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La révolte de Sheikh Said (13 février-27 avril 1925) : entre nationalisme, islamisme et identitarisme ethnique : une rébellion kurde atypique (2/2). Récit de la rébellion : des succès-éclairs à la répression brutale

Par Emile Bouvier
Publié le 16/02/2021 • modifié le 17/02/2021 • Durée de lecture : 9 minutes

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1. Un déclenchement prématuré

Hâtant les préparatifs de la nouvelle insurrection, Sheikh Said multiplie les prises de contact avec les différentes tribus du sud-est anatolien et appelle les musulmans de Turquie à rejoindre l’imminente rébellion. Si Sheikh Said essuiera de nombreux revers et fins de non-recevoir, il obtiendra par ailleurs le soutien de nombreuses tribus zazas, qui constitueront une large part des contingents d’insurgés, à l’instar des tribus Xormak et les Herkî, deux tribus zazas alévis qizilbash [1].

Toutefois, les événements vont prendre de court Sheikh Saïd et provoquer prématurément l’insurrection. En effet, à la suite de la rébellion de Beytüşşebap évoquée précédemment, le gouvernement turc décide d’arrêter à travers la Turquie plusieurs leaders politiques kurdes au fort pouvoir insurrectionnel [2]. Début février 1925, un détachement de l’armée turque prend ainsi position à Piran (actuelle Dicle, dans le district de Diyarbakır) afin d’arrêter plusieurs notables kurdes, au premier rang desquels Sheikh Said, dont l’aura grandissante était parvenue aux oreilles des autorités turques. Les militaires en sont empêchés le 13 février 1925 par des milices auto-formées et loyales au sheikh qui, selon des sources discordantes de l’époque, auraient tué [3], ou au moins arrêté [4], plusieurs gendarmes et certains de leurs officiers dans l’escarmouche qui s’ensuivit.

D’autres historiens, à l’instar de Amir Hassanpour [5], indiquent que cette vague d’arrestations procédait, avant tout, d’une volonté des autorités turques de provoquer les Kurdes à déclencher prématurément une nouvelle insurrection - ce qu’ils parviendront à faire, à bien des égards. Hassanpour raconte l’accrochage du 13 février 1925 comme suit : « un détachement de troupes turques arriva dans le village de Piran où le Sheikh résidait et annonça qu’ils avaient pour ordre d’arrêter certains membres de son entourage […]. Sheikh Said ‘‘implora personnellement l’officier en charge du détachement de ne pas s’en prendre à ces Kurdes, sans quoi il devrait faire face aux inévitables conséquences qui s’ensuivraient’’. L’intégralité du détachement turc fut massacrée par les villageois exaltés. Le Sheikh fuit au nord afin de ne pas transformer cette première escarmouche en une insurrection générale prématurée mais, avant qu’il n’arrivât à Darhini, les Kurdes ayant entendu parler de l’incident de Piran avaient fait prisonnier le gouverneur de la ville et ses hommes. Le Sheikh n’avait désormais plus le choix » [6].

Cet affrontement est retenu comme marqueur historique du début de la rébellion de Sheikh Said. La nouvelle de l’accrochage se répand en effet rapidement à travers la région et avive les prémices d’une large insurrection. Le 14 février 1925, Darhini est déclarée « capitale temporaire du Kurdistan » [7]. Sheikh Said est nommé quant à lui « commandant suprême des forces kurdes ». Le même jour, il appelle les Turcs à se soulever « au nom de l’islam » afin d’exiger un retour au califat. Il déclare notamment, en évoquant le nouveau pouvoir kémaliste : « Les madrasas sont fermées. Le Ministre des Cultes et Religions a été aboli et les écoles religieuses rattachées à l’Education nationale. Dans les journaux, un grand nombre de personnes illégitimes osent insulter chaque jour le Prophète et critiquer son message. A partir d’aujourd’hui, je décide de me battre et de défendre ma religion » [8].

En parallèle, les chefs tribaux alévis zazas envoient des lettres aux autres sheikhs kurdes, aux divers chefs tribaux de la région afin de les inviter à rejoindre la rébellion et opposer un front uni face au gouvernement kémaliste [9]. Ces lettres stipulent notamment que « depuis le jour où elle a été fondée, le chef de la République de Turquie et ses amis essayent de détruire les fondations de l’islam en s’en prenant au Quoran, en reniant Allah et le Prophète et en abolissant le califat islamique ; tous les musulmans doivent désormais s’employer à démolir ce régime illégitime ».

