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Le propos qui suit sur Kamal Joumblatt tente de restituer le parcours d’un personnage complexe qui a exercé une fascination indéniable sur ses contemporains. Sa mort tragique a fini de sceller sa destinée peu commune : aristocrate subissant non sans mal la lourdeur de son héritage familial, élève exemplaire chez les Pères Lazaristes, fin lettré qui se rêvait polytechnicien avant d’être contraint malgré lui à intégrer la vie politique libanaise dont il a tenté sans succès de briser les codes, il aura passé sa vie, tel un éternel adolescent, à s’essayer à toutes les formes de la contestation, embrassant l’ascétisme hindou et le socialisme antithétique du mercantilisme libéral et épicurien de la classe politique libanaise. Son appui à la cause palestinienne dépassait la cause elle-même ; il s’est lancé avec énergie dans la guerre du Liban, saisissant ce qu’il voyait être la chance ultime de changer le système qui lui pesait tant. Vaincu par le jeu des forces régionales qui a tourné en sa défaveur, il a été assassiné, non pas comme Béchir Gemayel, le partenaire d’un moment extrêmement fugace, dans la gloire d’un destin accompli, mais dans l’amertume des rêves volatilisés.
Kamal Joumblatt est né trois ans avant l’Etat du Grand-Liban, un an avant la chute de l’Empire ottoman, le 6 décembre 1917, un mois après la Déclaration Balfour, à un de ces moments intenses où le cours de l’Histoire s’accélère. Dans le naufrage qui emporte le monde ancien, le palais de Moukhtara où réside sa famille semble inébranlable. Chez les Joumblatt, on sait que le temps qui passe n’emporte pas tout sur son passage. Installés au Liban depuis le XVII° siècle grâce à l’alliance entre l’émir Fakhreddine II et leur ancêtre Ali Bacha Janboulad dont le palais éponyme à Alep atteste de la grandeur de leur dynastie kurde, ils ont traversé l’âge ottoman en s’imposant au sommet de la hiérarchie fortement structurée de la communauté druze.
Son père Fouad Bey Joumblatt est l’arrière-petit-fils du grand Béchir Joumblatt qui s’est illustré dans sa lutte contre la politique de répression menée par l’émir Béchir II Chéhab à l’encontre des grands seigneurs qui entravaient son pouvoir personnel. En 1822, Béchir II fait étrangler Béchir Joumblatt, un événement dont Kamal Saliby restitue la portée dans l’imaginaire des druzes : « Le Shihab chrétien, avait écrasé le Janbalat druze non parce qu’il était druze mais parce qu’il était un rival politique puissant. Les druzes, toutefois, devaient garder un souvenir différent de l’affaire » (1). Quand la guerre du Liban éclate en 1975, Kamal Joumblatt en fera une lecture intimiste, revêtant le conflit d’une dimension familiale revancharde. En combattant les maronites, il vengeait son aïeul et restaurait la dignité bafouée de sa communauté.
Après la mort de Béchir Joumblatt, il semblerait que le sort se soit acharné sur les hommes de la famille. Son fils, Saïd Bey, décède en 1861 des suites d’une tuberculose contractée à la prison où il a été incarcéré sous l’accusation d’avoir fomenté des affrontements entre druzes et maronites. Il laissait deux fils, Nassib et Najib. Ce dernier meurt âgé de 34 ans, en 1893. Ses deux fils, Fouad (né en 1885) et Ali, sont pris en charge par leur oncle Nassib.
Outre l’éducation des deux jeunes orphelins, Nassib s’occupe de rétablir le leadership des Joumblatt qui s’étaient retrouvés écartés de la politique sous le moutessarrifat au profit du clan rival des Arslane. Ayant regagné la faveur des moutessarifs, il est nommé en 1873 moudir d’une des circonscriptions du caza du Chouf, et en 1884 kaïmakam de l’ensemble du Chouf. Le sultan Abdel Hamid lui octroie le titre de Pacha et il s’enorgueillit de bonnes relations avec l’Angleterre. Les amitiés anglaises de Nassib Pacha lui valent d’être destitué quand se déclenche la Première Guerre mondiale, l’Empire ottoman et le Royaume-Uni s’étant retrouvés dans des camps antagonistes. Il est remplacé par l’émir Toufic Majid Arslane puis l’émir Adel Arslane.
