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La rébellion ‘Adwan (1923)

Par Delphine Froment
Publié le 03/06/2015 • modifié le 22/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Abdallah de Jordanie en 1931

AFP

Au début du XXe siècle, la tribu ‘Adwan est puissante, à la tête de l’alliance Balqa’ (alliance politique de nombreuses tribus semi-sédentaires [1], qui domine l’ouest de la région Balqa’, ainsi que le sud-est de ‘Ajlun, et de grandes parties de la vallée jordanienne). Les territoires leur appartenant s’étendent sur les rives de la Mer morte et du Jourdain, à l’ouest d’Amman : la proximité de la capitale de Transjordanie, tout comme celle des régions du sud, encore très rebelles au régime, font des territoires ‘Adwani une position éminemment stratégique. C’est au cours du XVIIe siècle, durant la période ottomane, que cette tribu arrive du nord de l’Arabie pour s’installer dans la province al-Balqa’. A la fin des années 1860, alors qu’elle domine la région, la tribu ‘Adwan perd ses terres au profit de la tribu des Bani Sakhr, qui seront désormais les grands rivaux des ‘Adwani sur la région (cette rivalité perdure jusqu’en 1923, et se trouve, en partie au moins, à l’origine de la révolte). A cela s’ajoute la volonté des Ottomans, en 1864, de renforcer le contrôle des territoires et la collecte des taxes. Ces réformes provoquent la contestation des ‘Adwani qui, au début des années 1880, refusent de payer l’impôt que le gouverneur du sanjak [2] de Nablus (Palestine) tente de lever. Le cheik de la tribu est alors emprisonné, et à sa sortie, en 1882, la région Balqa’ est devenue un kaza [3] parfaitement intégré dans la sanjak de Nablus.

Cet événement, particulièrement révélateur de la tension qui existe déjà au XIX ème siècle entre les tribus et un pouvoir central qui tente de se mettre en place, vient en écho à la rébellion de 1923, cette fois-ci contre le régime hachémite, et montre combien l’instauration d’un Etat-nation dans la future Jordanie aura suscité de contestations de la part des populations tribales concernées. La rébellion dite « ‘Adwan », ou même « Balqa’ », n’est donc pas qu’un simple micro-événement, mais plutôt un épisode révélateur des difficultés que rencontre la Transjordanie à ses débuts. D’autant plus qu’il prend peu à peu au cours de 1923 une ampleur bien plus grande qu’un simple mouvement tribal.

Les prémices de la rébellion : une véritable poudrière transjordanienne

Plusieurs causes sont à l’origine de la révolte ‘Adwan, et il est intéressant de voir comment, malgré leurs différences, elles se combinent pour devenir une véritable bombe à retardement contre le jeune régime hachémite.
Tout d’abord, il faut revenir sur la rivalité entre les ‘Adwan et les Bani Sakhr : celle-ci est ravivée par le roi Abdallah qui s’est posé en faveur des Bani Sakhr et de leur chef, Mithqal al-Fayez. En effet, Mithqal a été le premier à accueillir favorablement l’arrivée d’Abdallah sur le trône d’Amman ; par conséquent, dans les moments de tensions que rencontre l’émirat transjordanien (après l’événement de Kura par exemple [4]), il s’agit pour Abdallah d’entretenir la loyauté de ces tribus bédouines qui lui sont fidèles, d’autant plus que leurs territoires sont situés dans des endroits stratégiques (autour d’Amman, et en direction du centre de l’Arabie, où les Wahhabi font de nombreuses incursions tribales). Cette alliance entre Abdallah et la tribu des Bani Sakhr ne peut qu’agacer les ‘Adwani. D’autant plus que leur chef, Sultan al-Adwan, proclame son autorité sur toutes les autres tribus dans la province de Balqa’, défiant ainsi l’autorité des Bani Sakhr sur leur propre territoire.

