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La « route du développement » : la Turquie se positionne face aux « routes de la soie » chinoise et indienne au Moyen-Orient (1/2)

Par Emile Bouvier
Publié le 13/09/2024 • modifié le 20/09/2024 • Durée de lecture : 4 minutes

Actuellement, les principales routes commerciales reliant l’Asie à l’Europe sont au nombre de deux et sont toutes deux maritimes : soit les navires de commerce empruntent le canal de Suez, soit ils contournent l’Afrique en croisant au large du cap de Bonne-Espérance. Ces dernières années, plusieurs initiatives ont vu le jour afin de proposer des itinéraires alternatifs : la principale d’entre elles est incarnée par « la Nouvelle route de la soie » (BRI) chinoise qui, grâce à des investissements colossaux dans des infrastructures terrestres et maritimes, entend traverser le territoire chinois, l’Asie centrale et le Moyen-Orient - en contournant la Péninsule arabique - avant d’atteindre l’Europe. Dernièrement, l’Inde est venue concurrencer la Chine -avec le soutien des Etats-Unis et de l’Union européenne - avec son projet IMEC qui, du port indien de Mumbai, doit ensuite rejoindre les Emirats arabes unis avant de traverser la Péninsule arabique jusqu’à la mer Méditerranée orientale et, de là, rejoindre l’Europe.

Le projet turc vient s’imposer comme une troisième alternative en proposant un trajet jusque là volontairement éludé par les puissances chinoise et indienne : la clé de voûte de la « route du développement » est de passer par l’Irak en rejoignant, depuis l’Asie par voie maritime, le port irakien de Faw [3] - près de Bassorah - et, de là, remonter le pays des deux fleuves du sud au nord, puis, après une traversée de la Turquie, plonger droit vers l’Europe en desservant la Bulgarie, la Serbie, la Roumanie, la République tchèque, l’Allemagne, la Belgique jusqu’au Royaume-Uni. A l’heure où les Houthis continuent de menacer le trafic maritime dans le golfe d’Aden et en mer Rouge, une telle alternative au canal de Suez a retenu l’attention de nombreux acteurs étatiques et économiques [4].

Les enjeux économiques et politiques de ces différentes voies commerciales entre l’Europe et l’Asie sont considérables et expliquent en grande partie la volonté de la Chine, de l’Inde et désormais de la Turquie de mener à bien ces projets. Le présent article entend ainsi examiner dans le détail le projet turc en présentant tout d’abord dans une première partie les contours exacts de cette « route du développement » (I), avant d’en venir dans une seconde partie aux défis auxquels cette dernière devra faire face (I) ; les enjeux géopolitiques à l’œuvre derrière la décision de lancer ce projet, enfin, seront exposés en fin d’article (II).

I. Une route résolument mésopotamienne

Le projet de « route de développement » turque se concentre essentiellement sur le développement d’infrastructures routières et ferroviaires en Irak et, dans une moindre mesure, en Turquie. Selon le ministre des Transports turc Abdulkadir Uraloğlu, ce trajet terrestre à travers le territoire irakien permettra de réduire à 25 jours la connexion Asie-Europe, contre 35 pour un passage par le canal de Suez et 45 par le cap de Bonne-Espérance [5]. Les Emirats arabes unis et le Qatar sont également parties prenantes du projet en raison, d’une part, des escales que les trajets maritimes feront dans leurs ports lors de la traversée du Golfe persique et, d’autre part, du rôle que la Turquie les appelle à jouer dans le financement du projet [6] : ce dernier devrait en effet avoisiner la somme totale de 17 milliards de dollars [7] et être réalisé en trois phases : une première qui s’achèvera en 2028, la deuxième en 2033 et la troisième en 2050.

Concrètement, le projet prévoit le développement de plusieurs infrastructures majeures. Premièrement, la Turquie s’est engagée, tout comme le Qatar et les Emirats arabes unis, à contribuer au financement et au succès de la construction du « grand port de Faw ». Celui-ci, situé dans le sud de l’Irak près la ville éponyme et du centre urbain de Bassorah, consiste en un port en eaux profondes placé en embouchure du Tigre et de l’Euphrate. Sa construction, initialement prévue en 2010, a été reportée à maintes reprises en raison des conflits et tensions en Irak durant cette décennie, et notamment des art3086 différentes insurrections djihadistes. Le grand port de Faw devrait débuter ses activités en 2028 - première phase, donc, du projet de route du développement turque - et devenir pleinement opérationnel en 2038, date à laquelle il devrait devenir le plus grand port du Moyen-Orient [8].

Depuis ce port, les marchandises en provenance d’Asie - et notamment de l’Inde et de la Chine - transiteront ensuite à travers l’Irak le long de 1 200 kilomètres de voies routières et ferroviaires, qui restent encore à construire. Les gouvernements turc et irakien investiront 23,8 milliards de dollars dans le développement des infrastructures de la route du développement [9]. L’itinéraire retenu privilégie à l’heure actuelle un tracé partant du port de Faw et desservant les villes de Nassiriya, Diwaniya, Nadjaf, Karbala, Bagdad, Samarra, Tikrit, Baïji, Mossoul et Rabia, avant d’entrer en Turquie par le futur poste-frontière d’Ovaköy, que l’Irak et la Turquie ambitionnent de construire à la frontière irako-syro-turque [10] de part et d’autre de la rivière Khabour. De là, la « route du développement » longera la frontière syrienne côté turc sur 615 km, en passant par les villes d’Ovaköy, Nusaybin, Şanlıurfa et Gaziantep. Une fois arrivée dans cette dernière, elle rejoindra un ensemble de voies ferroviaires et routières déjà existantes ou en projet reliant la Turquie à l’Europe et la Transcaucasie - et, après elle, à l’Asie centrale et au reste du monde turcique. Il en va ainsi du projet de voie ferroviaire du corridor de Zanguezour, qui consisterait - s’il était réalisé - à connecter par le Haut-Karabagh l’enclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan au reste du territoire de l’Azerbaïdjan, en s’affranchissant des points de contrôle arméniens [11]. Ce corridor donnerait dès lors à la Turquie un accès quasi-direct à la mer Caspienne en raison de son alliance stratégique avec Bakou, expliquant ainsi l’engagement tout particulier d’Ankara auprès des autorités azerbaïdjanaises dans la réalisation de ce projet [12].

Lire la partie 2

Publié le 13/09/2024


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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