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La révolte bahreïnie, l’échec d’une révolution arabe

Par Samuel Forey
Publié le 29/06/2011 • modifié le 08/01/2019 • Durée de lecture : 9 minutes

Forces de sécurité du Bahreïn bloquant l’accès à la place de la Perle à Manama, le 17 mars 2011

JOSEPH EID, AFP

Si la « révolution » bahreïnie commence le 14 février 2011, ce n’est pas un hasard. Dix ans plus tôt, jour pour jour, le roi Hamad ben Issa al-Khalifa soumettait par référendum l’adoption de la Charte nationale. Cette dernière devait ouvrir la voie à une monarchie constitutionnelle avec un parlement bicaméral. C’est un succès total : 95% de Bahreïnis, les hommes et pour la première fois dans l’archipel, les femmes, approuvent le texte à 98,4%. Il ne faut pas y voir des scores à la soviétique auxquels le Moyen-Orient s’est si longtemps converti : le référendum est une authentique victoire. A la même époque, les prisonniers politiques sont libérés, les lois d’urgence, suspendues et les bannis reviennent d’exil. Bahreïn sortait d’une longue Intifada, pour laquelle les forces de gauche, les mouvements libéraux et les partis musulmans ont joint leurs forces pendant six ans, de 1994 à 1999. Les protestataires demandaient, entre autres, le rétablissement de la constitution suspendue depuis 1973 et des réformes démocratiques.

En 2011, les revendications sont les mêmes. L’archipel est habitué aux mobilisations et aux soulèvements. Mais très vite, enhardis par les révolutions tunisienne et égyptienne, les Bahreïnis ont dépassé le cadre habituel des manifestations. Ils occupent la place de la Perle, réclament la chute du régime et insistent sur le caractère transconfessionnel du mouvement. C’est ainsi que la révolte bahreïnie s’est transformée en révolution arabe.

Mais la répression frappe. D’abord déstabilisé, le régime reprend la main – ou plutôt, l’aile dure, menée par le Premier ministre en place depuis 1971 (un record mondial), Khalifa ben Salman al-Khalifa, réagit. Cette répression n’est pas uniquement le fait du pouvoir : elle est prise dans une logique régionale indépassable pour le petit Bahreïn.
L’archipel est double : trop singulier pour être dominée, trop fragile pour être autonome, il a toujours été en équilibre, jonglant entre les influences. Un Etat particulièrement moderne, toujours en avance sur ses voisins, mais pris dans de très anciennes entraves, dont le clan, lui-même divisé, mais au pouvoir depuis le XVIIIe siècle. Son nom même reflète cette dualité : Bahreïn, ou « les deux mers ». Longtemps proie de l’irrédentisme perse, elle a été rattachée à l’Arabie saoudite par un pont, long de 25 kilomètres, une artère aujourd’hui indispensable pour le petit Etat. Riyad, via le Conseil de coopération du Golfe, envoie des troupes le 14 mars ; le 18, la révolution est finie.

Le mouvement qui a agité l’archipel du Golfe persique doit être vu dans la continuité de son histoire tumultueuse. Sans pour autant s’y limiter : le caractère, la forme et la mobilisation en ont bien fait une tentative de révolution arabe. Et la répression a été de deux ordres : d’abord bahreïnie, ensuite régionale.

Une révolte bahreïnie

Abdul Rahman al-Bakir et Napoléon ont plusieurs choses en commun : ils viennent d’une île, ont irrité les Anglais et ont été exilés sur la même île, Sainte-Hélène. Le premier, leader du Comité pour l’union nationale au Bahreïn, était accusé d’avoir fomenté des troubles contre le colon britannique, notamment au moment de la crise du canal de Suez en 1956. Manifestations, grèves, voire émeutes : l’archipel est habitué, contrairement à la plupart de ses voisins, à ces mobilisations tumultueuses. Et déjà, à l’époque d’Abdul Rahman al-Bakir, l’opposition dénonçait l’instrumentalisation de la question confessionnelle par le pouvoir et l’occupant ; déjà, elle demandait l’élection d’une assemblée populaire et plus de libertés politiques.

Bahreïn est à part dans la péninsule. « Du fait du rôle antérieur de [l’île] comme entrepôt commercial régional et comme centre cosmopolite précédant l’ère du pétrole, les distinctions sociales au sein de la population étaient déjà plus complexes, non seulement au niveau primaire et simple chiite/sunnite, mais également entre riches/pauvres, citadins/ruraux… Les réformes forcées de l’autorité coloniale ne pouvaient qu’accélérer cette complexité sociale embryonnaire. Le résultat est une restructuration sociopolitique sans équivalent ailleurs dans le Golfe [1]. » La dynastie al-Khalifa, depuis son arrivée au pouvoir, a rarement été remise en cause ; elle a dû en revanche régulièrement négocier avec une population remuante, dans des mouvements constants d’ouverture et de fermeture du pouvoir. En 1973, deux ans après l’indépendance, une nouvelle constitution permet l’élection d’un parlement. Divisé sur de nombreux thèmes, ce dernier s’unit pourtant contre les velléités autoritaires du régime, comme la Loi sur la sécurité d’Etat pour arrêter et détenir quiconque sans jugement. En 1975, cette expérience parlementaire prend fin quand l’émir, lassé d’attendre un accord sur l’extension du bail alloué à la base américaine sur l’île, dissout l’Assemblée. Les nouvelles élections devaient se tenir deux mois plus tard. Elles n’ont jamais eu lieu.