Une autre série de lettres envoyée par Sheikh Said aux chefs alévis des tribus Halil, Veli et Haydar dans la région de Varto stipule que « au nom de la sauvegarde de l’islam des mains de Mustafa Kemal l’hérétique, je crois profondément en la lutte armée et au djihad. Je considère que votre tribu a la bravoure et le zèle pour venir en aide à notre cause et à celle de l’islam. Venez nous aider à sauver notre religion et notre honneur face à ces hérétiques et nous vous donnerons les terres que vous désirerez. Ce gouvernement d’hérétique va nous rendre hérétique à notre tour si nous ne faisons rien. Le djihad doit débuter » [10].

Finalement, face aux larges contingents de Kurdes rejoignant la rébellion pour défendre leur identité et leurs droits, et constatant l’échec de son appel à un retour au califat, Sheik Said se résout à faire de l’insurrection un combat pour le peuple kurde et non plus au nom de l’islam.

Après avoir reçu le soutien des tribus de Mistan, Botan et Mhallami, il s’empare des villes de Genç et Çapakçur (aujourd’hui Bingöl). Une autre insurrection, dirigée par le Sheikh Abdullah, éclate à Varto, au nord-ouest du lac de Van et se dirige vers Muş. Cette deuxième force insurgée sera toutefois défaite par des milices kurdes locales soutenues par les autorités turques sur le pont de Murat, face à Muş, et battra en retraite à Varto à la fin du mois de mars [11].

2. Les premier succès des rebelles

Le 21 février, les autorités turques déclarent la loi martiale dans les provinces de l’est anatolien et envoient un corps d’armée mater la rébellion. Le 23 février, les rebelles infligent une cuisante défaite aux forces gouvernementales qui battent en retraite, désorganisées, vers Diyarbakir, où elles trouvent refuge derrière les robustes remparts de la ville. Le lendemain, une nouvelle insurrection éclate à Elazığ sous l’égide de Sheikh Sharif, qui parvient à s’emparer de la ville et de la campagne alentour [12]. Les rebelles pillent la ville pendant plusieurs jours avant de s’en retirer et de rejoindre l’armée de Sheikh Said autour de Dicle. Le 1er mars, les forces kurdes atteignent la banlieue de Diyarbakir et son aérodrome, qu’ils prennent immédiatement d’assaut : trois appareils de combat turcs sont détruits sur le tarmac [13].

Au début du mois de mars, la rébellion kurde avoisine les 10 000 combattants. Sheikh Said initie alors, dans la nuit du 6 au 7 mars, le siège de Diyarbakir : les insurgés tentent de prendre le contrôle de la ville et en attaquent les quatre portes simultanément. Tous leurs assauts sont repoussés par la garnison turque, pourtant en infériorité numérique mais qui, du haut des fortifications de la ville, bombarde les assaillants de tirs de mortiers et met en batterie plusieurs mitrailleuses qui parviennent à briser l’élan des vagues insurgées. Au petit matin, les assaillants battent en retraite, laissant derrière eux plusieurs centaines de morts.

La garnison turque, commandée par Mürsel Pacha [14], parvient à repousser les nuits suivantes tous les assauts rebelles. Toutefois, le 9 mars, un groupe d’insurgés parvient à s’infiltrer dans la ville avec l’aide de plusieurs habitants. Les soldats turcs les repèrent rapidement et de violents combats opposent les belligérants pendant l’essentiel de la nuit ; les Kurdes seront finalement défaits et seule une poignée de survivants parviendra à s’échapper. Le 10 mars, les rebelles lancent un nouvel assaut général contre les remparts qui échoue à nouveau. Sheikh Said se résigne finalement à lever le siège le 11 mars et à retirer ses troupes de la campagne de Diyarbakir.

Durant le reste du mois de mars, les insurgés s’emparent de vastes zones rurales entre Diyarbakir au sud-est et Elazig au nord-ouest, dont ils parviennent par ailleurs à prendre le contrôle. Bingöl est également capturée et marque la limite septentrionale du territoire insurgé kurde. A la fin du mois de mars, la rébellion de Sheikh Said connaît son expansion maximale mais ne parvient pas à atteindre Hınıs, au nord-est de Varto, où Sheikh Said espérait pourtant rallier de nouveaux contingents d’insurgés, ni Bitlis, où étaient détenus plusieurs de ses compagnons de lutte politique militaire à l’instar de Yusuf Zia et du colonel Halit Bey.

