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Par Florian Besson
Publié le 31/05/2013 • modifié le 23/01/2018 • Durée de lecture : 10 minutes

Aux origines d’une boisson mondiale

En arabe, café se dit « qahoua ». Ce terme viendrait de la province abyssinienne (actuelle Ethiopie) de Kaffa, d’où serait originaire le café (même s’il est difficile d’en être certain). Connu depuis la Préhistoire, mais consommé à l’époque sous forme solide et non liquide, la légende rapporte qu’il aurait été exporté dès le VIème siècle, vers ce qu’on appelle alors l’Arabie heureuse (Felix Arabia). Plus précisément, c’est le port de Moka, au Yémen, qui aurait été le premier à commercialiser cette graine (d’où le nom de « café de Moka » donné à la boisson au XVIème siècle, ou plus simplement de « moka »), dont on se sert à l’époque moins comme une boisson que comme une épice aux vertus médicinales – rappelons que les Aztèques utilisaient de même le cacao. Mais il s’agit là, en réalité, d’une légende élaborée après coup, les auteurs arabes rapportant notamment que le café est une plante originaire de la péninsule arabique : il s’agit de se réapproprier cette plante, d’affirmer, en quelque sorte, son autochtonie. La boisson des Arabes doit venir d’une plante arabe.

En fait, la domestication du café a pris longtemps. C’est en effet une plante difficile à préparer convenablement : les grains doivent en effet être préalablement lavés, séchés, torréfiés (c’est-à-dire fortement chauffés), et enfin moulus. Autant d’opérations qui ne peuvent être découvertes par hasard, contrairement à ce qu’une légende, qu’on trouve notamment dans les Mille et Une Nuits, rapporte : un berger abyssinien aurait fait tomber quelques grains de café dans un feu et, en notant l’odeur délicieuse qui s’en dégageait, aurait réitéré l’opération. Ce n’est qu’à partir du Xème siècle peut-être, et plus sûrement à partir du XIIIème siècle, que le café commence à être consommé dans le monde musulman. La prohibition de l’alcool par l’islam a très probablement favorisé le café. C’est alors que se forge le terme de qh’awah, qui non seulement évoque, on l’a vu, l’origine éthiopienne du café, mais qui surtout veut dire « revigorant » : le café est dès lors consommé pour ses vertus énergétiques. Dès le XIIIème siècle, pour des milliers d’habitants du Hedjaz, la journée commence par un café. Mais la boisson reste encore étroitement cantonnée : les Croisés ramènent d’Orient la canne à sucre et l’abricot, mais ne disent rien du café, qu’ils n’ont probablement pas eu l’occasion de croiser dans le Proche-Orient. Il n’existe alors qu’une seule variété de café, celle que l’on appellera plus tard l’arabica : il faudra attendre le XIXème siècle pour que de nouvelles espèces apparaissent, fruits de croisements et d’expériences.

Ce n’est qu’au XVème siècle que le café est diffusé dans tout le monde musulman par les pèlerins qui s’en reviennent de La Mecque. Le pèlerinage à La Mecque, le hajj, joue ainsi comme un formidable brassage de populations, d’idées, et en l’occurrence, de produits. Claude Cahen, grand historien du monde musulman médiéval, souligne à quel point ce pèlerinage est crucial : il assure en grande partie la cohérence d’un monde musulman éclaté politiquement.

Du café aux cafés

L’introduction d’une nouvelle boisson ne va cependant pas de soi. L’un des gouverneurs de La Mecque, l’émir Khair Bey Mimar, convoque ainsi une réunion de juristes et de docteurs de la loi (les oulémas) pour décider si le café est autorisé ou non. En effet, le Coran interdit l’alcool, mais plus généralement tout produit pouvant provoquer une intoxication. La commission ne parvint pas à trancher, et s’en remit aux médecins. Or ceux-ci étaient encore, au XVème siècle, largement influencés par Ibn Sina/Avicenne, qui condamnait fermement tout produit susceptible de venir modifier l’équilibre des « humeurs » [1]. C’était là en effet jouer avec sa santé, et l’ingestion d’un tel produit (Ibn Sina cite par exemple l’opium) était donc dangereuse. De plus, pour Ibn Sina, de tels produits relevaient exclusivement du médecin, le seul qui connaissait le corps humain : boire du café, dans cette optique, relevait donc d’une auto-médicamentation dangereuse. Les médecins consultés par cette commission mecquoise du XVème siècle se prononcèrent donc contre l’usage du café : toxique, créant une dépendance, c’était au mieux un médicament qui ne devait être administré qu’à petites doses, et au pire un poison. Le gouverneur Mimar interdit donc la culture et la consommation du café, sous peine de sévères punitions. Le sultan du Caire, probablement amateur de la boisson, n’accepta pas cette décision, et fit convoquer sa propre commission, qui rendit un avis contraire : le café était bon pour la santé, et était même « agréable à Allah » en raison de son odeur et de l’énergie qu’il donnait aux gens. Les controverses sur la nature du café ressurgirent tout au long du XVIème siècle, notamment en 1525, en 1534 (il y aura même des émeutes à cette occasion entre « partisans du café » et « opposants au café »), ou encore en 1571. Mais cela n’empêcha pas l’ouverture, au Caire ou à Alexandrie, des premières « maisons de café » : on pouvait y boire du café à prix modique, tout en jouant aux échecs, en écoutant de la poésie et, surtout, en parlant. Le café permit donc un important brassage d’idées, qui allait de pair avec l’émergence d’une bourgeoisie urbaine relativement aisée. Encore aujourd’hui, les politistes parlent volontiers d’une « culture des cafés » en Egypte [2].