Mais la contestation ne s’éteint pas. Au contraire : elle s’organise. Le mouvement moderniste non confessionnel, proches des nationalistes panarabes et des socialistes, cède peu à peu le terrain face aux mouvements chiites, inspirés par l’activisme politico-religieux de l’Iran. Mais le combat reste le même : les réformes démocratiques, la fin de l’état d’urgence, le respect des droits. L’intifada de 1994 à 1999 a débuté en hiver, à la suite d’un marathon où des coureuses court-vêtues ont provoqué la colère de villageois chiites. Ce n’était qu’un déclencheur : les revendications, sur le fond, sont les mêmes, les acteurs changent : « La poussée de fièvre qui s’est emparée de Bahreïn depuis décembre 1994 n’a surpris que ceux qui ont oublié l’histoire tumultueuse de l’émirat. En 1934, après deux années d’agitation chez les pêcheurs de perles, menacés par la perle de culture japonaise, une délégation de chiites présente à l’émir un mémorandum demandant une Assemblée législative comme au Koweït, où les chiites seraient représentés proportionnellement à leur importance numérique, et le droit de créer un syndicat. Un conseil est, en effet, élu en juillet 1938 et sera dissout en mars 1939. L’industrie pétrolière naissante suscite les premières grèves en 1943, durement réprimées par l’armée britannique. De nouveaux mouvements ont lieu en 1945 (dans les municipalités) et en 1948 [2]. »

Quoi qu’il arrive, le régime bahreïni sait qu’il sera contesté, par les sunnites, les modernistes laïques ou, aujourd’hui, les chiites. A tel point qu’on serait tenté de voir, dans le soulèvement de 2011, un nouvel épisode de ces mobilisations.

Vers la révolution arabe

Les premières manifestations de cette année sont aussi pacifiques que les répressions, féroces. Le 14 février, pour ce Jour de la Colère, des hommes, des femmes, des enfants défilent pour une série de revendications politiques, sociales et communautaires. Trois morts en trois jours, des dizaines de blessés, jusqu’au funeste 17 février où, en tirant à balles réelles, la police et l’armée tuent quatre personnes, dont une fillette de deux ans. Le 19, les forces gouvernementales se retirent des rues. Les Bahreïnis se prennent à espérer. Ils s’installent sur la place de la Perle, conquise à plusieurs reprises.
Comme dans les révoltes bahreïnies précédentes, les revendications sont politiques : plus de libertés, certes. Mais cette fois-ci, les manifestants réclament ouvertement la chute du régime. La répression avait été si forte et les exemples tunisien et égyptien si porteurs que, pour la première fois, il paraissait possible d’en finir avec la monarchie. Hamad Khalifa envoie de nombreux signes positifs : il libère les prisonniers politiques, renvoie des ministres et proclame un jour de deuil national pour les martyrs de cette révolution.
Les manifestants joignent aussi des revendications sociales et communautaires. Plus de 20% de la population active est sans travail [3]. Par ailleurs, les chiites sont exclus de nombreux emplois tandis que les étrangers sunnites se voient offrir la nationalité bahreïnie, notamment les mercenaires du régime.
Cette dimension arabe dans la révolution se retrouve aussi au niveau de ses caractéristiques : les forces traditionnelles, comme le parti chiite al-Wafaq, sont dépassés par le mouvement. Les jeunes s’emparent massivement des moyens de communication modernes et l’ensemble du mouvement cherche, comme à Tunis et au Caire, à occuper des zones stratégiques, dont la plus emblématique reste la place de la Perle à Manama. Leurs messages sont en anglais, clairs et compréhensibles : un Bahreïn démocratiques et uni [4]. Et les manifestants restent résolument pacifiques : à l’instar des autres révolutions, ils opposent la paix à la force et ne rentrent pas dans le jeu de la confrontation violente.

