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Chaque Empire construit son socle référentiel via deux cartographies, une imaginaire liée aux mythes fondateurs et une réelle, plus complexe à saisir. Ainsi, la Maison d’Osman se dote très tôt d’une vision du monde universaliste, le Nizam-i’Alem. L’organisation militaire ottomane est intimement liée à sa conception de l’Etat ainsi que du monde. Tout au long de son histoire, cette dialectique du paradigme ottoman va venir s’articuler au travers d’une conception singulière de l’ordre impérial dénommée « Nizam ».
Pendant trois siècles, la vision du monde des Ottomans semblait bien ancrée autour d’une vision du monde universaliste, le Nizam-i’Alem. La Maison d’Osman se trouve alors à la tête de l’Empire universel, dépositaire des traditions impériales romano-perses à la conjonction des homologies cosmiques et terrestres, suggérant ainsi un ordonnancement tant divin que territorial des royaumes sous son contrôle.
Représentant la plus grande puissance militaire du temps, les Ottomans modèlent le langage de la compétition impériale en Europe (I). Selon cet ordonnancement, l’unicité divine doit impliquer l’unicité terrestre (II). Face au reflux devant Vienne (1683), Kostantiniyye réforme ses perceptions et doit élaborer un « nouvel ordre » Nizam-i’ Cedid (III).
Métaphore de l’ambition mondiale ottomane, la « Pomme rouge » (Kizil Alma) s’apparente à l’orbe, le globus cruciger (ou Reichsapfel) symbole d’autorité dans les regalia médiévales chrétiennes et, dans ce cas, matérialisation de la monarchie universelle, cette aspiration ultime des souverains ottomans. Sa filiation remonterait à la colonne de Constantin érigée non loin de l’église Sainte-Sophie et matérialiserait le talisman devant préserver les Paléologues de la ruine [1]. Fruit de pouvoir, cette pomme est interprétée comme désignant la capitale des ennemis chrétiens ayant des prétentions universalistes, successivement Constantinople – « la Nouvelle Rome », Rome – dont le dôme doré de Saint Pierre était réputé visible depuis la mer, puis Vienne – siège des « empereurs des Romains » Habsbourg [2], dont la prise constituerait la domination universelle, le règne de l’islam et donc la fin de l’Histoire.
Le rêve d’Osman, poème épique du XVème siècle retraçant la vie du premier émir ottoman (bey) un siècle après sa mort, joue le rôle de mythe fondateur. Constantinople est comparée à « un diamant serti de deux saphirs et deux émeraudes, pour former la pierre la plus précieuse d’un anneau d’empire universel » [3]. Plus tardivement, Bayezid, adoptant ouvertement le titre de « sultan des Romains » (sultan-i Rûm) sous « la conjonction propice des planètes » [4], porte son regard vers les « pommes rouges » de Constantinople, qu’il assiège pendant sept ans sans succès, et de Rome prophétisant « mon cheval mangera son avoine sur l’autel de Saint-Pierre » [5] après avoir écrasé à deux reprises les croisés à Kosovo (1389) et à Nicopolis (1396).
Véritable obsession dynastique, Mehmet II réussit à prendre Constantinople (1453), ce môle fortifié réputé imprenable et désire « être proclamé empereur de l’ensemble du monde et des peuples, comme un second Alexandre » [6] mais également comme un Achille ou un Ajax, ces ancêtres symboliques, à imiter sinon à surpasser. De cette conquête naît l’appellation d’« empereur du monde » (padişah-ı cihan) des sultans ottomans. La chute de Byzance marque tant la fin du Christianisme d’Orient que le commencement de la domination mondiale musulmane. L’Etat ottoman achève sa transformation, de confédération tribale en empire universel. En effet, la constitution d’un siège du pouvoir aussi reconnu que Constantinople lie profondément les Ottomans à une conscience transrégionale : les prétentions géographiques victorieuses sont nécessaires pour la soumission à une autorité impériale universaliste. Si les annexions ont tendu à nourrir les revendications territoriales, la véritable domination vient s’imposer précisément lorsque le gouvernement décide d’incarner le principal moyen de représentation du monde [7], le souvenir de Rome et de son Imperium [8]. Par la conquête et le droit instauré, les Ottomans transforment leur image en celle de conquérants impériaux, Constantinople servant à la fois de triomphe et de preuve. En 1480, Mehmet II occupe Otrante (Pouilles) et planifie une campagne d’Italie pour prendre par le sud « la reine des villes », Rome, et poursuivre son destin impérial.
