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Le Yémen de l’imam Yahya (1918-1948) : la difficile création d’un Etat moderne

Par Ainhoa Tapia
Publié le 23/05/2012 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

1918-1934 : A la conquête du « Grand Yémen »

En 1918, les puissances occidentales reconnaissent l’autorité de Yahya sur le Yémen. Son autorité n’est cependant pas reconnue par les multiples tribus, dont chacune a son propre chef. Plusieurs cheiks, puissants à l’époque ottomane, souhaitent bénéficier de l’effondrement de l’Empire pour prendre leur indépendance, en particulier ceux d’origine chafiite, au sud du pays. Yahya et la majorité de la population du Yémen sont des Zaydites, branche du chiisme, alors que le chafiisme est une école sunnite, d’où les divergences d’opinion politique, malgré une cohabitation plutôt pacifique jusqu’alors. Outre les Chafiis, des tribus zaydites du nord du pays (en particulier les Hashid, deuxième fédération tribale la plus puissante du pays), se rebellent contre Yahya dans les années 1920. Commence alors une longue période durant laquelle Yahya cherche à imposer son pouvoir aux différents chefs, en récupérant les régions qui se déclarent indépendantes du pouvoir de Sanaa (capitale de Yahya). Il crée notamment dès 1919 sa propre armée : un régiment de 2 000 hommes nommé l’Armée Régulière Victorieuse. Ces soldats, à la différence des tribus qui organisent des levées afin de compenser les hommes morts au combat, reçoivent un salaire régulier. De plus, les officiers sont des Turcs passés au service de l’imam ou encore des Yéménites ayant étudié dans des écoles militaires turques, qui possèdent une connaissance stratégique supérieure à celle des commandants tribaux. En l’espace de dix ans, les effectifs de l’armée doublent, passant de 2 000 à environ 20 000 hommes. Mais si l’armée soumet par la force les cheiks récalcitrants au pouvoir de Sanaa, l’imam doit s’assurer de leur nouvelle loyauté. Chaque grande famille doit ainsi lui fournir au moins un otage pour vivre à sa cour. Ainsi, dans les années 1930, jusqu’à 4 000 otages vivent à Sanaa.

Cependant, si au début des années 1930 le problème des tribus récalcitrantes semble réglé, le rival majeur de Yahya, Muhammad ‘Ali al-Idrisi, est quant à lui encore très puissant. En effet, lorsque les Britanniques quittent Hudaydah en 1919 (principal port d’exportation sur la Mer Rouge situé au sud-ouest de Sanaa), ils donnent la ville à Idrisi et non pas à Yahya, Idrisi ayant signé en 1915 un traité par lequel il s’engageait à attaquer les Turcs. En outre, pour renforcer sa position, Idrisi se place sous la protection de l’Arabie d’Ibn Saoud en 1920 : sa région natale de l’Asir, située au nord-ouest du pays, devient ainsi une partie intégrante de l’Arabie, mais dont il garde le contrôle. Enfin, Idrisi possède de puissants appuis dans la région : le cheik Hashid, Bayt al-Ahmar ; un des principaux cheiks Bakil qui devient son porte-parole auprès des Britanniques, Yahya al-Shayif de Dhu Husayn à Barat.

Afin de contrer la puissance d’Idrisi et de ses partisans, Yahya doit trouver de nouveaux alliés. Il signe ainsi en 1926 un traité avec les Italiens. Grâce à cette alliance, il obtient des armes et les moyens de frapper une nouvelle monnaie à son effigie où l’on peut lire le titre de « Commandeur des croyants, al Mutawakkil ‘ala Allah (celui qui se repose sur Dieu) ». Cependant, s’il accepte l’aide économique italienne, il refuse toute influence diplomatique. Au contraire, il impose son pouvoir personnel en nommant les principaux sayyeds (descendants de la famille du prophète dirigeant les principales familles du pays) qui lui sont fidèles aux postes de gouverneurs des provinces les plus importantes. Ils obtiennent tous le titre de commandeur ou prince (amir). Ainsi, Abdullah al-Wazir, personnage important de la reconquête du Sud du pays, devient gouverneur d’Ibb puis d’Hudayhah. Ou encore un autre membre de cette famille, Ali-al-Wazir, gouverne Ta’izz à partir de 1920 où sa cour rivalise en faste avec celle de l’imam à Sanaa. Mais la figure principale reste le fils aîné de Yahya, Ahmad, personnage tyrannique et cruel, craint pour sa férocité dont il fait particulièrement usage lors de la guerre contre la tribu des Zaraniq entre 1927 et 1929.

