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MUSTAFA OZER / AFP
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Peu d’informations fiables existent sur la genèse de l’IBDA-C ; tout au plus sait-on que le mouvement existe de façon diffuse depuis les années 1970 mais qu’il aurait pris le nom qui est le sien en août 1984, à l’initiative de Salih Izzet Erdis (10/05/1950-16/05/2018). Ce dernier, également connu sous le nom de Salih Mirzabeyoğlu, était un intellectuel islamiste fondamentaliste d’origine kurde dont la famille était proche de Sheikh Saïd [1], à l’origine d’une vaste insurrection contre la jeune République kémaliste en 1925 et dont l’une des singularités sera l’exigence d’un retour du Califat, aboli par la Grande Assemblée nationale turque le 3 mars 1924.
Il aurait initié les prémices de l’IBDA-C en 1975 en fondant, avec plusieurs amis, un magazine politique intitulé « Gölge » (« L’Ombre ») dont la ligne éditoriale se trouvait fortement influencée par la pensée islamiste du poète turc Necip Fazıl Kısakürek (26/05/1904-25/05/198) et de son magazine « Büyük Doğu » (« Grand Orient ») [2]. Cette initiative de créer l’IBDA-C lui serait venue de son désaccord avec le Parti de salut national (MSP) évoqué précédemment, et qu’il trouvait trop consensuel et pas assez radical [3].
Le front islamique du grand Orient attire rapidement à lui plusieurs militants islamistes turcs. Considérant le système gouvernemental laïc de la Turquie comme « illégal », l’IBDA-C aspire à détruire l’État laïque et le système constitutionnel afin de le remplacer par les règles et lois religieuses, d’abord en Turquie, puis dans le monde entier [4]. L’objectif autoproclamé du groupe est de créer un État fédéré islamique sunnite au Moyen-Orient et de rétablir le califat ; ce groupe s’est montré explicitement hostile aux intérêts chiites, alévis, chrétiens et juifs [5].
Necip Fazıl Kısakürek, à qui l’IBDA-C emprunte son idéologie de base, préconise un retour aux « valeurs islamiques pures » et la restauration d’un califat islamique universel dans le monde musulman. Son système de pensée, intitulée « Büyük Doğu », est une idéologie absolutiste promettant de rapprocher les musulmans du succès et du salut, avec comme idée centrale que la vérité n’est accessible que par la pratique de l’islam. Il fait également valoir que la nature laïque de la Turquie est responsable de l’incapacité de l’État à conjurer ce qu’il considérait comme « l’impérialisme occidental » [6]. Kısakürek est considéré comme le pionnier de la « société islamique idéale » rêvée par les fondateurs de l’IBDA-C.
L’IBDA-C se distingue essentiellement du Hezbollah turc par son caractère turc et non kurde - bien que son fondateur soit d’origine kurde - et par son approche sectaire : il n’est pas question, pour l’IBDA-C, de collaborer avec l’Iran chiite comme le Hezbollah turc l’aurait fait, comme vu plus haut.
Initialement politique, le mouvement de l’IBDA-C fondé en 1984 passe à l’action armée durant la décennie 1990, comme d’autres groupes à la même époque [7]. Il commettra ainsi une série de 90 attentats de 1990 à 1994 ; le groupe s’emploiera à faire la promotion de ses objectifs en ciblant principalement des cibles civiles. L’IBDA-C ciblera ainsi une synagogue stambouliote en 1992 par exemple, ou encore une église orthodoxe grecque à Istanbul en 1994 [8].
Fort de plusieurs centaines de militants, sans qu’il ne soit possible de préciser davantage cette estimation, l’IBDA-C fonctionne en petites cellules de quelques individus. Les membres de l’IBDA-C n’opèrent sous aucune structure hiérarchique définie et mènent des actions en petits groupes indépendants unis derrière leurs objectifs et idéologies communs. Cette décentralisation explique, en partie, les difficultés à estimer les effectifs du groupe, même à son apogée, mais garantit la sauvegarde et la résilience du groupe en cas de disparition de son leader [9]. En décembre 2003, le journal allemand Der Spiegel rapportait par ailleurs que le groupe comptait près de 600 partisans en Allemagne [10].
