les soucis que se faisait Londres n’étaient pas infondés : en six mois, Ibrahim Pacha et son armée se retrouvaient à Kutahia à moins de 200 kilomètres d’Istanbul. En mai 1833, le sultan dut reconnaître au pacha d’Égypte le gouvernement de la Syrie, de la Palestine, du Liban, de la Cilicie et de la Crète. Le Liban changeait de maître une fois de plus. Béchir demeura à la tête de l’émirat, mais exerça son pouvoir sous le contrôle de l’ambitieux Ibrahim Pacha, installé tout près, à Antioche.
Ibrahim Pacha n’était pas que brillant général. C’était aussi un homme d’État. Il avait des projets visant à débarrasser les pays conquis de l’étouffant corset imposé par l’islam durant les siècles d’occupation arabe puis ottomane. Les historiens soulignent à l’unisson les progrès qu’il a introduits : il réorganise l’administration, met en place une justice et une police efficaces, crée des conseils représentatifs dans les villes et les villages, traite à égalité musulmans et chrétiens. Bien que musulman lui-même, il confie à ces derniers des postes importants, les autorise à monter à cheval, ce qui leur était auparavant interdit. Il tente d’imposer des limites au pouvoir des féodaux et libéralise le fonctionnement de la société et de l’administration.
Mais la mise en œuvre de toutes ces réformes exige de l’argent, encore plus d’argent. Il faut instituer davantage d’impôts, pour assurer la sécurité, il faut une police nombreuse et bien entraînée, et par conséquent un budget spécial, il faut aussi désarmer la population en raison du fait que chaque famille, chaque clan, possède un véritable arsenal. En outre, la Turquie n’avait pas digéré sa défaite et préparait une revanche. Ibrahim Pacha dut recourir à la conscription, qui fut très mal acceptée par la population. Au Hauran, dans le sud de la Syrie, il doit faire face à une révolte des habitants druzes (1837-1838). Il sollicite l’aide de Béchir, lui demande de lui envoyer des combattants chrétiens pour l’aider à mater la rébellion druze.
Les historiens divergent sur le nombre d’hommes demandé, quatre mille, selon les uns, le double selon d’autres. Béchir est particulièrement embarrassé car il sait qu’en acquiesçant à cette demande il risque de mettre à feu et à sang le Chouf, où les druzes lui étaient déjà hostiles pour diverses raisons et, entre autres, parce qu’ils considéraient qu’il favorisait les maronites à leur détriment et au détriment de leurs privilèges ancestraux dans la montagne, privilèges que l’ascension des chrétiens dans les domaines politique, économique et social était en train de rogner. Sur les braises de la discorde déjà allumées, soufflent les Britanniques, en particulier un de leurs agents particulièrement retors et actif, le diplomate Richard Wood.
À ce stade du conflit régional, Chéhab n’était plus maître de sa décision. Il dut s’exécuter et les combattants qu’il mit à la disposition de l’Égyptien étaient commandés par son propre fils Khalil. Les forces conjuguées d’Ibrahim Pacha et de son allié libanais vinrent à bout de l’insurrection druze au cours de l’été 1838. Cette victoire cependant laissa, au sein de la population druze du Chouf, de profondes meurtrissures qui ne sont pas totalement étrangères aux causes des troubles armés qui ensanglantèrent la région après la chute de Béchir en 1840.
Le conflit entre l’Égypte et la Sublime Porte ne pouvait pas ne pas entraîner l’intervention des puissances européennes soucieuses, à l’exception de la France (qui appuyait Mohamed Ali), de freiner une trop grande expansion égyptienne. En dépit de l’appui de Paris, en dépit d’une nouvelle victoire qu’il remporte sur les troupes ottomanes à Nézib, au sud de la Turquie, Ibrahim Pacha doit se soumettre et rappeler ses troupes. La Syrie, le Liban et la Palestine retombent sous le joug ottoman. Le retrait des troupes du vice-roi d’Égypte entraînait une défaite politique de Béchir contre lequel la population druze était montée à fond. Il avait porté atteinte à ses privilèges séculaires au profit des maronites, envoyé en exil certains des seigneurs féodaux druzes, avait appuyé la politique d’Ibrahim Pacha. Les Égyptiens n’étaient plus en mesure de le soutenir.