De frontière des mondes, Kostantiniyye en devient le centre. L’Empire ottoman devient la grande puissance musulmane et se transforme en un Etat pleinement européen. En constante évolution, la frontière ottomane en Europe sépare deux mondes opposés qui se veulent radicalement différents [9]. En effet, la civilisation post-romanité occidentale est caractérisée par le morcellement et la division entre différents Etats, la fracture entre le temporel et le spirituel ainsi qu’entre Catholiques et Protestants. A l’inverse, le modèle oriental se singularise par son ambition à la singularité d’une seule religion (et dernière révélation), d’un seul Etat unifié et centralisé, d’une union rare entre le califat et le sultanat ainsi que d’une loi unique pour trois continents. Dans l’eschatologique historique de translation des empires, cette frontière matérialise la « guerre civile pan-civilisationnelle et méta-religieuse » pour la succession à Rome, auquel le monothéisme à vocation universelle marque une accentuation encore plus prononcée. Le dilemme est le suivant : quel cadre prédominant donner à la civilisation comme nouvelle voie de succession à Rome ? Tant par le biais du droit que de la conquête, les souverains ottomans établissent leur légitimité par la filiation directe avec l’Empire romain et leur prétention à gouverner la troisième Rome. Ainsi, George de Trébizonde, Machiavel, Jean Bodin et Pie II considéraient ainsi le sultan ottoman comme le souverain universel, « de droit empereur des Romains […] [car] empereur est celui qui à juste titre possède le siège de l’Empire […] Celui qui continue à être empereur des Romains est aussi empereur de tout le globe terrestre » [10] ou encore celui qui restaurerait « l’âge d’or d’Auguste » [11]. Réalisant la jonction entre l’Occident et l’Orient, unifiant les monothéismes, conservant le modèle impérial romain, les Ottomans sont ainsi convaincus de leur supériorité sur la Chrétienté, de leur statut de modèle terrestre impérial post-romanité [12].
La renaissance nationale perse sous l’égide des Séfévides et du chiisme duodécimain (1501), ainsi que leur alliance avec les Mamelouks du Caire, amorce le renforcement de l’identité religieuse ottomane dans une accentuation de l’orthodoxie sunnite. Le titre de calife (halife) sacralise le sultan ottoman. Ainsi, Selim Ier réduit les prétentions iraniennes en Anatolie orientale (Tchaldiran - 1515) et défait le sultanat mamelouk (1516-17) récupérant ainsi des mains du dernier calife abbaside Al Mutawakkil III les insignes du pouvoir spirituel. Il rapatrie les reliques sacrées de l’Islam (Emanat-i Mukaddes) à Constantinople. Ces conquêtes conduisent à intégrer les territoires du Heartland de l’Islam, de l’ancien empire califal du Hedjaz au Caire et à doter l’Empire d’une majorité de sujets musulmans. Réalisant une connexion directe de l’Est méditerranéen à l’Anatolie et à l’Asie centrale, l’Empire ottoman devient un Etat pleinement islamique. De « guerrier saint » (ghazi) des marches frontières, le souverain ottoman devient le calife, représentant légitime de la communauté des croyants (Umma), « l’ombre d’Allah sur Terre » c’est-à-dire l’autorité à laquelle on prête allégeance (bay’a), on mentionne le nom à la prière du vendredi (khutba) et maintenant désigné « commandeur des croyants » (amîr al-mu’munîn). Selim Ier devient l’autorité morale de l’ensemble des musulmans, l’incarnation vivante de l’unité théocratique et impériale du monde islamique. L’Islam partitionnant le monde en « demeures » (dâr), tout souverain musulman, a fortiori le sultan-calife, se doit ainsi d’étendre la « demeure de l’islam » (dar al-islâm) au détriment de la « demeure de la guerre » (dâr al-harb) par la guerre sainte (djihâd) en imposant la vraie foi à leurs voisins Infidèles vivant dans l’erreur.
Soliman le Magnifique, « celui qui a Darius comme son esclave et Alexandre comme son servant » [13], marque l’âge d’or de l’Empire et repousse les frontières jusqu’à leur maximum en maintenant les lignes de front de l’universalisme contre les Habsbourg et de pureté sunnite contre les Safavide, tout en provoquant les caravelles portugaises dans l’océan Indien. A l’aboutissement des conquêtes, Soliman cumule les titres de souverain de l’Islam (padisah-i’ Islam) et refuge du monde (padisah-i’ alempena), de souverain des musulmans (padisah-i ehl-i Islam) et d’empereur universel (hüdavendigar). Ainsi, de cette tension entre maître du monde et de l’Islam naît l’imbrication entre loi divine, dynastique et impériale : préceptes fondateurs de l’Etat ottoman normé. Par son étendue territoriale et la gloire dynastique, démonstrateur de l’accumulation de pouvoir des Ottomans, Soliman se hisse comme un grand sultan dépassant l’échelle comparative avec les monarques de son temps pour devenir la « preuve des empereurs », « le distributeur des couronnes » du monde [14]. A cet égard, la trêve négociée, le 19 juin 1547, entre Vienne et Constantinople consacre la vision hégémonique turque, en transformant une rivalité en une redevance, l’Empire romain germanique devenant, pour un temps, un Etat tributaire de la Porte [15]. Les captures de Bagdad (étymologiquement en persan « le don de Dieu »), cité califale symbole de la grandeur passée des Abbasides (1534) et de Buda (1541), le « bouclier de l’Islam » et dernier verrou danubien sur la route de Vienne, consacrent le double héritage perse et romain de la souveraineté ottomane. De cette position de supériorité, les Ottomans tendent à modeler petit à petit le langage de la compétition impériale en Europe, et de l’unicité céleste ne peut répondre que l’unicité terrestre.