Mais ce ne sont pas de simples questions d’alliance qui se jouent en 1923. Il s’agit aussi pour Sultan al-Adwan de préserver l’autonomie tribale face au pouvoir central. En effet, le tribalisme comme structure sociopolitique connaît son « chant du cygne [5] » avec l’arrivée des Hachémites au pouvoir, et le renforcement du régime en 1922-1923 qui empiète sur l’autonomie tribale en cherchant à mieux la surveiller et à contrôler ses territoires.
s’y ajoutent les taxes collectées par l’Etat, jugées comme excessives. En effet, sont levés non seulement les impôts habituels, mais aussi ceux des années 1918-1920 (datant d’avant l’établissement de l’émirat et qui n’avaient pas été prélevés alors). De plus, de par leur statut privilégié vis-à-vis d’Abdallah, les Bani Sakhr en sont exemptés, ce qui avive les tensions entre eux et les ‘Adwan. Le gouvernement, ne pouvant récolter d’argent auprès des Bani Sakhr pour garantir leur fidélité, doit compenser en imposant davantage de taxes aux autres tribus.
Enfin, beaucoup d’étrangers participent au gouvernement, notamment les Istiqlal, ce qui n’est pas du goût des intellectuels transjordaniens : en effet, les postes les plus élevés de l’administration et du gouvernement sont occupés par des Libanais, des Palestiniens et des Syriens. Or, il s’agit là d’une doléance qui se rencontre plus chez les intellectuels que spécifiquement au sein des tribus. Cette question semble ainsi à part, et moins mise en avant par rapport aux autres contestations tribales. Et pourtant, c’est elle qui va donner toute son ampleur et sa particularité à la rébellion ‘Adwan.

Aussi, la situation en 1923 est extrêmement tendue. Les griefs vis-à-vis du régime sont assez différents les uns des autres, et pourtant, la rébellion ‘Adwan va tous les mobiliser. Dès lors, cette révolte ne peut plus être interprétée comme une simple révolte tribale, mais comme un mouvement national de contestation contre la politique du gouvernement, et le gouvernement lui-même.

L’explosion de la révolte (août 1923)

La crise éclate fin août, lorsque les ‘Adwan et les ‘Ajarma refusent l’hospitalité aux chameliers des Bani Sakhr. Le conflit, jusque-là larvé entre ces rivaux traditionnels, éclate ouvertement. Mais Abdallah, qui veut éviter une guerre civile, envoie une force militaire à Umm al-‘Amad, dans les quartiers généraux de Mithqal al-Fayez, le cheick des Bani Sakhr ; Sultan al-‘Adwan prend cette initiative comme une nouvelle preuve de la préférence Abdallah envers les Bani Sakhr. Poussé par Sayil al-Shawan, le cheikh de la tribu ‘Ajarma, Sultan al-‘Adwan mobilise ses forces armées, afin de bien asseoir son autorité sur sa propre tribu et de s’assurer de leur fidélité dans sa lutte contre les Bani Sakhr. Il s’assure par ailleurs du soutien des autres tribus de l’alliance Balqa’ (les Hasan et les Bani Hamida, et les Haddadin de Ma’in, au sud). Mais les soutiens vont au-delà de l’alliance Balqa’, avec notamment ceux de chefs circassiens et d’un notable de Al-Salt.

