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« Frères, lorsque l’heure du triomphe arrivera avec, pour compagne, la bonne fortune dans ce monde comme dans l’autre, alors un seul guerrier à pied pourra frapper de terreur un roi, posséderait-il plus de 100 000 hommes à cheval » [1].
En 1090, Hasan-i Sabbâh prend possession du château d’Alamut en Perse, et crée une secte ismaélienne connue sous le nom des Assassins, qui perdurera jusqu’à environ 1260, après que le conquérant mongol Hûlâgû ait négocié la réédition de Rukn al-Dîn et se soit emparé de l’ensemble des châteaux.
La secte nourrit par la suite de nombreux fantasmes, en partie véhiculés par Marco Paulo qui ramène en Europe nombre de légendes sur les jardins d’Alamût, où le « Vieux de la Montagne » donnerait un avant-goût du paradis à ses fidèles avant de leur donner pour ordre une exécution. « Il avait fait enclore, en une vallée, entre deux montagnes, le plus grand et le plus beau jardin qu’on vît jamais ; plein de tous les fruits du monde. Il y avait là les plus belles maisons et les plus beaux palais qu’on eût jamais vus, tout dorés et décorés de belles peintures. Il y avait des canaux qui transportaient du vin, du lait, du miel et de l’eau. Et c’était plein de dames et de damoiselles les plus belles du monde, qui savaient jouer de tous les instruments, chanter à merveille et si bien danser que c’était un délice de les voir. Et leur faisait croire, le Vieil, que ce jardin était le Paradis. Et pour ce l’avait-il fait de la manière que Mahomet dit que sera le Paradis, beaux jardins pleins de canaux de vin, de lait, de miel et d’eau et pleins de belles femmes aux délices de chacun. Et pour les sarrasins de ces contrées, c’était vraiment le Paradis » [2]. Par ailleurs, l’étymologie même du mot Assassins est longtemps restée source de contes et légendes. Ainsi, le 19 mai 1809, Sylvestre de Sacy rapporte que l’étymologie d’Assassin provient de l’arabe ḥachîch, désignant le chanvre indien. Les dirigeants de la secte auraient donc recours à l’usage de psychotropes pour motiver les Assassins. Si cette théorie est très populaire, elle semble inexacte aux spécialistes pour qui l’explication « la plus plausible est qu’il s’agissait d’une expression de mépris, d’un jugement moqueur sur les croyances effrénées et le comportement excessif des sectaires » [3].
Loin d’être des fous toxicomanes, comme les sources seldjoukides de l’époque ont pu les présenter - ce qui donne un aperçu de la difficulté de trouver des sources primaires fiables - la méthode des Assassins repose sur l’obéissance, le dévouement à la cause jusqu’au martyr ainsi qu’à des techniques de guerres asymétriques, dont l’assassinat politique.
Aussi, nous nous demanderons dans quelle mesure les méthodes des Assassins leur ont permis d’influencer l’équilibre géopolitique régional du golfe Arabo-Persique du XIème au XIIIème siècle. Répondre à cette question nécessite de se pencher sur les deux grands piliers de la secte. D’une part une idéologie inspirant les fidèles et encourageant les martyrs (I), d’autre part une organisation capable de planifier la terreur comme arme politique (II).
Le chiisme ismaélien des Assassins s’affranchit progressivement de toute influence extérieure, jusqu’à constituer une religion à part entière (A). La doctrine place les martyrs sur un piédestal (B).
A la mort du Prophète en 632, la question de la succession divise ses compagnons. Les partisans d’Ali, gendre et cousin de Mohamed, deviennent les premiers chiites. Après la mort du quatrième imam en 661, les chiites s’affirment indépendants et ne reconnaissent qu’Ali et ses descendants comme successeurs légitimes de Mohamed. À la mort du sixième imam après Ali en 765, Ja’far al-Sâdiq, une partie des chiites considère le fils aîné Ismâ’îl comme légitime, tandis qu’une autre partie reconnait son frère cadet Mûsâ al-Kâzim comme septième imam : ses disciples sont les chiites duodécimains. La dynastie des Fatimides qui régna sur l’Afrique du Nord (909-1048) et sur l’Égypte (969-1171) fait partie des chiites ismaéliens.
Hasan-i Sabbâh nait à Qum, en Perse et se convertit à l’ismaélisme suite à la rencontre en particulier d‘Abd al-Malik Ibn ‘Aṭṭâch, chef de la mission ismaélienne en Perse occidentale et en Irak, qui lui recommande de se rendre au Caire. Avant cela, certaines sources présentent l’arrivée d’Hasan à la cour du Sultan, au point de devenir un rival du vizir Niẓâm al-Mulk, qui l’aurait habilement évincé, comme narré dans Samarcande, d’Amin Maalouf. Finalement reçu au Caire par de hauts dignitaires fatimides le 30 août 1078, il parcourt ensuite la Perse, à partir de 1081, au service de la mission (da’wa). La secte existe concrètement à partir de 1090, date de la prise d’Alamut. Si le mouvement reste proche de la dynastie fatimide, les relations sont rompues à partir de 1094. À la mort du calife fâtimide al-Mustanṣir, imâm du temps et chef de la foi, en effet, un conflit de succession divise les deux mouvements ismaéliens. Les ismaéliens de Perse refusent de reconnaître al-Musta‘lî et lui préfèrent son frère aîné, Nizâr. Après cette rupture, la communauté ismaélienne de Perse perd le soutien de ses anciens maîtres du Caire.