Par firman, le sultan nomma à sa place, en 1840, l’émir Béchir III Kassem Chéhab. On considère que le régime de l’émirat au Mont-Liban a pris fin avec la destitution de Béchir II, bien qu’officiellement la décision ottomane d’y mettre fin n’ait été annoncée qu’en janvier 1842 (voir plus loin). Il fut emmené en exil à Malte par les Britanniques, puis autorisé à gagner Istanbul, où il mourut en 1850.
L’avènement de Béchir III ne régla en rien la crise. Les esprits entre maronites et druzes étaient échauffés à un point tel qu’un incident somme toute banal déclencha au Chouf, en octobre 1841, des affrontements meurtriers qui dégénérèrent en guerre civile. Selon la légende, un chasseur maronite de Deir el-Kamar abattit une perdrix qui volait au-dessus d’un champ appartenant aux cheikhs druzes Abi-Nakad, du village voisin de Baakline. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, il n’en aurait pas fallu davantage pour que les clans des Abi-Nakad, des Joumblatt et des Imad attaquent Deir el-Kamar.
La rage s’étend à Jezzine, Damour, Naamé. Les palais des Chéhab à Baabda et Hadeth sont attaqués. Dans la Békaa, Zahlé, dont la population grecque-catholique n’avait pourtant joué qu’un rôle timide en comparaison des maronites, est attaquée par un chef tribal druze, Chebli Ariane. Béchir III, faible et incompétent, est dépassé par le drame.
Pressés d’intervenir par la population en détresse, les consuls européens entament des démarches auprès de la Sublime Porte, qui donne l’ordre à des détachements armés stationnés à Beyrouth de se déployer au Mont-Liban et d’y rétablir l’ordre. Mais les Turcs jouent un double jeu dans le dessein d’y instaurer une administration directe mettant fin au régime d’autonomie dont il jouissait sous l’autorité des émirs. Aux chefs chrétiens, ils font valoir les avantages d’un gouvernement ottoman direct, en même temps qu’ils encouragent en sous-main les druzes à poursuivre leurs razzias. Leur plan est couronné de succès et, au bout de trois mois de troubles, une fois que l’anarchie est devenue totale, ils convoquent Béchir III à Beyrouth, d’où un navire l’emmène à Istanbul rejoindre Béchir Le Grand ! La fin de l’émirat est proclamée en janvier 1842 et un Croate, chrétien d’origine converti à l’islam, Omar Pacha, est nommé gouverneur du Mont-Liban.
C’était une victoire pour la politique de la Sublime Porte (et de la Grande-Bretagne), d’autant plus que la rupture entre maronites et druzes était consommée, que toute réconciliation entre eux était inenvisageable dans un bref avenir et, par conséquent, qu’il n’y avait pas de possibilité pour la population de s’opposer aux volontés ottomanes.
Cependant, le gouvernement d’Omar Pacha ne répondit pas à l’attente de la population, en particulier de la population maronite. Il se heurta à l’opposition du patriarche Youssef Hobeiche qui critiquait sévèrement ses méthodes. De fait, le Croate cherchait à s’attacher l’appui des chefs des grandes familles par des prébendes, pratiquait, comme avant lui les émirs, une politique de division pour mieux régner, tout comme il recourait à des moyens frauduleux en falsifiant des pétitions d’appui à sa personne destinées à tromper les consuls européens sur sa popularité. L’opinion de ces derniers était importante car, au cours des années de gouvernement égyptien, et notamment lors de la Haraka de 1841, la protection qu’ils accordaient à la population et l’influence qu’ils exerçaient avaient connu un vif essor.
Omar Pacha, après s’être aliéné les chrétiens, poussa la maladresse jusqu’à dresser contre lui les druzes et Chebli Ariane (voir plus haut) prit la tête d’une rébellion qui, un moment, menaça le palais de Beiteddine où siégeait le gouverneur. La Porte le démit de ses fonctions en décembre 1842 et le remplaça par un certain Mohamed Pacha.