In fine, le nouveau conquérant du monde Soliman désire unifier et raviver la Méditerranée comme les derniers empereurs romains, incarner le souverain universel capable d’unifier la Terre sous une seule autorité et religion [16]. Par le biais des correspondances envoyées par-delà les frontières, la Sublime Porte adopte titres et tons soulignant domination, force militaire ainsi que supériorité politique. Les Ottomans n’hésitent pas à notifier à leurs adversaires leur exceptionnalisme dynastique et leur universalisme impérial en reprenant titres gréco-romains et perses (Tsar, Basileus, Imperator, Césars des Césars, Khrosro des Khroros [17], etc.). L’élasticité des titres est hissée au rang de stratégie de puissance. Les jurisconsultes présentent ainsi le souverain ottoman comme le dépositaire des traditions impériales romano-perses à la conjonction des homologies cosmiques et terrestres suggérant ainsi une destinée astrologique et messiaque, un ordonnancement tant divin que territorial des royaumes sous son contrôle. Trois titres, allant crescendo, structurent la vision ottomane du monde, bey (émir, avec ses équivalents locaux comme voyvoda), kiral (mot slave désignant la royauté chrétienne) et padişah, titre du souverain ottoman lui-même [18].
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Camille Duguit
Camille Duguit est titulaire d’un Master 2 de l’université Paris - Sorbonne (Paris IV). Après plusieurs voyages et emplois au Moyen-Orient, elle s’est spécialisée sur la Turquie et la péninsule Arabique.
Notes
[1] Au sommet de cette colonne se dresse une statue équestre de Constantin en habit impérial portant la cuirasse, le casque à plume de paon (toupha), l’orbe de pouvoir dans la main gauche orientée vers l’ouest tandis que sa main droite s’étend vers l’est. Cf. MANSEL P., Constantinople : city of the World’s desire, 1453-1924, London, John Murray, 1995.
[2] Et d’autres comme Buda, Rhodes, Cologne, etc. Cf. HARAN A., Le lys et le globe : messianisme dynastique et rêve impérial en France aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Champ Vallon Editions, 2000, p. 280.
[3] CREASY E.S., Turkey, Harvard, J.B. Morris, 1906, p.14.
[4] L’utilisation de ce titre fut permise expressément par le calife Al Mutawakkil du Caire. Cf. Ibid., pp. 54-55.
[5] ROUX J.P., Histoire des Turcs, Paris, Fayard, 1984, p. 244.
[6] Chroniques de Critobule d’Imbros sur le règne de Mehmet II, cité par FERGUSON H. L., The Proper order of things, Stanford, Stanford University Press, 2018, p. 28.
[7] Cf. Ibid., p. 31.
[8] TULARD J., Les empires occidentaux de Rome à Berlin, Paris, PUF, 1997, pp. 13-14.
[9] VEINSTEIN G., « La frontière ottomane en Europe jusqu’à la fin du XVIIe siècle », Cours et travaux du Collège de France. Résumés 2004-2005, paris, CID, 2006, p. 687-702.
[10] VIALLON M., « La lettre à Mehmet II ou le loup et l’agneau », Cahiers d’études italiennes, 13 | 2011, 129-139.
[11] Selon une lettre écrite en 1491 par le pape Pie II à Mehmet II. Cf. KAZANCIGIL A., Idées reçues : La Turquie, Paris, Le cavalier bleu Editions, 2008, pp. 20-21.
[12] BOZARSLAN H., Histoire de la Turquie, Paris, Tallandier, 2013, pp. 36-41.
[13] FERGUSON H. L., op. cit., p. 77.
[14] Ibid., p. 136.
[15] Ibid, p. 153.
[16] Ibid., p. 194.
[17] En référence aux titres perses sassanides (224-651 ap JC) « roi des rois » (Shah in Shah) exprime la prééminence de l’empereur. Dans la tradition zoroastrienne, le shah est un homme, création du grand dieu Ahura Mazda, doté de qualités exceptionnelles (intelligence supérieure, jugement infaillible, guerrier accompli, etc.) devant assurer le rôle d’intermédiaire afin d’assurer le triomphe du bien sur le mal pour le bon ordonnancement cosmique du monde.
[18] A cet égard, Charles Quint est ainsi désigné comme « roi du pays d’Espagne, Ferdinand Ier comme « roi de Vienne », « roi d’Autriche » ou « roi d’Allemagne ». Le tsar se présente comme le « bey de Moscou », avant devenir Kiral puis Sar, dans la perspective d’un nom et pas d’un titre. Cf. VEINSTEIN G., « La diplomatie ottomane en Europe I : les fondements juridiques », Cours et travaux du Collège de France. Résumés 2004-2005, paris, CID, 2006, p. 733-751.
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