La fin de la guerre signe la fin de l’Empire ottoman. En vertu des accords Sykes-Picot de 1916, la France étend son pouvoir sur le Liban et la Syrie bientôt érigés en mandats. Les Français nomment Fouad Bey Joumblatt Kaïmakam du Chouf en 1919, ce qui entraîne une dégradation des relations avec son oncle Nassib, toujours aussi proche des Anglais, qui le prive de sa part d’héritage. L’adhésion de Fouad Bey à l’égard des nouveaux administrateurs envoyés par Paris vise principalement à préserver la suprématie de sa famille au sein de la communauté. Pour la France, l’alliance avec les Joumblatt est tout aussi déterminante : elle compte sur cette famille respectée et influente pour gagner à elle la communauté druze majoritairement opposée au mandat français. Fin 1920, alors que le mandat est devenu réalité, la première révolte antifrançaise se produit entre Alep et Alexandrette, à Maarat al-No’man, berceau des Joumblatt. Les troubles se poursuivent au cours de la première moitié de 1921, en Syrie, dans le Djebel druze.
Mais la mort continue de guetter les Joumblatt. Le 6 août 1921, Fouad Bey meurt dans des circonstances tragiques. Chargé par les autorités mandataires de poursuivre les insurgés conduits par Chakib Wahhab dans le Chouf, il ordonne l’arrestation de leurs épouses, chose totalement inusitée au regard des coutumes locales, ce qui lui vaut la réprobation du cheikh al-‘Aql Hussein Hamadé. En signe de contrition, il présente sa démission au commandant militaire français du Chouf qui siège au sérail de Baakline. Sur le chemin du retour vers Moukhtara, son cheval est blessé par une branche. Ayant rebroussé chemin, il apprend que les hommes de Chakib Wahhab ont tué le maire chrétien du village de Zaarourié. Il prend alors la décision de revenir sur sa démission et retourne à Baakline. Pour se rendre à Zaarourié, il se fait accompagner par Youssef Kasbar, chef de la police proche des Français et détesté par Chakib Wahhab. A l’entrée du village, ils sont pris dans une embuscade. Apparemment, comme l’expliquera Chakib Wahhab qui a trouvé refuge dans le Hauran, c’était Youssef Kasbar qui était visé, mais la balle vient se loger dans la poitrine de Fouad bey.
Il laisse deux enfants, Kamal, âgé de quatre ans, et sa petite sœur Linda. Leur mère Nazira est issue d’une branche cousine des Joumblatt de Moukhtara. En 1923, un an après la mort de l’oncle Nassib, et suite au départ d’Ali, le frère de Fouad Bey, qui abandonne toute prétention à diriger la famille Joumblatt, Sitt Nazira, âgée de 32 ans, devient le leader des druzes, une charge qu’elle tient à occuper en attendant de pouvoir la passer à son fils Kamal. Elle s’appuie sur les Français pour maintenir son pouvoir. Pour ces derniers, elle est « la Dame du palais ». Sa résidence de Moukhtara est un passage obligé pour les visiteurs, au même titre que le palais de Beiteddine où le patriarche maronite passe l’été.
Attachée avec une ardeur égale à la puissance des Joumblatt, à la place de la communauté druze dans l’Etat libanais nouvellement créé et à la paix entre les druzes et les chrétiens dans le Chouf, Sitt Nazira va épargner à la région les retombées de la révolte lancée par Sultan Pacha al-Atrache à partir du Djebel druze en juillet 1925 contre le mandat français. Bien qu’encourageant la révolte en Syrie, Sitt Nazira modère les ardeurs des habitants du Chouf et empêche l’extension de l’insurrection à cette région où elle aurait presque inévitablement entraîné des tueries intercommunautaires, attisées notamment par la création par les Français de « phalanges chrétiennes pour la légitime défense ». L’action conciliatrice de Sitt Nazira lui attire la sympathie du nouveau haut-commissaire, Henri de Jouvenel, et la montre sous les traits d’une amie de la France. Certains notables druzes lui reprochent de trahir les intérêts de la communauté.