Les ‘Adwani et leurs alliés paradent ensuite à Marka (vers Amman), devant le camp d’Abdallah. Il s’agit d’une provocante démonstration de force, qui constitue un premier défi lancé cette fois-ci directement au régime, et non plus dans le cadre de rivalités entre tribus. Abdallah tente cependant de se concilier les ‘Adwani en leur rendant une visite solennelle, ce qui échoue. Il essuie un deuxième affront ; en effet, une légende populaire raconte que Sultan al-‘Adwan aurait cassé la tasse de café de bienvenue de son hôte, pour lui montrer son hostilité. Aussi, la crise éclate d’abord dans un cadre tribal, avant de se transformer peu à peu en opposition au régime en place.
D’autre part, les intellectuels critiquent le gouvernement d’Abdallah. Parmi eux, Mustafa Wehbeh al-Tall, poète qui vient d’Irbid. Ainsi, aux contestations tribales, ces intellectuels ajoutent des doléances qui ancrent la révolte dans un enjeu plus large, plus national : ils revendiquent un pouvoir constitutionnel et parlementaire, et une administration davantage aux mains des Transjordaniens. Semble alors germer un discours que l’on pourrait qualifier de nationaliste, comme le donne à penser ce qui deviendra le slogan de la rébellion ‘Adwan, « Al-Urdunn Lil Urduniyyin » (« La Jordanie aux Jordaniens »), pensé par Mustafa Wehbeh al-Tall.
En plus des intellectuels, une autre figure pourrait avoir joué un certain rôle dans l’éclosion des contestations : il s’agit du Britannique Harry St John Bridger Philby, qui semble avoir participé à la montée des tensions [6]. Conseiller d’Abdallah de novembre 1921 à avril 1924, il est tout d’abord très lié à ce dernier, avant de contester la manière de l’Emir de gérer la Transjordanie, et plus particulièrement les questions fiscales. Il est remplacé par le lieutenant colonel Henry Fortnam Cox en avril 1924. Mais d’aucuns ont vu en Philby une influence pour les revendications ‘Adwani concernant la fiscalité et les impôts.
Toutes ces revendications s’agrègent pour former un mouvement de contestation politique. On peut d’ailleurs s’interroger sur la part d’opportunisme de Sultan al-‘Adwan dans ces événements, et sur son intérêt à réunir le plus possible de partisans susceptibles de lui apporter une légitimité dans la lutte pour le pouvoir, au niveau de la région Balqa’ contre les Bani Sakhr, ou même au niveau national, contre le régime.
Ainsi, en août 1923, Sultan al-Adwan arrive à Amman à la tête d’une armée, pour réclamer un pouvoir constitutionnel, un gouvernement parlementaire et des réformes fiscales. Les ‘Adwani profitent par ailleurs de cette occasion pour s’affirmer comme les vrais chefs de la région Balqa’. Abdallah, dont le gouvernement est alors trop faible et ne pouvant répliquer par la force, faute de préparation, reçoit les doléances de Sultan al-‘Adwan et promet de prendre des mesures. Il forme ainsi un nouveau gouvernement, qui met tout de suite en œuvre des réformes fiscales.

La reprise en main du régime (septembre 1923)

Mais pour que les réformes qu’il consent d’entreprendre ne soient pas interprétées comme un signe de faiblesse, Abdallah accuse de conspiration Al-Tall et deux autres partisans du mouvement (‘Awda Qasus et Shams al-Din Shami). Sultan al-Adwan comprend alors qu’il est lui-même en danger, et décide de marcher sur Amman le 15 septembre 1923.
Le moment semble, à première vue, assez opportun. En effet, les relations entre Abdallah et Philby se dégradent, et Sultan pense que les Britanniques n’interviendront pas pour défendre le régime hachémite. Il écrit même à Philby pour lui dire que la révolte est une affaire qui ne concerne pas les Britanniques, lui demandant dès lors de ne pas intervenir.
Mais au moment de marcher sur Amman, l’alliance Balqa’ se dissout, certains n’osant pas défier militairement le régime. En outre, la fin de l’alliance Balqa’ est aussi une conséquence du déclin progressif du tribalisme en tant que structure sociopolitique : le leadership tribal perd peu à peu de sa force à mesure que le gouvernement central s’installe et s’impose. En conséquence, les forces des rebelles ‘Adwani réunissent au total 300 cavaliers et 500 guerriers d’infanterie.
Le 15 septembre 1923, les ‘Adwani et leurs alliés occupent les deux avant-postes de gendarmerie aux entrées ouest de la ville. Ils occupent Suwaylih, sa police, coupent les lignes téléphoniques et télégraphiques, et bloquent la route Amman-Jérusalem. Mais Abdallah est soutenu par des tribus, et en dépit des espérances de Sultan al-‘Adwan, les Britanniques défendent le régime hachémite avec deux véhicules blindés de la Royal Air Force. Enfin, la Légion arabe, dirigée par le Britannique Frederick Gerard Peake, est parfaitement préparée.
A Jubayha, les troupes de Sultan sont mises en fuite par les forces du régime après une bataille éclair d’une heure seulement. Ceux qui sont fait prisonniers sont bannis, tandis que Sultan al-‘Adwan et ses fils fuient en Syrie, dans le Djébel Druze [7]. Une amnistie générale sera cependant prononcée en mars 1924.

