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Laurence Louër est docteur en sciences politiques, chercheuse au CERI-Sciences-Po et au CNRS et consultante à la Direction de la prospective du Ministère des Affaires étrangères.
Dans son ouvrage Chiisme et politique au Moyen-Orient, Laurence Louër cherche à éclairer le « renouveau chiite » qui a lieu au Moyen-Orient depuis la chute du régime de Saddam Hussein en avril 2003 en Irak.
Plusieurs éléments permettent en effet de parler d’un « bouleversement radical des équilibres géopolitiques au Moyen-Orient » dû notamment au retour en force des chiites dans les recompositions régionales, qualifié par certains analystes de « renouveau chiite » ou d’arc chiite ».
En Irak, après la chute du régime baasiste, les chiites (qui représentent 60% de la population) sont de retour au pouvoir après des années de dictature.
– La République islamique d’Iran, seul pays du monde où le chiisme est religion d’Etat, s’est vue accéder au statut de puissance régionale après la chute du régime de Saddam Hussein et celle des talibans en Afghanistan. Deux enjeux majeurs s’imposent alors pour le régime iranien : accéder à long terme à l’arme nucléaire, et exercer son influence dans la région (au Liban par exemple), à court terme. Cette dernière position permet aussi à l’Iran de s’imposer comme un acteur important du conflit israélo-palestinien.
– Dans les monarchies du Golfe, en Arabie saoudite et au Bahreïn en particulier, les minorités chiites « réaffirment leur refus des discriminations qui, parfois, font d’eux des citoyens de seconde catégorie » et parviennent à prendre de l’importance dans la vie politique.
Avant de commencer son étude, l’auteur rappelle les grandes caractéristiques du chiisme : « Au départ, c’est tout simplement un mouvement légitimiste, qui, contrairement au sunnisme, affirme que le prophète Mahomet a désigné explicitement ses successeurs dans la lignée d’Ali, son cousin et l’époux de sa fille Fatima. Pour les chiites, en outre, ceux qu’ils appellent les « Imams », c’est-à-dire Ali et ses descendants, ont accès au sens caché du message divin et sont dotés de l’infaillibilité religieuse. C’est de cela qu’ils tirent leur légitimité religieuse. Pour les chiites duodécimains, largement majoritaires, les Imams sont au nombre de douze. Le douzième, le Mahdi n’est pas mort mais a été occulté par Dieu à la vue des hommes en 874 et reviendra à la Fin des Temps pour établir la justice et la vérité. »
Laurence Louër va s’attacher à comprendre les dynamiques transversales qui permettent d’expliquer ce « renouveau chiite ». Au-delà de chercher des points communs entre les formes d’expression politique du chiisme d’un pays arabe à l’autre, l’auteur analyse la question de la relation des islamismes chiites à l’Iran, trente ans après la révolution.
Le clergé a toujours tenu une place à part pour les musulmans chiites. En ce sens, il est impossible de comprendre l’histoire du mouvement chiite sans analyser précisément l’institution cléricale (la hawza) et l’autorité religieuse (la marja‘iyya). L’auteur rappelle d’abord l’importance historique du corps de oulémas (savants religieux) après l’occultation du douzième Imam au IX e siècle : les oulémas deviennent alors les représentants de l’Imam sur terre. Leur rôle politique est ensuite analysé dans les territoires où le pouvoir du calife s’exerce mal, au Jabal Amil dans le Liban d’aujourd’hui ou dans « l’Ancien Bahreïn » (le Bahreïn actuel et une province d’Arabie saoudite). Plusieurs tentatives de mise en place d’organisations politiques chiites ont lieu : l’Etat carmathe dans l’Ancien Bahreïn (détruit en 1075), la dynastie des Bouyides à Bagdad (945-1055) ou encore, de manière plus durable, celle des Safavides en Iran (1501-1722). Le rôle essentiel des villes saintes de Najaf (Irak) et de Qom (Iran) dans l’histoire du rayonnement chiite est expliqué et l’auteur conclu que « si Qom est devenue le centre éducatif du monde chiite, Najaf est restée incontestablement le centre de l’autorité religieuse ». Après ces rappels historiques, le débat s’ouvre sur le « caractère intrinsèquement