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Le califat de Cordoue et le monde abbasside (929-1031)

Par Tatiana Pignon
Publié le 03/12/2012 • modifié le 15/04/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

Spain - Andalusia - Cordoba, Mezquita, Cathedral, interior.

Tibor Bognar / Photononstop / Photononstop via AFP

La mise en place du califat de Cordoue

C’est au début du VIIIe siècle que la péninsule ibérique tombe aux mains des Arabes musulmans, à l’initiative du lieutenant du gouverneur de la province d’Ifrikiyya, Târiq ibn Ziyâd, qui lance une expédition victorieuse contre le royaume wisigoth de Tolède dans les années 710. La ville de Cordoue elle-même (Qurtuba en arabe) est conquise en 711, et devient rapidement la capitale de la nouvelle province d’al-Andalûs. Dès l’an 756, elle est transformée en émirat indépendant par Abd al-Rahmân Ier, unique rescapé de la famille califale des Umayyades massacrée en 750 lors de la prise du pouvoir par les Abbassides : accueilli favorablement par la noblesse andalouse, partisane des Umayyades et mécontente de l’émir en place, il est proclamé souverain après sa victoire sur ce dernier devant Cordoue le 13 mars 756. Jouant des divisions qui agitent encore cet État nouvellement conquis – entre Arabes et Berbères, entre familles rivales, entre les différentes cités – il parvient à établir son pouvoir sur la quasi totalité de la péninsule ibérique, et fonde ainsi la dynastie des Umayyades de Cordoue ou d’Occident : ceux-ci, politiquement et économiquement indépendants depuis lors, prennent leur indépendance religieuse en 929 lorsque ‘Abd al-Rahmân III se proclame calife. Il achève ainsi l’entreprise de son prédécesseur, en réhabilitant la prétention au califat de la dynastie umayyade, considérée par beaucoup – y compris au sein de l’Empire abbasside, et notamment en Syrie – comme la véritable lignée califale légitime. Son règne (912-961) est considéré comme l’apogée de la civilisation arabo-hispanique musulmane : enrichi par une agriculture performante et un commerce florissant (notamment de denrées rares), favorisé par sa situation géographique [1], le califat prospère sous ce monarque qui, outre ses victoires militaires – à l’occasion de révoltes localisées, comme à Tolède ou contre le rebelle Ibn Hafsûn en 917, mais aussi contre les princes chrétiens d’Occident, par exemple lors de la reconquête de Pampelune en 924 – joue également le rôle de mécène afin d’encourager le développement déjà bien avancé des arts andalous. Il fait enfin de Cordoue, malgré sa petite taille, une véritable ville-centre, égalant par son architecture les grandes cités de l’Empire abbasside, et d’autant plus éclatante dans le contexte d’un Occident européen appauvri et divisé. La fondation en 936 d’une nouvelle ville-palais, Madînat al-Zahrâ‘, où est transférée l’administration, est également l’occasion d’inscrire dans la pierre le faste et la puissance du califat de Cordoue. Elle initie toutefois un mouvement de déclin, puisque cette décentralisation favorise la prise de pouvoir d’un « maire du palais » soutenu par la mère du nouveau calife en 981 – il s’agit du futur al-Mansûr ; s’ouvre alors une période de troubles où le pouvoir réel échappe à la dynastie umayyade, et où les affrontements de plus en plus poussés entre factions rivales finissent par mener à l’éclatement du califat, en 1031. La province d’al-Andalûs devient alors une mosaïque de petites principautés, en ce XIe siècle qu’on a nommé le siècle des « taifas » ou « cités ».

Des califats rivaux

La proclamation du califat de Cordoue par ‘Abd al-Rahmân III en 929 intervient dans le contexte d’un monde musulman de plus en plus divisé, où l’Empire abbasside a déjà perdu une part non négligeable de son pouvoir réel sur les territoires qu’il contrôle. L’Afrique, notamment, lui échappe désormais complètement : dominée depuis deux siècles par des dynasties locales dont la plus célèbre est celle des Idrîssides, maîtres du Maghreb occidental entre 789 et 974, l’Ifrikiyya tombe au Xe siècle aux mains des deux rivaux directs du califat abbasside : les Fatimides d’Égypte (909-1171) et les Umayyades de Cordoue (qui conquièrent notamment Melilla, Ceuta et Tanger). L’Égypte, territoire essentiel et surtout extrêmement prospère de l’Empire abbasside, passe sous le joug des Fatimides en 969, de même que les villes saintes d’Arabie. C’est d’ailleurs face à l’affaiblissement de Bagdad que ‘Abd al-Rahmân décide de prendre le titre de « amîr al-mûminin », « Commandeur des Croyants » : son surnom honorifique de al-Nâsir li-dînillâh, « celui qui soutient la religion d’Allah », montre sa volonté de s’opposer au pouvoir croissant du califat chiite d’Égypte, ce que le calife abbasside n’est, à ses yeux, pas en mesure de faire. Il ne s’agit donc pas à Cordoue, comme dans le cas fatimide, d’une contestation de la légitimité de la dynastie irakienne [2], mais d’un constat d’échec et d’une prétention à se poser en recours pour défendre l’orthodoxie sunnite. De plus, le califat est un moyen d’action politique, qui permet d’une part d’asseoir le pouvoir umayyade sur les territoires qu’il contrôle en se légitimant religieusement – chose d’autant plus importante que les révoltes sont fréquentes – et, d’autre part, de fonder des velléités expansionnistes sur une « mission » divine consistant à défendre l’islam face à un califat fatimide chiite dont l’influence s’étend de plus en plus. Si le constat de départ semble juste – de fait, au Xe siècle, le calife abbasside n’est pas en mesure de contrer la puissance montante des Fatimides – l’action des Umayyades de Cordoue sur ce point n’apparaît pas non plus comme très efficace ; tout au moins parviennent-ils à conserver une influence sur l’Afrique du Nord, et à limiter en ce sens l’expansion chiite.