En 1927, des négociations sont envisagées entre Idrisi et Yahya, mais l’imam refuse tout compromis car pour lui l’Asir a toujours été yéménite, même avant l’arrivée des Ottomans. Idrisi s’étant placé sous la protection d’Ibn Saoud, une guerre pour l’Asir signifie une guerre contre l’Arabie saoudite. Cela n’arrête pas Yahya, déjà en guerre au sud du pays avec les Britanniques qui, depuis leur installation à Aden, ont mis toutes les tribus aux alentours sous leur protection au grand dam de l’imam qui voudrait contrôler l’intégralité du pays. Yahya n’a cependant aucune prétention sur Aden qui a toujours été britannique. Néanmoins, dès 1926-1927, sous les bombardements aériens britanniques, les troupes sous-armées de Yahya sont obligées d’abandonner cette partie du pays. Un traité est signé avec les Britanniques à Sanaa mais il n’est appliqué qu’en février 1934 en raison des difficultés rencontrées avec les Saoudiens. Le 20 mai 1934, un traité est également signé avec ces derniers à Taif, mettant fin aux combats et reconnaissant officiellement l’autorité saoudienne sur l’Asir. Cette autorité est reconnue pour une période déterminée (le nombre d’années varie selon les sources de 20 à 60 ans), avec promesse que l’Asir reviendra au Yémen une fois ce temps écoulé. Cette clause du traité ne fut jamais appliquée.

1934-1948 : La difficile stabilisation du pouvoir

Dès 1926 et le traité avec les Italiens, les documents officiels sont signés par Yahya sous le titre de « Roi du Yémen ». Ce titre n’est cependant pas reconnu par tous les Yéménites, qui se heurtent à plusieurs difficultés. Sur le plan économique, la population est confrontée à de lourdes taxes, au manque de terres et à la justice corrompue (à partir de 1933, l’imam vieillissant ne peut plus écouter toutes les plaintes de ses sujets, il délègue par conséquent son pouvoir mais cela entraîne une corruption grandissante). Ces difficultés obligent bon nombre de Yéménites à travailler à l’étranger. Les sayyeds eux-mêmes ne sont pas épargnés par les taxes.
Sur le plan politique, Yahya souhaite transformer son pouvoir en dynastie héréditaire. Il n’est pas inhabituel qu’un fils succède à son père à la fonction d’imam, mais pour les Zaydites, seul le fils le plus apte à exercer l’imamat peut succéder à son père, et non parce qu’il est le premier-né. Ainsi, tous les titres jusqu’à alors gagnés par mérite personnel commencent à devenir héréditaires, tel celui d’« épée de l’islam », auparavant réservé aux meilleurs commandants et aux fils d’anciens imams. Par ailleurs, à partir de 1937, les « ministères » qui sont créés sont donnés à des fils de l’imam, de même que les principaux postes de gouverneur : Ahmad reçoit Ta’izz, Hassan Ibb et Abdullah Hudaydah.

Parmi les principaux opposants à la politique de Yahya, on trouve des al-Wazir mais également de jeunes sayyeds et qadis (juges) qui rêvent de réformes sur le modèle des pays de la région. Ainsi, des cercles littéraires sont créés, qui sont autant de cercles de réflexion réformiste. En 1946, Sayyed zayd bin ‘Ali al-Daylami, juge de la Cour d’appel de Sanaa, soumet un mémoire à Yahya présentant plusieurs demandes : que les taxes canoniques (zakat) deviennent volontaires et ne soient plus prises par la force, que les taxes non-canoniques disparaissent, que les exilés politiques soient pardonnés, et que les fonctionnaires publics (et les fils de Yahya en premier lieu) n’utilisent plus la population pour leur propre bénéfice. Son mémoire étant ignoré par Yahya, Sayyed zayd bin ‘Ali al-Daylami cesse de se rendre aux prières du vendredi car selon la loi zaydite, les prières en congrégation ne sont obligatoires que lorsqu’un véritable imam les dirige, ce que Yahya n’est plus du point de vue de Sayyed. En outre, Yahya n’est pas non plus considéré comme un roi moderne, à la différence d’Ibn Saoud. En effet, la seule mesure modernisatrice prise par Yahya consiste en la création d’écoles supérieures : l’école des Orphelins pour la formation des clercs, l’école Scientifique pour celle des fonctionnaires juridiques, une école militaire sur le modèle turc et enfin, une école pour la formation des instituteurs. Le pays manque de médecins et d’agronomes et l’imam refuse tout moyen de transport moderne [1].