3. Ecrasement de la rébellion et répression politico-militaire

Début avril, l’armée turque lance une vaste contre-offensive menée par 80 000 hommes [15] et appuyée par un détachement de onze avions de combat, prémices de la future armée de l’air turque que le Président de la République turque, Mustafa Kemak Atatürk, entend résolument mettre sur pied [16]. Avec l’accord de la France, une partie de ces contingents, auparavant stationnés dans l’ouest de la Turquie, emprunte l’ancienne ligne de chemin de fer ottomane du nord syrien, désormais sous contrôle de la puissance mandataire française [17].

Pilonnés par l’aviation turque, les rebelles perdent du terrain mais, surtout, le moral ; constatant leur infériorité militaire face aux appareils de combat turcs [18] et démoralisés par les coups de butoir de l’armée kémaliste, de larges pans de la force kurde se délitent et fuient au Kurdistan d’Irak et en Syrie. Les insurgés, croyant par ailleurs disposer d’un soutien britannique avant de lancer leur insurrection, constatent l’indifférence que la puissance mandataire voisine semble témoigner pour la rébellion de Sheikh Said.

L’insurrection est ainsi écrasée par l’armée turque en quelques semaines. Le 27 avril, les derniers coups de feu retentissent et plusieurs milliers d’insurgés sont faits prisonniers. En tout, dans les semaines qui suivront, près de 7 000 rebelles seront jugés et 600 exécutés [19]. Shaikh Said, capturé dans les combats par l’armée turque, est condamné à mort le 28 juin 1925 par le tribunal de Diyarbakir et pendu le 4 septembre de la même année, aux côtés de 52 de ses lieutenants et frères d’armes. Il est enterré dans une fosse commune afin que sa sépulture ne devienne pas un lieu de mémoire pour les Kurdes [20].

Cette insurrection, aussi rapidement écrasée fut-elle, ne restera pas sans conséquences : comme les observateurs turcs de l’époque ont pu le noter, la rébellion de Shaikh Said a en effet bénéficié d’un large soutien populaire, particulièrement problématique pour une république turque aussi jeune et non-assurée que celle qui s’établissait alors. La répression qui s’ensuivra sera d’autant plus sévère : plusieurs centaines de villages ayant soutenu la révolte seront rasés, des nationalistes kurdes pendus à l’entrée des villes…

La vague répressive touchera également fortement l’opposition turque. Une loi concernant « le rétablissement de l’ordre » (Takrir-i Sukum) sera ainsi promulguée durant la révolte, octroyant à l’exécutif « tous les pouvoirs pour interdire officiellement toute organisation, mouvement, tendance ou publication susceptible de mettre en danger la stabilité et l’ordre social du pays, voire de provoquer une rébellion » [21]. Les organisations communistes feront ainsi fortement les frais de cette nouvelle loi, mais aussi le parti d’opposition centre-droit « Terakkiperver Cumhuriyet Fırkası » (« Parti républicain progressiste ») qui sera, de fait, dissous le 5 juin 1925.

Plusieurs généraux seront par ailleurs accusés de trahison, à l’instar du général Kâzım Karabekir que les autorités turques accuseront d’avoir correspondu à plusieurs reprises avec Sheikh Saïd. Emprisonné jusqu’en 1938, il sera libéré à la mort d’Atatürk et reprendra une vie politique l’année suivante [22].

Conclusion

La révolte de Sheik Said, impressionnante par son intensité et les succès-éclairs qu’elle rencontrera, interpelle avant par son caractère religieux éminent - du moins initialement - et, surtout, inédit. Si la révolte ne durera guère plus de deux mois et demi, son intensité et ses conséquences marquent, aujourd’hui encore, les mouvements kurdes, qu’ils soient insurgés [23] ou légaux [24]. Exécutée prématurément, la rébellion n’atteindra pas les objectifs qu’elle s’était fixée mais nourrira, deux ans plus tard, la plus importante insurrection kurde que la jeune république turque connaîtra dans l’entre-deux-guerres : la révolte du mont Ararat.

Bibliographie :
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Sitographie :
 Burial site of Sheikh Said still secret, ANF English, 30/06/2020
https://anfenglishmobile.com/news/burial-site-of-sheikh-said-still-secret-44943
 HDP pays tribute to Sheikh Said and his 47 comrades, ANF English, 29/06/2020
https://anfenglish.com/news/hdp-pays-tribute-to-sheikh-said-and-his-47-comrades-44906

Publié le 16/02/2021


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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