Des influences réciproques

Les liens les plus importants entre le califat de Cordoue et le monde abbasside sont en fait d’ordre culturel : il s’agit d’échanges, mais surtout d’influences réciproques, qui modèlent une culture islamique vaste et diverse. L’architecture abbasside sert ainsi d’exemple aux constructions de ‘Abd al-Rahmân III – par exemple, dans les embellissements qu’il apporte à la grande mosquée de Cordoue. En sens inverse, le foisonnement intellectuel du califat espagnol est non seulement admiré, mais intégré dans la culture du monde abbasside : les traductions des grandes œuvres de l’Antiquité – notamment d’ouvrages scientifiques grecs, conservés à Cordoue dans une grande bibliothèque construite par al-Hakam II – parviennent jusqu’à Bagdad, où ce mouvement de traduction existe déjà depuis le début de l’ère abbasside, mais se trouve enrichi par les apports ibériques. L’obligation du pèlerinage, qu’il faut accomplir une fois dans sa vie, amène également nombre d’Andalous à voyager dans le monde abbasside : beaucoup, loin de se limiter aux villes saintes d’Arabie, séjournent à Bagdad où ils côtoient divers penseurs et se familiarisent avec leurs théories, notamment avec des idées néo-platoniciennes très répandues en Orient à cette époque. À partir de ces différents courants de pensée, les intellectuels andalous développent toute une réflexion sur l’islam, notamment sur la question du libre-arbitre qui est l’une des plus prégnantes de la pensée islamique médiévale ; dans le contexte d’un califat qui se veut le défenseur de la foi sunnite et se caractérise par son intransigeance religieuse, ces théories ont pu valoir des condamnations graves à leurs auteurs. Les penseurs andalous semblent en tout cas avoir eu la même base intellectuelle que les Orientaux, et les controverses médiévales s’enrichissent aussi de ces flux d’hommes et d’idées.

Enfin, Cordoue devient dès le IXe siècle – avant même l’instauration du califat – une véritable métropole culturelle. Célèbre jusqu’à l’Asie centrale pour son milieu intellectuel brillant, elle bénéficie également d’une réputation d’hospitalité qui attire nombre de savants et d’artistes orientaux, encouragés aussi par la tradition de mécénat des émirs de Cordoue : le musicien irakien Ziryab s’y installe ainsi sous le règne de ‘Abd al-Rahmân II. C’est sous al-Hakam II surtout (961-976) que littérateurs, juristes, poètes et intellectuels de tous genres, venus d’Irak, de Syrie, d’Afrique du Nord ou d’Égypte, accourent en al-Andalûs, où ils sont rapidement intégrés à la société locale. Cette immigration montre, d’une part, l’éclat de Cordoue aux IXe-Xe siècle – qui se prolongera même après la chute des Umayyades – et, d’autre part, favorise encore les échanges culturels : c’est ainsi que l’aristocratie andalouse, sous l’influence des nouveaux arrivants, adopte un mode de vie plus proche de celui de la cour de Bagdad.

Rival des Abbassides, ennemi des Fatimides, le califat de Cordoue occupe donc bien une place particulière au sein du monde musulman médiéval ; il est surtout le lieu de rencontre de l’Orient et de l’Occident, tels qu’ils se définissent à cette époque. Petit par la taille, il ne parvient pas – et n’essaie même pas vraiment – à éclipser l’immense Empire abbasside, auquel les Fatimides porteront un coup bien plus dur. Sa brillante civilisation est toutefois admirée dans l’ensemble du monde connu, jusqu’en Asie : sur le plan culturel, les relations et influences mutuelles entre Cordoue et Bagdad sont non seulement foisonnantes, mais extrêmement fécondes, et s’inscrivent dans le vaste modèle d’une civilisation islamique riche et diversifiée.

Bibliographie :
 Albert Hourani, Histoire des peuples arabes, Paris, collection Points Seuil, 1993, 732 pages.
 Evariste Lévi-Provençal, Histoire de l’Espagne musulmane. 2., Le califat umayyade de Cordoue (912-1031) et 3., Le siècle du califat de Cordoue, Paris, G.-P. Maisonneuve, 1953, 431 et 577 pages.
 Dominique & Janine Sourdel, Dictionnaire historique de l’islam, Paris, Presses Universitaires de France, 1996, 1010 pages.

Publié le 03/12/2012


Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.


 


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