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La conception ottomane de la frontière se matérialise, tant sa référence à l’islam qu’à d’autres fondements, comme « une frontière de fait, fixée de façon provisoire, par un acte unilatéral » [1]. Cette ligne de démarcation n’est en rien le fruit d’un dialogue, d’un compromis entre plusieurs parties avec des engagements réciproques ainsi qu’une reconnaissance internationale. Au fur et à mesure des conquêtes, une structure dualiste se met en place entre un itchil ; ce noyau central lié par la capitale, le continuum de centralisation-homogénéisation et base du budget impérial ; puis l’udj, cette zone périphérique d’expansion caractérisée par un régime spécial dérogatoire, une autonomie locale au service des priorités politico-militaires. Ainsi, ce flou des limites du pouvoir impérial va de pair avec l’idéologie étatique virtuellement universelle. De plus, l’islam, dont l’objectif est la domination mondiale, proscrit toute coexistence pacifique durable et ne laisse la place qu’à des trêves sulh négociées, plus ou moins longues (en moyenne cinq ans), pouvant s’accompagner d’un versement d’argent et dictée uniquement par l’utilité stratégique du Sérail. En d’autres termes, comme le stratège prussien Colmar von der Goltz (1883-1916) le souligne, il ne faut « jamais signer la paix (trêve) quand [on a] le dessous. C’est à ce principe [que l’on doit] l’empire du monde » [2].
Néanmoins, les trêves deviennent de plus en plus longues et témoignent d’une inversion des rapports de force internationaux. Si « les leçons de l’Histoire sont le plus clairement, sans équivoque, enseignées sur les champs de bataille » [3], la prise de conscience collective, sa compréhension et l’application de contre-mesures s’accompagnent d’analyses et d’enseignements. Au XVIe siècle, les avancées chrétiennes sur le dar al-islâm dans la péninsule Ibérique, en Russie, aux Indes ainsi qu’en mer Noire ne sont que périphériques et lointaines, et le premier échec devant Vienne (1529) est perçu par les deux belligérants non pas comme une défaite mais comme un retard dans la marche inexorable de l’Islam.
Le XVIIe siècle ottoman est celui d’un changement de posture par l’adoption de la « défensive stratégique », transformée en « défensive historique ». Selon Goltz, l’Empire rendre dans une « phase de son développement historique où il ne [peut] plus être question pour elle que de se défendre », selon lui « une situation militaire précaire [contraint] un état d’ordinaire agressif à rester passagèrement sur la défensive » [4]. Deux événements viennent amorcer, de manière pragmatique, la nécessité pour la Porte de réformer sa manière de penser le monde.
La signature du traité de Zvitvatorok (1606) consacre la première défaite stratégique « idéologique » pour l’Empire d’une triple manière car, pour la première fois, une trêve est conclue pour vingt ans, dans un no man’s land au milieu du Danube et reconnait le titre de padişah au Kaiser (étymologiquement du latin « César ») Habsbourg, c’est-à-dire une reconnaissance formelle d’égalité impériale et ainsi inaugure la divisio imperi. Ce traité est également synonyme de fixation territoriale, car d’une zone militaire ouverte et indéfinie pour de futures conquêtes, la frontière ottomane en Europe se transforme en une ligne de démarcation négociée et mutuellement reconnue par les belligérants.
Le traité de Karlowitz (1699) est la conséquence juridique directe du deuxième siège de Vienne (1683) présenté comme « une défaite calamiteuse, comme il n’y en eut jamais depuis la naissance de l’Empire » [5] et traduisant le début de la course déclinante du zénith ottoman. Ce traité ferme formellement la frontière ottomane en Europe et apporte deux enseignements stratégiques à l’Empire. Le premier s’apparente à l’apprentissage de la défaite écrasante face à une force militairement supérieure avec des pertes désastreuses en vies humaines et matériels ainsi que la cession d’importants territoires. La seconde se présente comme l’abandon de l’ancienne façon ottomane de penser le monde par l’apprentissage des normes diplomatiques européennes chrétiennes. A cet égard, Topkapi (étymologiquement « la porte des canons ») ne peut plus dicter ses conditions au vaincu et, par l’élément politique, tente d’atténuer les résultats de l’élément militaire et obtenir les meilleures conditions possibles.