Parallèlement, le café se diffuse. Lorsque les Ottomans prennent l’Egypte mamelouke en 1517 [3], ils ramènent cette boisson enivrante qu’ils ont eu l’occasion de découvrir, et qu’ils rebaptisent qahvé. « Les Turcs s’adonnèrent avec fureur à l’usage de cette boisson » écrit Coubard d’Aulnay, homme de lettres français du XIXème siècle. Là aussi s’ouvrent des « Kawa-Kanès », des maisons de café, qui bien vite deviennent des lieux où l’on parle de politique. Plusieurs fois, les sultans ottomans durent fermer les cafés, qui attiraient et concentraient les mécontents du pouvoir. En 1630, il y avait plus d’un millier de cafés au Caire, et plus encore à Constantinople. Le café se diffuse également vers l’est : en 1650, des pèlerins indiens rapportent des plants de café et les plantent à Mysore. Le succès de cette boisson devait évidemment attirer l’attention des Occidentaux : en 1583, Rauwolf, un médecin allemand, est le premier à décrire cette boisson, « utile pour soigner les maux de ventre, quand on la prend le matin ». Les marchands occidentaux, en particulier les Italiens, très investis dans le commerce des épices, introduisent alors le café en Occident, au tournant du XVIIème siècle. Dès 1615, il est consommé dans toute la péninsule italienne, sous le nom de caffé – le café italien commence à rivaliser avec le non moins célèbre café turc. Le sultan ottoman fait tout pour conserver son monopole sur cette précieuse denrée : les grains de café, exportés depuis Moka qui devient la plaque tournante du commerce mondiale du café, étaient systématiquement ébouillantés avant de quitter l’Arabie, pour qu’ils ne puissent pas germer et être cultivés ailleurs. Mais cela n’empêchera pas la lente domestication du café par les Européens.

What else ?

Le café connaîtra un succès immédiat en Europe, ce qui contraste avec la lente progression du chocolat, introduit à la même époque mais qui ne décollera vraiment qu’au XVIIIème siècle. Dès 1600, le français forge le terme café, par emprunt à l’italien [4] ; l’anglais crée le mot coffee dans les années 1640. Là aussi, il y a des controverses : on conseille à Clément VIII, pape du début du XVIIème siècle, d’interdire le café, boisson des Infidèles, boisson diabolique comme l’atteste son odeur. Le pape, au contraire, après l’avoir goûté, dira qu’il faut non seulement l’autoriser, mais même l’encourager. Les moines, d’ailleurs, s’en serviront massivement – comme les soufis en terre d’islam – car le café permet de prolonger les veillées de prières et de méditation. L’Italie invente d’autres cafés en associant le café à d’autres ingrédients : l’espresso, le cappuccino, le macchiato, naissant à cette époque. Bien vite, les premiers cafés ouvrent en Occident : ce sont souvent des marchands, qui ont pu les découvrir lors de voyages en Orient, ou des Orientaux, qui sont à l’origine de la création de ces premiers cafés. Par exemple, le premier café parisien est fondé vers 1665 par un arménien nommé Pascal ; les premiers cafés de Vienne sont eux aussi fondés par des Arméniens, réfugiés dans la ville en fuyant l’avancée ottomane. Le plus vieux café encore existant aujourd’hui est fondé à Venise en 1715 : c’est le Florian, sur la place Saint-Marc. En France, c’est l’ambassade de Soliman Aga, ambassadeur du sultan ottoman, en 1669, qui fait du café une boisson de cour : Soliman offrit en effet du café à Louis XIV et aux principaux nobles du royaume de France. Molière buvait-il du café turc lorsqu’il écrivait son Bourgeois gentilhomme, qui se moque gentiment de ce personnage ?