Désireuse d’offrir à son fils une éducation digne de son rang, Sitt Nazira se fie aux bons conseils d’un habitué de Moukhtara, l’évêque maronite Augustin Boustany. Ainsi, en 1926, Kamal Joumblatt âgé de 8 ans entre au Collège des Lazaristes d’Aïntoura que le prélat a conseillé de préférence à l’établissement scolaire des Jésuites. Il y suivra des études soignées sous la direction du père Sarloutte, préfet du Collège. Son compagnon d’études et grand ami Camille Aboussouan livre dans son remarquable recueil de souvenirs (2) un témoignage précieux sur l’écolier exceptionnel qui forçait par ses bonnes notes et son attitude de noblesse toute naturelle le respect de ses camarades.
En 1928, Kamal Joumblatt décroche son Certificat d’études scolaires et en 1936 son baccalauréat première partie. En classe de Terminale, il étudie les grands penseurs du christianisme : Augustin, Thomas d’Aquin, Vincent de Paul, Albert le Grand. Il approfondit aussi sa foi druze. Il découvre Teilhard de Chardin et le Mahatma Ghandi qui vont avoir une influence déterminante sur ses idées. Passionné de littérature, il fonde son premier cercle littéraire. Plus tard, avec Camille Aboussouan, Antoine Baroud et Emile Torbey, il va collaborer à la revue de Michel Zakkour al-Maarad. En 1937, il crée un périodique manuscrit intitulé La Revue, en référence à la Revue des Deux Mondes.
Une fois son baccalauréat en poche, alors que Kamal Joumblatt rêve à une carrière scientifique ou de missionnaire et se désintéresse de la politique, sa mère l’oblige à faire des études de droit qui sont au Liban la voie royale pour l’entrée en politique. Sur les conseils de l’évêque Augustin Boustany, Kamal Joumblatt part en France, et s’inscrit à la faculté de droit de la Sorbonne. Son séjour parisien est riche de découvertes intellectuelles : Bergson, Carlyle, Renan et Toynbee, la pensée chrétienne et les doctrines économiques d’Adam Smith, Ricardo, Saint-Simon, Owen, Fourrier, John Stuart Mill, Karl Marx. En ce temps-là, le Front populaire fait adopter les lois sociales : semaine de quarante heures, congés payés, contrats collectifs. C’est aussi l’époque de la montée des fascismes et de la guerre civile espagnole. Dans la Ville Lumière, les étudiants arabes s’agitent au sujet des traités franco-libanais et franco- syrien signés en 1936, mais Kamal Joumblatt reste étranger à leur enthousiasme. Le nationalisme arabe ne l’intéresse visiblement pas.
En mai 1938, Kamal Joumblatt obtient deux diplômes, en sociologie et en morale. Sur ordre de sa mère qui redoute de le voir bloqué à Paris par la guerre qui s’annonce comme imminente en Europe, il fait ses bagages et rentre au pays. A Beyrouth, il s’inscrit à la faculté de Droit de l’Université Saint-Joseph.
Lire les parties suivantes :
– Le camarade Kamal Bey Joumblatt, seigneur de Moukhtara (2/3)
– Le camarade Kamal Bey Joumblatt, seigneur de Moukhtara (3/3)
Notes :
(1) Kamal Saliby, Histoire du Liban du XVII° siècle à nos jours, Naufal, 1988 p. 70.
(2) Camille Aboussouan, De la montagne du Liban à la Bastide royale de Fleurance, Mémoires et souvenirs, Les Cahiers de l’Est, Beyrouth, 2008.
Lire également :
La question libanaise (2/5) : le Mont-Liban pendant la période ottomane
Mont-Liban (1840-1860)
Les accords Sykes-Picot : les négociations diplomatiques française et britannique dans le contexte de la Première Guerre mondiale (1/2)
Entretien avec Julie d’Andurain - Les 100 ans des accords Sykes-Picot (mai 1916-mai 2016)
Yara El Khoury
Yara El Khoury est Docteur en histoire, chargée de cours à l’université Saint-Joseph, chercheur associé au Cemam, Centre D’études pour le Monde arabe Moderne de l’université Saint-Joseph.
Elle est enseignante à l’Ifpo, Institut français du Proche-Orient et auprès de la Fondation Adyan.
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