La dynamique du déclin est lancée et se poursuit avec la conclusion de traités perpétuels (1747 avec l’Autriche, 1739 avec la Russie). Le phénomène de fixation territoriale, observé dans les Balkans face à l’Autriche, se produit également en Ukraine (étymologiquement en russe « la frontière ») face à la Russie, dernier Etat orthodoxe indépendant, et accélère le dépérissement. La trêve de Radzin (1681) consacre l’émergence des revendications moscovites sur l’Ukraine ; le traité de Constantinople (1700) légalise la prise d’Azov par l’Imperator Pierre le Grand quatre plus tôt, la fin du statut d’Etat tributaire et la stabilisation de la frontière sur le Dniepr ; enfin le traité de Küçük Kaynarca (1774) reconnait le statut de padişah au Tsar (étymologiquement en russe « César »), le droit d’intervention russe dans le domaine ottoman mais surtout la perte de la Crimée, très ancienne possession sous suzeraineté ottomane et peuplée de musulmans, ouvrant la voie au dernier rempart la capitale impériale Constantinople, la mer Noire [6].
Le rêve impérial tsariste de la « troisième Rome », Moscou, devant se réaliser au détriment de celui d’Osman, Catherine II souhaite reconquérir « la ville gardée de Dieu », Tsargrad pour les Russes, afin que le dernier Paléologue, « l’Empereur pétrifié » [7] soit réveillé par les cloches de la Sainte Sagesse pour mettre fin à l’Antéchrist, restaurer le pouvoir temporel de l’aigle bicéphale et ainsi réaliser la prophétie de Léon le Sage. En effet, comme le souligne Philotée de Pskov « Deux Rome sont tombées, la troisième est solide et il n’y en aura pas de quatrième » [8]. Par ailleurs, les petits-fils de Catherine II ne s’appelait-il pas Alexandre et Constantin ?
Les défaites militaires, causées par la modification de l’équilibre international due aux inventions et expérimentations européennes, deviennent un cruel révélateur d’impuissance qui pousse les Ottomans à se réinventer. De l’incompréhension de la défaite prend racine le constat d’une indispensable refonte militaire à l’image de l’organisation victorieuse. Kostantiniyye réforme ses perceptions et élabore un « nouvel ordre » (Nizam-i’ Cedid).
Camille Duguit
Camille Duguit est titulaire d’un Master 2 de l’université Paris - Sorbonne (Paris IV). Après plusieurs voyages et emplois au Moyen-Orient, elle s’est spécialisée sur la Turquie et la péninsule Arabique.
Notes
[1] VEINSTEIN G., « La frontière ottomane en Europe jusqu’à la fin du XVIIe siècle », op. cit.
[2] GOLTZ C., La Nation armée : organisation militaire et grande tactique moderne, Paris, Hinrichsen et Cie Editeurs, 1884, p. p. 448.
[3] LEWIS B., What went Wrong ?, Western Impact and Middle-East Response, Oxford, Oxford University Press, 2002, pp. 7-8.
[4] GOLTZ C., op. cit., p. 248.
[5] Silidar Finkili Mehmet, Tarib (Istanbul 1928), vol. II, p. 87. Cité par LEWIS B., op. cit., p. 17.
[6] A cet égard, les fondations des villes d’Odessa (étymologiquement en russe « Odyssée », signifiant Ulysse et racontant son retour vers la terre des origines, Ithaque) et Sébastopol sont significatives. Cette dernière cité (étymologiquement en russe « ville digne de vénération », Sebastos signifiant Auguste) est située non loin de Chersonèse où le prince de Kiev Vladimir se serait converti à l’orthodoxie.
[7] En 1472, Ivan III Grand Prince de Moscou épousa Sophie Paléologue, nièce de Constantin XI, dernier Basileus.
[8] CARRERE D’ENCAUSSE H., « Le rêve grec de Catherine II » in La Méditerranée d’une rive à l’autre : culture classique et cultures périphériques. Actes du 17ème colloque de la Villa Kérylos, les 20 & 21 octobre 2006.
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