Quelles conséquences pour les relations entre les tribus et l’Etat ?

La rébellion ‘Adwan est un échec, mais qu’il faut néanmoins relativiser.
Tout d’abord, le gouvernement entend les doléances des intellectuels et renvoie certains des Istiqlal, que ce soit au sein de la Légion arabe que dans l’administration, satisfaisant ainsi les partisans du mouvement « La Jordanie aux Jordaniens ». Il fait preuve d’autorité et en exilant ou en emprisonnant certains partisans de la rébellion ‘Adwan, le régime hachémite montre surtout les limites à ne pas franchir. Les réformes que le gouvernement accepte de mettre en œuvre et l’amnistie de 1924 montrent aussi que des compromis restent possibles, le but premier étant la stabilité et la légitimité du régime. En graciant les exilés, Abdallah gagne un certain prestige, montrant qu’il sait faire preuve d’indulgence et de bienveillance à l’égard des anciens rebelles. Mieux encore, il se fait de ses anciens ennemis des alliés, ayant conscience que les cheikhs peuvent contrôler pour lui la population tribale. Sultan al-‘Adwan et les ‘Adwani se réconcilient donc avec Abdallah et la tribu des Bani Sakhr.
Ensuite, les revendications des tribus sont prises en compte par le gouvernement, notamment la question des taxes de 1918-1920, qui sont abandonnées. Et Abdallah prêtera par la suite plus d’attention aux chefs de la région Balqa’.
Enfin, le gouvernement décide que les taxes seront collectées dans toutes les tribus, y compris celles des Bani Sakhr.

Conclusion

A ses débuts, l’Etat transjordanien est confronté à plusieurs rébellions, la plus importante étant la rébellion ‘Adwan. Il s’agit d’un des événements les plus fondateurs des relations entre tribus et Etat, car il a montré les faiblesses des tribus à défier le gouvernement. A partir de 1923, après leur échec à renverser le pouvoir central, les tribus prennent acte de l’hégémonie du régime hachémite. Et c’est en effet la dernière fois qu’un chef tribal lève une armée et marche sur Amman afin de préserver son autonomie.
Au-delà de l’importance de cet événement dans l’histoire tribale en Jordanie, la rébellion ‘Adwan est devenue, en dépit de ses échecs, un mythe dans la construction nationale (trans)jordanienne. Le slogan « La Jordanie aux Jordaniens » est un des premiers éléments qui marquent la reconnaissance populaire d’une identité nationale. Ainsi, cet épisode sera particulièrement réapproprié et réintégré dans la culture jordanienne durant la période nationaliste des années 1950.

Bibliographie :
 Yoav Alon, The Making of Jordan, Londres, I. B. Tauris, 2007, 214 pages.
 Robin Leonard Bidwell, Gerald Rex Smith, Dictionary of modern arab history : an A to Z of over 2000 entries from 1798 to the present day, Londres, New-York, Kegan Paul international, 1998, 456 pages.
 Joseph A. Massad, Colonial Effects, New York, Columbia University Press, 2001, 396 pages.
 Kamal Salibi, The Modern History of Jordan, Londres, New York, 1998, 298 pages.
 Mary Christina Wilson, King Abdullah, Britain and the Making of Jordan, Cambridge, New-York, Melbourne, Cambridge University Press, 1987, 289 pages.

Publié le 03/06/2015


Agrégée d’histoire et élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Delphine Froment prépare actuellement un projet doctoral. Elle a largement étudié l’histoire du Moyen-Orient au cours de ses études universitaires, notamment l’histoire de l’Islam médiéval dans le cadre de l’agrégation.


 


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