révolutionnaire du chiisme » pour analyser le rôle du clergé dans les événements politiques révolutionnaires au Moyen-Orient : en 1920 en Irak, et pendant la révolution de 1905-1911 en Iran, par exemple. L’auteur invite à prendre de la distance par rapport à l’interprétation relativement récente du martyr de l’Imam Hussein. Ensuite, Laurence Louër analyse l’histoire du premier parti politique chiite, al Daw ‘a al-Islamiyya (« l’Appel à l’Islam ») qui naît en Irak vers 1957-1958 et où les clercs jouent un rôle essentiel dans l’opposition au régime baasiste. La création d’un parti politique proprement religieux montre en fait que « pour le clergé, le politique, souvent, n’est pas un but en soi, mais un moyen de se conforter en tant qu’institution ». Vers 1960 naît aussi en Irak un autre mouvement essentiel de l’islamisme chiite : le shirazisme. Son créateur, Mohammed al-Shirazi, formule une doctrine de gouvernement où le clergé dirige l’Etat à travers un « conseil des oulémas ». Enfin, l’histoire de la reprise en main de la vie politique en Iran par le clergé est rappelée dans le contexte d’une crise de l’institution religieuse dûe à la sécularisation et à l’occidentalisation prônée par la dynastie des Pahlavi (1925-1979). L’émergence de Khomeini dans la vie politique iranienne et les événements qui mènent à la révolution islamique et à l’établissement de la doctrine du wilayat al-faqih (« le gouvernement de l’Etat par le plus savant des oulémas ») sont expliqués. Dans une dernière partie, l’auteur analyse la nature du clivage entre les clercs et les laïcs (les oulémas VS les effendis) dans les expressions politiques du chiisme.
Pour Laurence Louër, c’est parce que l’autorité religieuse est centralisée à Najaf que vont pouvoir se mettre en place des réseaux transnationaux au sein du monde chiite : selon un rapport de centre à périphérie, « l’autorité d’un savant libanais ou saoudien est fonction de sa proximité avec Najaf, c’est-à-dire concrètement de son insertion dans un réseau de relations le liant directement à l’autorité religieuse suprême ». Depuis les années soixante, l’autorité religieuse basée à Najaf joue donc un rôle essentiel dans la circulation des idées chiites. Le parti irakien al-Da‘wa a joué un rôle central dans la « repolisation du clergé » mais il était partagé entre deux conceptions : être un parti national comme le prônait les cadres laïcs du parti, ou s’imposer comme un mouvement de prédication de l’islam au-delà de l’Irak. Pour l’auteur, « si la majorité des militants d’al-Da‘wa étaient irakiens, (le parti) a socialisé politiquement des figures éminentes de l’islamisme chiite au Liban , au Bahreïn, au Koweït et aux Emirats arabes unis. » Le parcours de personnages comme Mohammed Husein Fadlallah, Mohammed Mahdi Shams al-Din, Ali al-Kurani ou encore Isa Qasem est révélateur de l’importance de la « Najaf connection » au Liban et au Bahreïn. Cependant, tout ne passe pas uniquement par leur clergé : ainsi, dans les monarchies du Golfe, les notabilités marchandes chiites jouent un rôle essentiel dans l’établissement de ces réseaux. La répression des chiites en Irak par le régime baasiste à partir du début des années 1970 va également renforcer les réseaux transnationaux d’al-Da‘wa au Moyen-Orient. Mais la relation des exilés chiites irakiens est largement dépendante des relations de l’Irak avec ses voisins, en Iran par exemple, et donc des conjonctures politiques. Les shirazistes, orginaires de Karbala et rivaux d’al-Da‘wa, ont aussi joué un rôle majeur dans l’exportation des formes d’expression politique du chiisme en Syrie, dans le Golfe et même hors du Moyen-Orient. Enfin, « l’histoire de l’ascension de Musa al-Sadr (1928-1978) à la tête de la communauté chiite libanaise offre un autre exemple du rôle des réseaux transnationaux cléricaux dans l’émergence des mouvements islamistes chiites dans les pays arabes. »