L’organisation fonctionne sur deux volets : l’un légal et l’autre clandestin [11]. Le volet légal est celui, essentiellement, de la presse et de la communication : les militants y conduisent des activités de propagande en publiant des livres, des revues, des magazines, en organisant des réunions politiques et en alimentant les différentes plateformes de propagande en ligne, au premier rang desquelles le site officiel de l’IBDA-C. Le mouvement publie ainsi depuis 2001 un journal appelé « Beklenen Yeni Nizam » (« Le Nouvel Ordre attendu ») et « Kaide » (« Al-Qaeda ») dans lequel les activistes du mouvement apportent leur soutien plein et entier à Al-Qaeda. Le volet clandestin, quant à lui, est celui des militants convaincus et endoctrinés, prêts à passer à l’action armée de façon indépendante. Formant de petite cellules de trois ou quatre personnes maximum, ces unités revêtent des noms de guerre comme « Ultra force », « Altınordu », « Lazistan » ou encore « Union des révolutionnaires soufis » [12].
Si l’IBDA-C partage des liens idéologiques avec Al-Qaeda, ceux-ci seraient devenus opérationnels en 2003 : les attentats d’Istanbul seraient ainsi le fruit d’une coopération entre l’IBDA-C et Al-Qaeda, bien que la nature exacte de leur collaboration reste incertaine. Selon les différentes hypothèses des forces de sécurité turques et des observateurs internationaux, Al Al-Qaeda pourrait avoir agi simplement comme une base de soutien extérieure, ou peut-être en tandem avec l’IBDA-C concernant la planification et l’exécution des attentats [13]. D’autres [14], en revanche, affirment que l’IBDA-C n’a eu aucune implication. Des rapports contradictoires des médias turcs attribuent uniquement à Al-Qaïda les attentats, laissant entendre que l’IBDA-C n’aurait pas eu les moyens de commettre une action terroriste aussi sophistiquée. En effet, l’IBDA-C n’avait, jusqu’ici, montré aucune volonté de recourir à des kamikazes, au centre de l’attentat à Istanbul.
Salih Izzet Erdis est capturé le 29 décembre 1998 et condamné à mort en avril 2001 pour sa tentative de « renversement de l’ordre constitutionnel par la force » ; la peine de mort sera finalement commuée en perpétuité à la suite de l’abolition de la peine de mort en Turquie le 4 août 2002. Il sera finalement libéré le 23 juillet 2014 [15] et décédera à Istanbul en 2018.
La capture du leader de l’IBDA-C ne met toutefois pas un terme aux actions armées du mouvement : celui-ci est en effet novateur et a conçu, dès sa création, un principe de fonctionnement décentralisé reposant sur l’autonomie de ses cellules, comme évoqué précédemment : même sans leader principal, les responsables des petites cellules peuvent continuer à agir. L’IBDA-C poursuit ainsi ses attaques contre des bars, des discothèques, des magasins vendant de l’alcool ou encore des églises et des synagogues.
Après les attentats d’Istanbul en 2003 toutefois, le mouvement s’essouffle et ne commet pratiquement plus d’attentats ; les coups de butoir des forces de sécurité turque, initiés au début des années 2000 afin de neutraliser les militants du Hezbollah turc notamment, n’y sont pas étrangers. Le mouvement existe pourtant toujours aujourd’hui officiellement et continue de produire des matériaux de propagande ; il est, en outre, toujours considéré comme une organisation terroriste par la Turquie et l’Union européenne.