En 1940, un groupe nommé al-Kalibat al-ula (Le premier bataillon) est formé au Caire par deux Yéménites proches des Frères musulmans : Ahmad al-Numan et Muhammad al-Zubayri, un jeune poète. Zubayri rentre au pays en 1941 avec bon nombre d’idées réformistes mais il est immédiatement emprisonné. Il est relâché en 1942 et accueilli en compagnie de Numan à la cour d’Ahmad, le fils de Yahya, à Ta’izz. En 1944, ce dernier change brutalement d’avis sur les réformateurs et décide de les poursuivre sur le modèle de son père. Numan, Zubayri et beaucoup d’autres fuient alors à Aden. Arrivés à Aden, Zubayri et Numan rejoignent un mouvement de nationalistes arabes mais également de yéménites nationalistes, pendant réformiste du nationalisme de Yahya. A cette période, Aden sert de base de guerre dans la région aux Britanniques, et la ville attire des travailleurs de toute la région, qui viennent augmenter les rangs des opposants à l’imam. Qu’ils soient Adeniens, Nordistes et Musulmans, tous partagent une volonté de réforme (islah) au Yémen. Pour certains, celle-ci va jusqu’à la création d’une monarchie constitutionnelle avec Abdullah al-Wasir à sa tête. La création d’un parlement est également évoquée. Pour ce faire, l’idée d’assassiner Yahya est envisagée, probablement proposée par Abdullah al-Wasir : Yahya est en effet assassiné, mais la tentative d’assassinat de son héritier, son fils ainé Ahmad, échoue, provoquant l’échec du coup d’état. En effet, Ahmad rejoint rapidement Hajjah où il exige que les tribus qui lui sont fidèles lui envoient des hommes pour se battre. Il demande également l’aide Ibn Saoud mais ne l’obtient pas. Devant ces préparatifs de guerre, Abdullah al-Wasir annonce à Ahmad qu’il a été choisi comme imam par les principaux sayyeds. Mais Ahmad lui répond qu’il est un traître et qu’il sera donc traité comme tel. En effet, le meurtre de Yahya a choqué beaucoup de Yéménites et, de plus, la présence d’Ahmad, qui a déjà de nombreuses victoires à son actif, à la tête de la contre révolte, lui attire d’autres partisans. Ainsi, le camp d’Ahmad écrase celui d’Abdullah al-Wasir en seulement quatre semaines. Les conspirateurs ainsi que des centaines de « libéraux » sont envoyés en prison, tandis qu’Abdullah al-Wasir et ses proches (sayyeds, qadis, amis, beaux-frères, …) sont exécutés. Sanaa est pillée par les tribus alliées d’Ahmad pendant des semaines et celui-ci s’installe définitivement à Ta’izz, dont il fait sa nouvelle capitale.

Voir également : Fin de l’imamat zaydite au Yémen (1948-1962)

Bibliographie :
 Articles « Yémen » et « Yahya Al-Mutakawakkil ‘Ala Allah », Encyclopédie Universalis.
 Victoria Clark, Yemen : dancing on the heads of snakes, Yale, 2010.
 Paul Dresh, A history of modern Yemen, Cambridge, 2000.

Publié le 23/05/2012


Ainhoa Tapia est étudiante en master d’histoire contemporaine à l’Ecole doctorale de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Elle s’intéresse à l’histoire des Etats du Moyen-Orient au vingtième siècle, en particulier à la création des systèmes étatiques et aux relations diplomatiques que ces Etats entretiennent entre eux.


 


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