Le troisième chapitre analyse dans le détail les relations de ces réseaux transnationaux à la République islamique d’Iran. Si l’exportation de la révolution était un but affiché du régime à ses débuts, qu’en est-il aujourd’hui ? Les réseaux de Mohammed al-Shirazi sont les premiers vecteurs de l’exportation de la révolution qu’ils considèrent comme « point d’appui de la lutte contre les régimes impies qui oppriment les chiites : en Irak en premier lieu, mais aussi au Bahreïn et en Arabie saoudite. Ils sont proches des factions les plus radicales en Iran et finissent par être considérés comme dangereux par le gouvernement iranien ». La création du Hezbollah au Liban s’inscrit dans une logique différente : le mouvement est le « résultat d’une politique directement formulée par l’autorité centrale iranienne » (même s’il s’appuie sur d’anciennes logiques libanaises) et assumé comme tel (financements et armes fournis par Téhéran) mais il faut prendre en compte le contexte proprement libanais d’Etat faible et de guerre civile (guerre « par procuration »). Le Hezbollah permet à l’Iran de resserrer ses liens avec la résistance palestinienne et avec la Syrie qui devient une alliée contre l’Irak pendant la guerre Iran-Irak (1980-1988). D’autres mouvements portant le nom de « Hezbollah » existent en Arabie saoudite, au Koweït, au Bahreïn et en Irak mais il s’agit essentiellement de groupuscules. Si « l’établissement de la République islamique a sans conteste déclenché une dynamique d’absorption des mouvements chiites par l’Iran (…) aujourd’hui, le modèle iranien ne fait plus consensus parmi les mouvements islamistes chiites mais constitue au contraire un sujet de débat, voire une ligne de fracture. » Cela s’explique par certains choix politiques faits par l’Iran (invasion du territoire irakien en 1992, affaire de l’Irangate en 1986) et par les querelles sur la légitimité religieuse de la personne d’Ali Khameini, successeur de Khomeini. Constatant la bipolarisation de la scène politique chiite par rapport au modèle iranien, Laurence Louër dresse deux constats : 1) « les mouvements qui se déclarent hostiles au modèle iranien n’ont en réalité pas une conception des rapports entre politique et religion fondamentalement différente des partisans du wilayat al-faqih » ; 2) « des mouvements qui se proclament ouvertement pro-iraniens ou sont catalogués comme tels font montre d’une farouche volonté d’indépendance à l’égard de Téhéran ».
Après le 11 septembre 2001, la montée en puissance d’al-Qaïda présente la menace comme venant du cœur de l’orthodoxie sunnite : « le potentiel révolutionnaire du chiisme, quant à lui, apparaît épuisé ».
Pour Laurence Louër, l’année 2005 constitue une rupture dans l’analyse des mouvements chiites. Tout d’abord, les chiites remportent les élections en Irak et donc la violence change de nature : « la démocratisation en Irak a pris le tour, prévisible, d’un règlement de comptes entre sunnites et chiites, les sunnites tentant d’obtenir par la violence le poids politique dont la démocratie majoritaire les a privés ». En février 2005, l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri au Liban fait ressurgir l’axe Hezbollah-Syrie-Iran. Enfin, l’élection de Mahmud Ahmadinejad en juin 2005 en Iran « a achevé de modifier la perception du chiisme ». A bien des égards, l’année 2005 semble témoigner d’un retour des logiques de régionalisation du chiisme pilotées par l’Iran. Dans le Golfe, les chiites parviennent à peser davantage dans la vie politique.
Laurence Louër conclut son ouvrage sur le constat d’une localisation et d’une autonomie des mouvements chiites « par rapport au centre de référence traditionnels que sont l’Irak et l’Iran ». Néanmoins, pour l’auteur, cette autonomie est à comprendre dans le cadre plus large de la « sécularisation, au sens d’affaiblissement de la religion comme principe d’organisation de la société et comme source principale de la décision politique ».
Laurence Louër, Chiisme et politique au Moyen-Orient, Paris, Editions Perrin, décembre 2009, 194 pages.
Olivia Blachez
Olivia Blachez est étudiante à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris où elle a suivi les cours du politologue libanais Joseph Bahout. Elle vit actuellement à Beyrouth et travaille au sein du journal L’Orient-Le Jour.
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