Entretemps, cependant, les puissances, inquiètes de la nouvelle dégradation de la situation au Mont-Liban, s’étaient entendues sur un nouveau plan conçu par le prince de Metternich. Il prévoyait la partition de la montagne en deux caïmacamats séparés, l’un pour les maronites, l’autre pour les druzes. (Les grecs-orthodoxes, s’estimant suffisamment nombreux, réclamèrent pour eux aussi un caïmacamat qui leur serait propre, mais leur demande fut rejetée.) Approuvé par Istanbul, qui avait exigé cependant et obtenu que les caïmacams, « pris parmi les indigènes autres que ceux appartenant à la famille Chéhab » [9], ce plan entra en application le 1er janvier 1843. Suivant la consigne donnée par la Porte, le commandant de l’armée turque casernée à Saïda, Assaad Pacha, nomma l’émir Haïdar Abillama caïmacam des chrétiens et l’émir Ahmed Arslane caïmacam des druzes. (Deir el-Kamar, capitale de l’ancien émirat, enclavée dans la zone druze, fut constituée en circonscription autonome gouvernée par un fonctionnaire turc.)
Cette nouvelle organisation du Mont-Liban comportait divers défauts, dont le principal était dû au fait que le district chrétien abritait une minorité de druzes et le district druze une minorité de chrétiens. Dès lors, le caïmacam chrétien était appelé à statuer sur les affaires des druzes de son district et le caïmacam druze à en faire de même à l’égard des chrétiens de sa province. Les vieilles susceptibilités, exacerbées par un sentiment de frustration dans chacun des deux camps, ne tardèrent pas à se réveiller, tandis que diverses mesures impopulaires d’ordre fiscal et administratif suscitèrent un vif mécontentement dans les rangs de l’ensemble de la population. L’état de la sécurité ne tarda pas à se détériorer. On était à la veille de la seconde Haraka.
Divers incidents opposèrent druzes et maronites et chacun des deux camps commença à se préparer en prévision de la nouvelle guerre qui semblait inévitable. Les historiens conviennent qu’il n’est pas établi avec certitude laquelle des parties est responsable d’avoir ouvert les hostilités. Il semble, cependant, que ce soient les maronites qui déclenchèrent, en avril 1845, la première attaque. Des bandes armées se lancèrent, dans le Chouf, à l’assaut de quatorze villages druzes auxquels elles mirent le feu. Elles essayent ensuite de s’attaquer au fief des Joumblatt, à Moukhtara, mais sont repoussées par la garnison turque. Les troubles s’étendent à Deir el-Kamar, à Jezzine et à d’autres régions du Mont-Liban central et méridional.
Dans cette guerre, les chrétiens se trouvèrent au bout de quelques semaines en état d’infériorité pour deux raisons. D’une part, le commandant de l’armée turque stationnée à Saïda, Wajihi Pacha, qui avait succédé à Assaad Pacha, se rangea au côté des druzes et ordonna à plus d’une reprise à ses hommes de repousser les combattants chrétiens. D’autre part, le camp maronite manquait de cohésion, les chefs des clans du Kesrouane et du Liban-Nord n’ayant pas dépêché des renforts à leurs coreligionnaires du Chouf.
Fin mai, les druzes, aidés par les Turcs, prennent l’avantage, mettant en déroute les forces chrétiennes. Ils pillent les villages dont ils s’emparent et y mettent le feu. Charles Henry Churchill, dans son ouvrage The Druzes and the Maronites under Turkish rule from 1840-1860, Londres, 1862, écrit : « Et puis se répète la vieille histoire des villages en flammes, des biens détruits, et des fugitifs chrétiens poursuivis par les druzes et par les irréguliers turcs pillés, mutilés et tués. » [10].
Au bout de plusieurs semaines de dévastations, la guerre entre les deux communautés s’arrêta. Un pacte fut signé sous l’égide d’un haut fonctionnaire ottoman aux termes duquel chacun des deux clans s’engagea à ne pas attaquer l’autre.