Si le Hezbollah turc et l’IBDA-C apparaissent officiellement actifs, leur inactivité officieuse apparaît évidente. Leur abandon de la lutte armée s’explique certainement par la perte de leur leader - même dans le cas particulier de l’IBDA-C - et de la concurrence inégalable d’autres groupes, à l’instar d’Al-Qaeda et, désormais, de l’Etat islamique. Leurs activités légales, essentiellement de propagande ou associative, illustrent cependant la disponibilité idéologique qu’un grand nombre de leurs sympathisants semblent encore leur témoigner - à ces organisations ou, en tous cas, à d’autres portant les mêmes idéologies. L’incontestable réislamisation de la Turquie depuis une dizaine d’années, même si elle se montre très inférieure à ce que le Hezbollah turc et l’IBDA-C aspiraient à imposer à leurs concitoyens, n’est peut-être pas étrangère, par ailleurs, à l’apaisement relatif des militants.
Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
Extrême droite et extrême gauche en Turquie (1970-1983)
Histoire des putschs et tentatives de coups d’Etat en Turquie : l’armée turque, du statut de gar-dienne du kémalisme à celui d’outil politique (1/4). Le coup d’Etat du 27 mai 1960 : un putsch sur fond de Guerre froide et de crainte du communisme
Le PKK, un mouvement résolument transfrontalier. Partie 1 : l’Irak, une base arrière majeure pour le PKK
Mouvement de résistance ou organisation terroriste : de quoi le Hezbollah libanais est-il le nom ? (1/2)
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Bibliographie :
Mirzabeyoğlu, Salih. "İBDA Diyalektiği. Kurtuluş Yolu." İBDA Yayınları, İstanbul (1985).
Kısakürek, Necip Fazıl. "Çile, Büyük Doğu Yay." İstanbul, ty (1993).
Sifil, Ebubekir. "İslam Adına Konuşan Bütününü Konuşmak Zorundadır."
Fighel, Yoni. "The Great East Islamic Raiders Front (IBDA-C)." The Institute for Counter-Terrorism International Terrorism Articles 1 (2003).
Freedman, Benjamin. "Officially blacklisted extremist/terrorist (support) organizations : A compar-ison of lists from
Akincilar-Cephe, Islami Büyük Dogu. "Islami Büyük Dogu Akincilar-Cephe (IBDA-C)."
Steinberg, Guido. "The Evolving Threat from Jihadist Terrorism in Turkey." Elcano Newsletter 53 (2009) : 10.
DEDEMEN, FATİH, and ERCAN ÇİTLİOĞLU. "TERÖRİZMİ ANLAMAK." Güvenlik Bilim-leri Dergisi 3, no. 2 : 25-39.
Taşdemir, Sezgin. "Türkiye’de Selefi hareket ve dini radikalizm." Master’s thesis, Uludağ Üniver-sitesi, 2016.
Sitographie :
Great East Islamic Raiders Front (IBDA-C) - A Profile, 01/12/2003
https://www.ict.org.il/Article.aspx?ID=892#gsc.tab=0
The Evolving Threat from Jihadist Terrorism in Turkey, Real Instituo Elcano, 16/02/2009
http://realinstitutoelcano.org/wps/wcm/connect/14fd01004f018b4db354f73170baead1/ARI26-2009_Steinberg_Jihadist_Terrorism_Turkey.pdf?MOD=AJPERES&CACHEID=14fd01004f018b4db354f73170baead1
Hezbollah terrorist caught in eastern Turkey after 2 decades, Daily Sabah, 26/03/2020
https://www.dailysabah.com/politics/war-on-terror/hezbollah-terrorist-caught-in-eastern-turkey-after-2-decades
Alman istihbaratından Ülkücüleri hedef alan rapor, ODATV, 10/07/2020
https://odatv4.com/alman-istihbaratindan-ulkuculeri-hedef-alan-rapor-10072052.html
Turkey Officer Says He Created Local Hezbollah Group, Star Says, Bloomberg, 18/01/2011
https://www.bloomberg.com/news/articles/2011-01-18/turkey-officer-says-he-created-local-hezbollah-group-star-says