Ces cafés répondent là aussi au besoin d’une nouvelle classe sociale, la bourgeoise urbaine, qui veut pouvoir se réunir dans un lieu calme (ce que n’est pas la taverne) pour discuter autour d’une boisson au prix suffisamment bas pour être abordable, mais suffisamment élevé pour tenir à l’écart les milieux les plus populaires. Comme en Orient, ces cafés deviennent bien vite des lieux politiques : on y lit les pamphlets et les libelles, et bientôt les journaux, et on discute du pouvoir en place. Pour reprendre une phrase de Balzac, on peut dire que, dès le XVIIème siècle, « le comptoir d’un café est le parlement du peuple ». En 1676, le roi d’Angleterre Charles II fait fermer les cafés, « car il s’y dit trop de paroles de lèse-majesté ». Au début du 18ème siècle, on compte jusqu’à 1500 cafés à Paris, 2000 à Londres. Les cafés joueront un rôle important pendant le Siècle des Lumières : on s’y réunit pour lire les journaux et les œuvres des philosophes, qui eux-mêmes s’y retrouvent pour discuter et écrire. Voltaire soutenait ainsi son rythme de travail en consommant énormément de café (jusqu’à vingt tasses par jour), et Diderot aurait écrit plusieurs articles de l’Encyclopédie à une table du café Procope (encore ouvert aujourd’hui). « Dans une des maisons de café de Paris, on apprête le café de telle manière qu’il donne de l’esprit à ceux qui en prennent » écrit Montesquieu dans les Lettres Persanes. Les flux d’idées nés autour d’un café modifieront profondément l’Europe du XVIIIème siècle. Le café est aussi un produit politique : en Amérique, il devient la boisson nationale, en particulier après la « Boston Tea Party » de 1773 [5], s’opposant au thé qui est la boisson des Anglais. Mais le café reste associé, au moins dans l’imaginaire collectif, à l’Orient d’où il est issu : au XIXème siècle, dans son [6], Flaubert écrira, à l’article « café » : « donne de l’esprit […] L’avaler sans sucre très chic, et donne l’air d’avoir vécu en Orient ».

Alors que les techniques de préparation des grains s’améliorent (on ne torréfie plus sur la braise mais dans ses grandes poêles en fer, ce qui va beaucoup plus vite), on change aussi la façon de préparer le café : désormais, on fait percoler de l’eau chaude dans un filtre qui retient le café moulu. La première cafetière est inventée à Naples en 1691 ; à la fin du XIXème siècle, on inventera le café soluble. Le café est l’un des grands produits du commerce méditerranéen des XVIIème et XVIIIème siècles : les négociants de Marseille, des cités italiennes, ramènent des balles de café d’Egypte, et surtout d’Alexandrie, une des échelles du Levant [7]. Pour répondre à la forte demande, mais aussi pour ne plus dépendre du monde musulman, les Européens introduisent le café dans les colonies, avec plus ou moins de succès, car le caféier est une plante fragile, qui supporte mal le déracinement : les Hollandais, qui se sont procuré des plants en les volant [8], tentent d’abord de le cultiver à Ceylan, sans succès, puis en Indonésie, ce qui se passe mieux. En 1714, le maire d’Amsterdam offre à Louis XIV, grand amateur de café, un plant de caféier venu de Batavia : celui-ci, implanté dans le jardin du Trianon, à Versailles, pousse tellement bien qu’il fut la souche de tous les caféiers des îles de l’Amérique (Martinique et Réunion). Le capitaine Gabriel de Clieux, chargé d’implanter le café en Martinique en 1720, avait tellement peur de perdre le seul plant qui lui avait été confié pour la traversée qu’il partagea toute son eau avec lui… En 1727, la première plantation de café est introduite au Brésil. Plus que jamais, le café suit les évolutions de la puissance politique : les Européens l’introduisent en Afrique au XIXème et XXème siècle. En Amérique du Sud, sa culture, pratiquée dans d’immenses domaines, dépend étroitement de l’esclavage, qui n’est aboli qu’à la fin du XIXème siècle. Du Caire au Brésil, en passant par l’Indonésie, Amsterdam, les jardins de Versailles et la Réunion : on devine derrière les voyages du café un monde qui, plus que jamais, se noue et se maille.

Conclusion

Boisson au départ exclusivement limitée à la péninsule arabique, le café est devenu une boisson mondialisée, se rapprochant d’autres produits qui se sont ainsi diffusés, notamment depuis l’Amérique vers le reste du monde : la tomate, le chocolat, le tabac. Au fil des conquêtes et des explorations, dans les poches des aventuriers ou des les soutes des navires marchands, le café a accompagné un processus qui doit être pensé sur le long terme : la mondialisation.

Bibliographie :
 S. Lee Allen, Le breuvage du diable, 2001.
 M. Frédéric, Histoire du café, 1991.

Publié le 31/05/2013


Agrégé d’histoire, élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, les recherches doctorales de Florian Besson portent sur la construction de la féodalité en Orient Latin, après un master sur les croisades.


 


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