Cependant, depuis l’expédition militaire égyptienne menée sous le commandement d’Ibrahim Pacha et des idées de progrès social et politique qu’elle avait introduites, un mouvement social, s’apparentant à une jacquerie, était en fermentation. En 1858, un vent de fronde se lève dans les zones chrétiennes du Mont-Liban, où la paysannerie était accablée d’impôts et de corvées par les féodaux. Au Kesrouane, un litige sur une question d’argent entre un muletier, Tanios Chahine, et un cheikh Khazen, cheikh Maroun el-Khazen, s’envenime. Les paysans, soutenus par le bas clergé, prennent fait et cause pour leur camarade dans un climat d’insurrection. Le mouvement de solidarité avec Chahine dégénère en insurrection. Les féodaux sont attaqués et chassés de leurs propriétés agricoles, dont l’exploitation est confiée aux ouvriers et aux paysans. C’est une révolte en bonne et due forme qui est en marche. Elle a pour conséquence imprévue le déclenchement d’une troisième Haraka, la plus sanglante, la plus meurtrière, dont les terrifiants récits se perpétuent de génération en génération jusqu’à nos jours.
Pour les druzes de la montagne, la cohésion et la solidarité au sein de leur collectivité, l’attachement aux liens ancestraux qui les unissent à leurs chefs, la préservation de leur structure féodale sont les gages les plus sûrs de la sécurité et de la pérennité de leur communauté. Réflexe de minoritaires. Mais le soulèvement des paysans maronites dans le Kesrouane pourrait faire tache d’huile et atteindre le Chouf par un phénomène de contagion. C’est dans cette dichotomie, cette conception diamétralement opposée des deux camps, cette menace qui pèse sur un ordre social immuable dans les zones druzes et en plein bouleversement dans les régions chrétiennes, que réside le détonateur de la troisième guerre civile entre druzes et maronites en moins de vingt ans. Et, une fois de plus, les Turcs voient dans ces divisions le moyen d’éloigner le risque de la constitution d’un front uni druzo-maronite contre leur mainmise sur le pays. Aussi s’emploient-ils à attiser les haines confessionnelles, tandis que les consuls, pour ne pas être en reste, multiplient les démarches chacun en faveur de sa clientèle traditionnelle (le Français en faveur des maronites, le Britannique des druzes, le russe des grecs-orthodoxes, l’Autrichien des grecs-catholiques).
Les récits et témoignages écrits divergent sur la partie responsable du déclenchement des troubles. Au cours de l’automne 1859, une première rixe oppose druzes et maronites à Beit-Méry, dans le Metn-Nord, région mixte. Un moine est assassiné à Ammik, dans la Békaa, hors du périmètre du Mont-Liban. Des attentats sont commis à Jezzine, à la limite sud du Chouf. Au mois de mai de l’année suivante, la tension croissante débouche sur la guerre. Les combats éclatent dans toutes les zones mixtes. Deir el-Kamar est incendié (130 maisons brûlées, selon Salibi) et des centaines de ses habitants égorgés.
Durant l’été 2012, alors que je visitais Deir el-Kamar, je ne me rassasie jamais de sa beauté, et, dans la superbe maison d’un notable, le maître de céans me raconta, qu’en 1860, 32 membres de sa famille, qui n’avaient pourtant pas participé aux combats, avaient été égorgés.
Mais revenons à cette sombre année. Des massacres sont également perpétrés à Jezzine et à Hasbaya. (À Jezzine, au cours d’une visite, toujours en 2012, j’ai vu à l’intérieur d’une maison ancienne les traces d’un incendie conservées à dessein par la chaîne des propriétaires qui s’étaient succédé.) À Saïda, ce sont les sunnites, et non plus les druzes, qui s’en prennent aux chrétiens. Zahlé, une ville à prédominance grecque-catholique, est attaquée par une troupe de cavaliers druzes. « Ce n’était plus la guerre, mais le massacre organisé des chrétiens, le pillage et la dévastation, portés dans leurs villages, qui se donnèrent partout libre cours », écrit Rabbath [11]. Salibi dresse un bilan encore plus lourd et plus accablant.