Turkey : The operation of Hezbollah (or Hizbullah) in Turkey, RefWorld, 20/11/2002
https://www.refworld.org/docid/3f7d4e290.html
PKK/Hizbullah çatışması davasında 1 sanığa 6 yıl hapis cezası, Sözcü, 03/03/2016
Haberler
https://www.sozcu.com.tr/2016/gundem/pkkhizbullah-catismasi-davasinda-1-saniga-6-yil-hapis-cezasi-1119169/?utm_source=dahafazla_haber&utm_medium=free&utm_campaign=dahafazlahaber
What is Turkey’s Hizbullah ?, Human Rights Watch, 16/02/2000
https://www.hrw.org/report/2000/02/16/what-turkeys-hizbullah/human-rights-watch-backgrounder
Turkey : Situation and treatment of members, supporters and sympathizers of the Kurdistan Work-er’s Party (PKK) and Hezbollah by state and non-state agents (January 2003 - September 2004), Ref World, 21/09/2004
https://www.refworld.org/docid/42df61ad20.html
Foreign Terrorist Organizations, US Department of State
https://www.state.gov/foreign-terrorist-organizations/
European Council renews ban on the LTTE, Hizbul Mujahideen, Babbar Khalsa and Khalistan Zindabad Force, MENAFN, 31/07/2020
https://menafn.com/1100573591/European-Council-renews-ban-on-the-LTTE-Hizbul-Mujahideen-Babbar-Khalsa-and-Khalistan-Zindabad-Force
Erdoğan confidant Metin Külünk investigated for al-Qaeda aligned IBDA-C terror group, Stock-holm Center for Freedeom, 20/10/2019
https://stockholmcf.org/erdogan-confidant-metin-kulunk-investigated-for-al-qaeda-aligned-ibda-c-terror-group/
A chief aide to Turkish President Erdoğan is linked to Turkish al-Qaeda group IBDA-C, Nordic Monitor, 21/09/2020
https://www.nordicmonitor.com/2020/09/turkish-president-erdogans-chief-aide-is-linked-to-turkish-al-qaeda-group-ibda-c/
Emile Bouvier
Emile Bouvier est étudiant à l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, où il prépare les concours de la fonction publique. Diplômé d’un Master 2 en Géopolitique, il a connu de nombreuses expériences au Ministères des Armées, notamment au Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO), à l’Etat-major des Armées dans une cellule d’analyse géopolitique, ou encore en Mission de Défense (MdD) en Turquie. Son grand intérêt pour la Turquie et la question kurde l’ont amené à voyager à de nombreuses reprises dans la région et à travailler sur les problématiques turques et kurdes à de multiples occasions.
Notes
[1] Mirzabeyoğlu, Salih. "İBDA Diyalektiği. Kurtuluş Yolu." İBDA Yayınları, İstanbul (1985).
[2] Kısakürek, Necip Fazıl. "Çile, Büyük Doğu Yay." İstanbul, ty (1993).
[3] Sifil, Ebubekir. "İslam Adına Konuşan Bütününü Konuşmak Zorundadır."
[4] Fighel, Yoni. "The Great East Islamic Raiders Front (IBDA-C)." The Institute for Counter-Terrorism International Terrorism Articles 1 (2003).
[5] Freedman, Benjamin. "Officially blacklisted extremist/terrorist (support) organizations : A comparison of lists from six countries and two international organizations." Perspectives on Terrorism 4, no. 2 (2010) : 46-52.
[6] Akincilar-Cephe, Islami Büyük Dogu. "Islami Büyük Dogu Akincilar-Cephe (IBDA-C)."
[7] A l’instar du DHKP-C.
[9] Steinberg, Guido. "The Evolving Threat from Jihadist Terrorism in Turkey." Elcano Newsletter 53 (2009) : 10.
[11] DEDEMEN, FATİH, and ERCAN ÇİTLİOĞLU. "TERÖRİZMİ ANLAMAK." Güvenlik Bilimleri Dergisi 3, no. 2 : 25-39.
[13] Taşdemir, Sezgin. "Türkiye’de Selefi hareket ve dini radikalizm." Master’s thesis, Uludağ Üniversitesi, 2016.
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