L’émancipation de la religion des Assassins nizârites leur sert à obtenir une obéissance complète des sujets. En effet, comme l’explique Bernard Lewis « la doctrine ismaélienne est fondée sur le principe d’autorité absolue. Le croyant n’a aucun libre arbitre ; il doit suivre le ta‘lîm, c’est-à-dire l’enseignement reconnu. La source fondamentale de l’autorité était l’imâm ; la source immédiate était son représentant accrédité » [4]. Un récit rapporté par Guillaume de Tyr témoigne de l’obéissance totale des Assassins. Alors que le comte Henri de Champagne est reçu par le « Vieux de la Montagne » en 1198, ce dernier ordonne à deux de ses hommes de se jeter du haut des remparts afin de lui montrer le dévouement total des Assassins à la cause.
L’émancipation prend également la forme de lutte contre la dynastie fâtimide, organisation rivale au sein des ismaéliens. Ainsi, en 1121, al-Afḍal, vizir et chef des armées, principal responsable de la dépossession de Nizâr, est assassiné au Caire. Si la rumeur s’en prend inévitablement aux Assassins, un chroniqueur damascène de l’époque la qualifie « d’affirmation en l’air et d’absurdité sans fondement ». Puis, en 1130, dix Assassins tuent le calife fâtimide al-‘Amîr.
Par ailleurs, le 8 août 1164 constitue le parangon de l’indépendance du culte nizarite des Assassins. Le quatrième Grand Maître, Hasan, proclame en effet la Résurrection, mettant ainsi fin à la Loi islamique au cours d’un banquet en plein mois de Ramadan, le dos tourné à La Mecque, le vin coulant à flots. Le seigneur d’Alamût devient alors « comme le vicaire de l’imâm et la Preuve Vivante ; en tant que messager de la Résurrection (qiyâma), il est le Qâ‘im » [5], message qui sera transmis dans tous les territoires ismaéliens. En sus, les Assassins jouissent de prédicateurs propres et d’une organisation religieuse hiérarchisée. Aussi, lorsqu’ils décident de s’implanter dans une région, ils tentent de convertir la population à leur religion afin de s’assurer de son soutien.
Le martyr est défini dans La 9ème édition du Dictionnaire de l’Académie française comme une « personne qui a souffert des tourments ou perdu la vie pour sa foi ou pour une cause à laquelle elle s’est sacrifiée », le mot martyr apparait en 1050 ap. J.-C. et trouve son étymologie dans le mot grec martus, signifiant témoin. La première apparition, au sens clair de « mort entre les mains d’une autorité séculière hostile » relève du récit de Polycarpe en Asie Mineure occidentale autour de l’an 150. Les premiers siècles de notre ère voient se multiplier les martyrs chrétiens au cours de jeux du cirque, donnant une visibilité certaine à la religion : « Sang des martyrs, semence des églises » écrit Tertullien au IIIème siècle après J.-C.
D’un point de vue anthropologique, René Girard perçoit, dans le sacrifice, le fondement de l’ordre social et des institutions ; le sacrifice est un acte social et c’est la violence qui constitue le cœur véritable du sacré [6]. Pour Jean Marie Apostolidèse, dans Héroïsme et victimisation, « les individus qui ordonnent le sacrifie en tirent un surcroît de prestige et trouvent dans cette cérémonie la source de leur autorité et de leur domination sur le reste du groupe. La communauté se constitue à partir des personnes monopolisant d’une façon directe ou indirecte le sacrifice ». Concernant le chiisme, traditionnellement, les imams sont de grands martyrs dont la commémoration annuelle fait partie des rites sacrés. La Laylatoghadre (Nuit du Destin) remémore l’assassinat de l’imam Ali, tandis que l’Achoura raconte le massacre d’Hussein ibn Ali, troisième imam chiite, fils d’Ali, et de ses 72 compagnons par le calife Omeyyade Yazid en 682.
Faire des Assassins des martyrs - le combattant ne doit pas tenter de s’échapper - s’inscrit dans ces perspectives et poursuit par ailleurs un double objectif : montrer à l’ennemi la détermination totale de la secte d’une part et servir d’exemple aux suivants et aux spectateurs d’autre part. Rachîd al-Dîn et Kâchânî citent les chroniques ismaéliennes locales d’Alamût dans lesquelles « il existe une liste d’honneur des assassinats, mentionnant le nom des victimes et celui de leurs pieux exécuteurs ».
À force de persuasion et de conviction, la secte dispose donc de personnes prêtent à tuer les ennemis désignés et à mourir pour la cause. Toutefois, l’impact des Assassins n’aurait pas été le même s’ils n’avaient soigneusement bâti une organisation capable de frapper les empires en plein cœur.
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Arthur Deveaux- -Moncel
Arthur Deveaux- -Moncel est étudiant au Magistère de Relations internationales et Action à l’étranger (MRIAE) de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Ses travaux universitaires sont complétés par différentes recherches de terrain réalisées en particulier lors d’un échange auprès de l’Université Saint Joseph (USJ), à Beyrouth.
Notes
[1] W. Ivanow, « An Ismaili poem in praise of Fidawis », in JBBRAS, XIV, 1938, p. 71.
[2] Marco Paulo, Le Devisement du monde, F. Maspero, Paris, 1981, I, p.116.
[3] Lewis, Bernard. Les Assassins : Terrorisme et politique dans l’Islam médiéval (Le goût de l’Histoire t. 6) (French Edition) (p. 36). Les Belles Lettres.
[4] Lewis, Bernard. Les Assassins : Terrorisme et politique dans l’Islam médiéval (Le goût de l’Histoire t. 6) (French Edition) (p. 79). Les Belles Lettres. Édition du Kindle.
[5] Idem (p. 88).
[6] René Girard, La violence et le sacré, 1972.
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(Article initialement publié le 5 octobre 2020)
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