Ce qui est aussi accablant, et que soulignent les chroniques consacrées à ces tristes événements, c’est qu’aussi bien le leader zghortiote Youssef bey Karam, considéré comme un héros par ses compatriotes, que Tanios Chahine et sa horde de paysans, qui s’étaient transformés en milice, se gardèrent de porter secours à leurs compatriotes et coreligionnaires. Le premier ne bougea pas de son fief du Liban-Nord et le second s’arrêta à l’embouchure du Nahr el-Kalb.
Les atrocités débordèrent le cadre du territoire libanais d’aujourd’hui puisque des milliers de chrétiens à Damas furent à leur tour massacrés par les sunnites alors qu’ils n’étaient en rien impliqués dans les querelles druzo-maronites des Libanais. Les sunnites, semblaient réagir à la campagne insistante des Européens en faveur de l’égalité des droits des chrétiens (les dhimmis) et des musulmans. De ce sombre tableau, émerge la figure princière du grand héros algérien, l’émir Abdel-Kader el-Jazaïri, qui, réfugié à Damas à partir de 1852, ouvrit les portes de son palais pour accueillir et protéger les chrétiens en fuite et qui fit intervenir sa garde personnelle pour secourir les quartiers menacés.
Au Liban, les troubles se poursuivirent jusqu’à la fin de juin. « Ils ne prirent fin que faute de nouvelles victimes à immoler parmi les maronites, et [à cause] de la lassitude des druzes », note Rabbath [12].
Le bilan approximatif serait de vingt mille morts. On ne s’explique pas la brusquerie et l’énormité de ce carnage autrement que par un sentiment profond de frustration qui aurait fait agir druzes et sunnites.
Une fois de plus les puissances européennes intervinrent auprès d’Istanbul. Au cours d’une conférence réunissant à Paris, au début d’août de cette année 1860, les délégués de la France, de la Grande-Bretagne, de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche, ainsi que l’ambassadeur turc, deux protocoles furent adoptés. Par le premier, les Européens insistaient sur la nécessité pour la Sublime Porte de mettre en œuvre des « mesures administratives sérieuses pour l’amélioration du sort des populations chrétiennes de tout rite dans l’Empire ottoman ». Le second protocole prévoyait qu’un « corps de troupes européennes, qui pourra être porté à douze mille hommes, sera dirigé en Syrie (comprendre au Liban) pour contribuer au rétablissement de la tranquillité ». Le soin d’accomplir cette mission était confié à l’empereur des Français (Napoléon III) qui « consent à fournir immédiatement la moitié de ce corps de troupes ». En même temps, les puissances contractantes « promettent » d’entretenir les forces navales suffisantes pour assurer le succès de l’opération.
On est frappé par la similitude mutatis mutandis de la teneur de ces accords (en remplaçant la Prusse par l’Allemagne, et l’Autriche par l’Italie et l’Espagne) avec les termes de la résolution 1701 du Conseil de sécurité de l’ONU mettant fin à la guerre de juillet-août 2006 entre Israël et le Hezbollah libanais.
Dès le 16 août, les premiers contingents du corps expéditionnaire français débarquent à Beyrouth. De son côté, le gouvernement turc se montre à la hauteur de ses responsabilités et fait montre d’une fermeté exemplaire. Il dépêche au Liban son ministre des Affaires étrangères, Fouad Pacha, qui agit avec une grande énergie. Il fait traduire en cour martiale les fauteurs de troubles qui sont condamnés à mort ou à l’exil. Les exécutions capitales se succèdent sans répit, notamment à Damas. Le wali turc de la ville, Ahmed Pacha, subit le même sort et des officiers turcs sont passés par les armes. Ces mesures draconiennes et promptes permirent un rétablissement presque immédiat de l’ordre. En juin 1861, le corps expéditionnaire français reprit le chemin de la mer.
Le problème de la sécurité réglé, restait à trouver un règlement politique, après les échecs successifs dans des bains de sang du régime de l’émirat et de celui des deux caïmacamats. Fouad Pacha s’y attela en collaboration avec une commission internationale représentant les cinq puissances.