La répression régionale

Hamad Khalifa et son fils tentent d’ouvrir les négociations. Le roi prend pour modèle les monarchies jordanienne et marocaine, stables jusqu’à maintenant : une ouverture relative et un constant changement de règles institutionnelles pour déstabiliser l’opposition. Mais devant la puissance de la contestation, c’est l’aile dure qui finit par l’emporter, appuyée par les Saoudiens. Le Premier ministre est le meneur des partisans de la fermeté. « Cheikh Khalifa, chef du gouvernement depuis l’indépendance (1971) a quant à lui la passion de l’État et des affaires. Et il mélange souvent les deux, au grand dam des hommes d’affaires évincés des marchés les plus lucratifs au profit des sociétés que contrôle son homme lige, le Palestino-bahreïnien Jamil Wafa. Sur le plan politique, cheikh Khalifa est partisan d’une ligne dure contre l’Iran, et d’une alliance étroite avec l’Irak de Saddam Hussein et l’Arabie Saoudite. Khalifa exerce un étroit contrôle sur les forces de sécurité et l’appareil répressif, mais pas sur l’armée [5]. »

La répression s’organise : alors que les revendications sont clairement transconfessionnelles, le régime insiste sur les divisions, engageant des mercenaires sunnites dans tout le Moyen-Orient pour en faire une garde fidèle. C’est une stratégie ancienne. En 1997, après un attentat contre des travailleurs du Bangladesh, des forces de sécurité ont mené des raids dans des villages chiites avec des soldats baloutches, des officiers jordaniens, yéménites ou syriens – tous sunnites. Des milliers de Bahreïnis ont été tués et torturés. L’affaire du Bandargate, en 2006, révèle que le gouvernement marginalise volontairement les acteurs politiques chiites et tente d’inverser la balance démographique en accordant la nationalité aux sunnites, quelle que soit leur origine. Cette stratégie marche : les sunnites n’ont jamais vraiment pris part à la mobilisation, alors que pendant trois semaines, les discussions s’étaient poursuivies entre opposants et régime, dans un calme relatif. Mais rien n’aboutit. Robert Gates, secrétaire de la Défense américain, critique le 12 mars le régime pour ses « pas de bébé » vers la réforme [6]. Washington joue à quitte ou double avec cette ultime pression ; il perd. L’archipel, siège de la cinquième flotte américaine, reste avant tout sous domination saoudienne.

Car Bahreïn n’est pas – plus – un de ces émirats du Qatar baignant dans le pétrole. L’âge d’or est terminé : dès les années 1930, l’or noir est exploité dans l’archipel. C’est l’un des premiers Etats à bénéficier de la manne pétrolière ; c’est l’un des premiers à la perdre. Le seul puits qui lui reste, entre les eaux saoudiennes et bahreïnies, est exploité par l’Aramco. La compagnie, aux ordres directs de Riyad, reverse la totalité des bénéfices à Manama, alors que les profits, selon la position du puits, devraient être partagés équitablement. Et les Saoud ne veulent pas entendre les revendications des manifestants de l’archipel. « Le 14 mars, les troupes du « Bouclier de la péninsule » - la force militaire conjointe des six Etats du CCG, le Conseil de coopération du Golfe (Arabie saoudite, Koweït, Bahreïn, Qatar, les Emirats et Oman) – entrent dans Bahreïn par le pont qui relie l’archipel avec la côte est saoudienne [7]. » Ces troupes sont composées de 1 200 Saoudiens et 500 Emiratis. Les Khalifa montrent ainsi qu’ils acceptent ouvertement leur inféodation à Riyad. Le 18 mars, l’insurrection est terminée. Le monument, place de la Perle, est détruit. Le mouvement, depuis, est atone. « A cette date, la révolte Bahreïnie n’a produit aucun résultat à part le retour à la loi martiale et la fin possible de l’expérience parlementaire [8]. »

En 1957, le parlement iranien déclare Bahreïn la quatorzième province iranienne, en laissant deux sièges inoccupés pour ses représentants. En 2011, l’archipel peut se considérer comme la… quatorzième province saoudienne [9]. A court de ressources pétrolières, le mouvement de 2011 est un coup dur pour l’archipel et Riyad s’est repositionné comme l’acteur principal de la région. Les manifestants bahreïnis n’ont pas simplement eu face à eux un régime divisé, fatigué et corrompu : ce sont les intrigues géopolitiques, les luttes d’influence régionales qu’ils ont eu à affronter. De ce point de vue, leur soulèvement paraissait bien faible pour l’emporter. Mais les révolutions arabes ont déjoué, jusqu’à présent, tous les pronostics. Au-delà du temps médiatique, l’histoire leur donnera peut-être une revanche.

Sources et notes :

Publié le 29/06/2011


Né en 1981, Samuel Forey a étudié le journalisme au CELSA. Après avoir appris l’arabe en 2006-2007 à Damas, il s’installe en Egypte en 2011 pour suivre les tumultueux chemins des révolutions arabes.
Il couvre la guerre contre l’Etat islamique à partir de 2014, et s’établit en 2016 en Irak pour documenter au plus près la bataille de Mossoul, pour la couverture de laquelle il reçoit les prix Albert Londres et Bayeux-Calvados des correspondants de guerre en 2017. Après avoir travaillé pour la revue XXI, il revient au Moyen-Orient en journaliste indépendant.


 


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