Entamées à Beyrouth le 24 septembre 1860, les négociations se poursuivirent à Istanbul, où elles aboutirent, le 6 juin 1861, à l’établissement d’un protocole avec, en annexe, un Statut organique pour le Mont-Liban. Ce sont ces textes qui ont conféré au Liban un statut de droit international, dénommé Moutassarifiya, qui sera le noyau et l’ossature du Grand-Liban.
La montagne était maintenue sous la souveraineté ottomane, mais sa vie publique était placée en même temps sous le contrôle des cinq puissances, représentées par leurs consuls (accrédités à Beyrouth). Le 6 septembre 1864, un nouveau texte portant le même nom est substitué au Règlement de 1861. Très peu différent du premier, il porte de deux à quatre le nombre de représentants maronites au conseil représentatif mis en place dans la Moutassarifiya.
Le nouveau régime prévoit l’abolition de la féodalité, et, ipso facto, de tous les excès et abus qu’elle comporte, mais il consolide, d’un autre côté, le régime communautaire, dont l’expérience vécue a montré, principalement à partir de l’indépendance, en 1943, tous les défauts. Il stipule que le gouverneur (moutassarif) du Mont-Liban devra être chrétien, choisi par la Porte, parmi les sujets du sultan. Il confère à cette province un statut privilégié d’autonomie.
Le moutassaref est secondé par un conseil représentatif (noyau du futur Parlement libanais) comprenant 12 membres élus suivant un scrutin à deux degrés : les habitants de chaque village élisent un des leurs, qui devient cheikh, et, ensuite, les cheikhs élisent les membres du Conseil : 4 maronites, 3 druzes, 2 grecs-orthodoxes, 1 grec-catholique, 1 sunnite, 1 chiite. Sept sièges sont ainsi réservés aux chrétiens et cinq aux mahométans. En 1914, quelques mois avant le début de la guerre, le nombre des membres est porté à 14, la communauté maronite et la communauté druze obtenant chacune un siège supplémentaire, mais la majorité restait entre les mains des chrétiens : huit contre six.
Le nouveau statut a fixé au Liban les limites qui étaient celles du double caïmacamat. En firent donc partie, du nord au sud, les cazas suivants : Bécharré avec Zghorta, le Koura, Batroun, Jbeil, le Kesrouane, le Metn avec son sahel, mais sans Beyrouth, et tout le territoire au sud de la route Beyrouth-Damas jusqu’à Jezzine, avec donc Baabda, Aley, Deir el-Kamar et tout le Chouf. La commission internationale, au cours de ses travaux à Beyrouth, s’était montrée favorable à l’inclusion au Mont-Liban des territoires adjacents sur lesquels la domination ou l’influence des émirs s’étaient par le passé souvent exercées. Mais la Grande-Bretagne, toujours soucieuse d’éviter un trop grand affaiblissement de la Turquie et un surcroît d’influence de la France au Proche-Orient, s’opposa à cette idée. Aussi, la décision finale excluait-elle la Békaa, où les terres étaient pourtant en grande partie libanaises, le Wadi el-Taïm (avec Hasbaya et Rachaya), berceau de la lignée des émirs Chéhab, et les villes maritimes de Beyrouth, de Tripoli, de Saïda et de Tyr, dont les populations majoritairement musulmanes étaient fortement réticentes à être incluses dans le nouveau cadre juridique assigné à la montagne.
Les historiens et les témoignages écrits de l’époque sont unanimes : la Moutassarifiya (1861-1915) a été une ère de prospérité et de sécurité qui a permis au Mont-Liban de se relever de ses ruines et d’accéder à un niveau de vie envié de tous ses voisins. En outre, l’article 5 du Règlement organique stipulait (comme mentionné plus haut) l’abolition de la féodalité, que les cinq puissances considéraient comme ayant été à l’origine des inégalités qui avaient engendré les conflits de 1860, comme ceux de 1845 et 1841. C’était, dans les textes tout au moins, une victoire pour la paysannerie chrétienne.
Dans les faits, cependant, la mentalité féodale et tribale s’est perpétuée jusqu’aujourd’hui et continue de dicter en partie le comportement politique et social dans la montagne, où le personnel politique est issu des mêmes familles que celles qui gravitaient dans l’orbite du pouvoir au temps de l’émirat, des deux caïmacamats et de la Moutassarifiya. À l’exception du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, du chef du Courant patriotique libre, Michel Aoun, et du chef du Courant Amal, Nabih Berri, tous les dirigeants politiques appartiennent à des grandes familles traditionnelles ou à des clans. Quand, en raison d’une crise grave, ces patriciens ne peuvent accéder aux postes de commande, ils laissent momentanément la place à un militaire de haut rang - comme ce fut le cas en 1958 avec l’élection du commandant en chef de l’armée, le général Fouad Chéhab, à la présidence de la République, à l’issue d’une insurrection de cinq mois - quitte ensuite à discréditer son œuvre par un travail de sape, de désinformation et de surenchère confessionnelle.
Le 25 mai 2008, au bout d’une crise peut-être plus grave encore qui avait débouché sur des affrontements meurtriers entre les chiites du Hezbollah et les sunnites du Mouvement du futur (haririen), c’est encore le commandant en chef de l’armée, le général Michel Sleiman, qui est élu à la présidence de la République après une vacance de six mois à la tête de l’État. Notons également que les mandats des présidents Élias Hraoui et du général Émile Lahoud (ce dernier élu lui aussi alors qu’il était commandant en chef de l’armée) ont été prorogés de trois ans sur décision de la Syrie qui a exercé sa tutelle sur le Liban de 1990 à 2005. Il faut relever enfin que sur les neuf présidents élus entre 1958 et 2008 trois (le tiers) étaient des commandants en chef de l’armée au moment de leur élection. C’est dire à quel point la caste politique est divisée du fait de ses clivages confessionnels et politiques.
Le choix du président est d’ailleurs parfois inspiré, sinon dicté, par l’étranger : Washington et Le Caire pour Fouad Chéhab, Damas et Riyad pour René Moawad, Damas pour Élias Hraoui et Émile Lahoud, Damas et Doha pour Michel Sleiman.
Mais renouons le fil de notre exposé. En 1915, après l’entrée en guerre de l’Empire ottoman au côté de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, Djemal Pacha, nommé commandant en chef de la Quatrième armée turque avec pleins pouvoirs pour gouverner la Syrie, le Liban et la Palestine, met fin en pratique au régime de la Moutassarifiya et à son autonomie. Il nomme un gouverneur turc de religion musulmane en remplacement du dernier moutassaref chrétien, Ohannès Kouyoumjian. Et pour bien montrer que le Mont-Liban n’est qu’une province parmi d’autres de l’Empire ottoman, il lui réserve trois sièges de députés pour le représenter au Parlement d’Istanbul.
1915 est d’ailleurs une année de malheurs. Le 21 août, onze nationalistes arabes ou libanais, dix musulmans et un chrétien, sont exécutés sous l’accusation de trahison. Surtout, en mars-avril, à la suite d’une invasion de sauterelles d’une ampleur sans précédent, du blocus du Mont-Liban par l’armée turque et de la région côtière palestino-libano-syrienne par la Royal Navy, une terrible famine s’installe qui entraîne la mort du tiers de la population de la montagne. En 1916, le 6 mai, nouvelle exécution de 21 nationalistes (17 musulmans et 4 chrétiens).
C’est dans cet état catastrophique que l’armée turque abandonne le pays, en septembre 1918, devant l’avance des armées alliées. Une autre page d’histoire s’ouvre pour le Liban.
De ce long panorama historique, il ressort que le Liban d’aujourd’hui n’a jamais été, avant la proclamation du Grand-Liban, le 1er septembre 1920, un État indépendant jouissant d’une souveraineté exercée par un pouvoir qui lui soit propre. Tout au long des siècles, il a été successivement envahi par des armées impériales et ce n’est qu’à partir des Maan, au XVIe siècle, que sa partie montagneuse, cet éperon rocheux couronné de blanc quatre mois de l’année durant, regardant d’un côté l’est, d’où sont venus tant d’envahisseurs, et de l’autre l’ouest, la Méditerranée, voie de passage elle aussi d’autres conquérants, a pu accéder à une forme limitée de self-government, mais toujours dans le cadre de la souveraineté ottomane.
Cette montagne donc, avec le régime de l’émirat, puis celui des deux caïmacamats, et, enfin, de la Moutassarifiya, a été le noyau, l’embryon, du Liban d’aujourd’hui, bien que relevant de la souveraineté turque. Et sans la défaite des Ottomans en 1918 et l’aide de la France ensuite, elle ne se serait pas nécessairement transformée en État indépendant et souverain dans les frontières de la République libanaise. Il reste aussi que le pays continue de traîner sa tare congénitale due à l’absence d’un consensus national sur son identité.
Est-il un pays arabe comme les autres et de ce fait inconditionnellement solidaire de leurs causes, en particulier de la cause palestinienne, que, pourtant, l’Égypte, le plus grand des pays membre de la Ligue arabe, a abandonnée en signant un traité de paix avec Israël, suivie par la Jordanie ? Est-il un pays à visage arabe seulement comme en avait théoriquement convenu la réunion de dialogue national tenue à Genève du 31 octobre au 4 novembre 1983 ? Est-il un pays partiellement chrétien et partiellement musulman ayant donc une nature différente de celle des États membres de la Ligue arabe au sein desquels l’islam est très largement majoritaire ? Est-il une confédération de communautés confessionnelles de fait, sinon de droit, coiffée d’un pouvoir central, lequel se trouve paralysé chaque fois qu’un problème important divise les communautés, comme l’illustrent les crises successives et les guerres communautaires qui ont marqué la vie de la République depuis la crise de Suez (1956) et jusqu’à la guerre civile syrienne d’aujourd’hui ?
Le confessionnalisme politique condamne-t-il le Liban à la quête vaine, et pourtant perpétuelle, d’un accord sur toutes les questions d’intérêt national des dirigeants de ses six plus importantes communautés ? Les guerres communautaires qui ont marqué son histoire depuis 1841 et jusqu’en 1990 – et aujourd’hui l’antagonisme entre les sunnites et les chiites – ont-ils marqué les esprits à un point tel qu’ils excluent toute chance d’entente nationale sincère et durable ?
Roger Geahchan
Roger Geahchan est journaliste libanais, ancien rédacteur en chef adjoint du quotidien L’Orient-Le Jour, ancien correspondant pigiste des quotidiens Le Monde et La Croix, ainsi que de la radio RTL.
Dernier ouvrage paru : Hussein Aoueini, un demi-siècle d’histoire du Liban et du Moyen-Orient, Beyrouth, Éditions FMA, 533 pages.
Notes
[1] Sur la question ottomane, l’islam en général et les différents sujets développés dans notre exposé, voir notamment l’ouvrage d’Henry Laurens L’Orient arabe Arabisme et islamisme de 1798 à 1945, Armand Colin, Paris, 2000.
[2] Cf. Salibi, Histoire du Liban du XVIIe siècle à nos jours, Naufal, Paris, 1988, traduit de l’anglais par Sylvie Besse, pp.272 et s.
[3] Selon Kamal Salibi, Tarikh Loubnane, op. cit. pp. 31 et s., au temps de Fakhreddine, la superficie du Liban a « atteint trois fois celle du Liban d’aujourd’hui ».
[4] Op. cit. p. 173.
[5] « Il répandit la terreur en Syrie et au Liban », écrit Philippe Hitti dans son ouvrage Tarikh souria wa loubnane wa filastine, p. 338.
[6] Le texte de la lettre est cité en entier par Rabbath à partir du Recueil de documents diplomatiques établi par le Baron de Testa.
[7] Salibi, Histoire du Liban, op.cit. pp 12-13.
[8] Voir aussi à ce sujet Volney et autres voyageurs d’Orient.
[9] Recueil Gabriel Noradounghian d’actes internationaux de l’Empire ottoman.
[10] Cité par Salibi.
[11] Op cit. p.205.
[12] Ibid.
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