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Le « croissant chiite » : un discours récurrent sur la « menace iranienne » à l’épreuve de la realpolitik

Par Jean-Paul Burdy
Publié le 28/06/2012 • modifié le 11/11/2021 • Durée de lecture : 21 minutes

Al-Sistani en 2011 (source : son site internet à Najaf)

Le chiisme bénéficie depuis 1979 d’une notoriété inversement proportionnelle au silence qui l’entourait jusque-là, au-delà des rares spécialistes qui s’intéressaient surtout à la dimension spirituelle de ce courant de l’islam. L’Iran jouant un rôle central dans l’histoire du chiisme duodécimain (largement majoritaire), la révolution de 1979 a souvent été qualifiée de « révolution chiite ». Et, ces dernières années, la formule de « croissant chiite » (ou « arc chiite ») est devenue récurrente, pour qualifier un axe géopolitique Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth sud, qui serait à la fois l’instrument principal et le résultat d’une politique subversive de l’Iran au Moyen-Orient.

Ce thème du « croissant chiite » radical et menaçant, dont Téhéran serait le donneur d’ordres, est souvent attribué au roi Abdallah de Jordanie, à l’occasion d’un entretien accordé le 7 décembre 2004 au Washington Post, alors que l’Irak était plongé dans un chaos paradoxalement imputé à l’Iran [1]. Formulée dès le début 2003 par un président égyptien inquiet de la perspective de renversement du régime de Bagdad, répétée par H. Moubarak en 2006, relayée par le discours anti-iranien des Etats-Unis de George W. Bush, la menace aurait été illustrée depuis lors par l’arrivée au pouvoir d’une majorité chiite à Bagdad en 2005 ; par la « guerre des 33 jours » entre le Hezbollah libanais et Israël en 2006 ; plus récemment, en 2011, par le « Printemps de la Perle » à Manama au Bahreïn (présenté parfois comme un affrontement indirect entre Téhéran et Riyad) [2] ; et enfin, par l’actuelle répression du régime syrien (défini comme « alaouite, donc chiite ») contre ses opposants sunnites. Autant d’épisodes de la volonté d’hégémonisme de l’Iran chiite sur le monde sunnite contraint, en retour, de se constituer en un « bloc sunnite » défensif, un axe Riyad-Doha-Le Caire-Ankara, allié aux Occidentaux.

Cette analyse nous paraît pécher par simplification. Car l’émergence de la notion de « croissant chiite », et la réalité de ce « croissant » méritent d’être interrogées, et d’abord sur le terrain de la chronologie. Dans le contexte de l’actuelle crise syrienne, les textes du chercheur Michel Seurat, rassemblés sous le titre L’Etat de barbarie viennent opportunément d’être réédités [3]. Ecrits au début des années 1980, ils traitent déjà explicitement de l’influence régionale croissante de la République islamique, construisant un « axe stratégique chiite qui coupe le Moyen-Orient d’ouest en est : Liban, Syrie, Iraq, Iran enfin » [4]. Le thème n’est donc pas né en 2004, mais a connu deux séquences de développement : le début des années 1980 (révolution iranienne, création du Hezbollah, première insurrection sunnite en Syrie) ; puis la séquence ouverte en 2003 par le renversement de Saddam Hussein par les Américains. Ce sont ces deux séquences que nous reprenons ici.

Le rapport complexe du chiisme au politique du milieu du XXe siècle aux années 1980

Le chiisme est transnational et polycentré

Le chiisme duodécimain est fortement structuré par l’histoire confessionnelle, sans cesse rappelée et scandée par les cérémonies rituelles ; par la mémoire des discriminations, voire des persécutions ; par l’existence d’un clergé nombreux et hiérarchisé, rattaché à quelques grandes écoles théologiques irakiennes et iraniennes. L’asabiyyah chiite - l’esprit de corps - est inscrite dans les temps et les espaces du Moyen-Orient. Arabes, Persans ou Turcs, les chiites représentent 12 à 15% des musulmans, soit environ 120 à 150 millions de fidèles [5] Ils sont majoritaires en Iran et en Azerbaïdjan (80% de la population), en Irak et au Bahrein (65%). Ils représentent des minorités plus ou moins importantes au Liban, dans le Golfe, en Oman et au Yémen, au Pakistan. Ils sont moins nombreux en Turquie, en Egypte, en Afghanistan, au Tadjikistan. Pourtant, souvent considérés par l’islam comme des sectes hétérodoxes, les alaouites de Syrie, les alévis de Turquie et les druzes du Liban et de Syrie sont rattachés par commodité au chiisme. Cette galaxie chiite est hétérogène, ne serait-ce que par les divergences sur le nombre d’imams révérés : si les duodécimains iraniens, irakiens, bahreïnis (soit 80% des chiites) attendent le retour du douzième Imam, druzes et alaouites reconnaissent dix imams ; les ismaéliens du Pakistan, sept ; les zaydites yéménites, cinq.

Poids lourd démographique, seul pays où le chiisme est religion d’Etat (depuis le XVIe s.) et un fait spirituel et culturel fort, face à un monde arabe et turc très majoritairement sunnite, l’Iran occupe une place centrale dans le monde chiite. Qui lui permet certes d’exercer une influence multiforme sur le monde duodécimain, mais en aucune manière de détenir un monopole religieux, ni même d’imposer une centralité iranienne. L’institution cléricale (la hawza) et l’autorité religieuse (la marja‘iyya) sont deux piliers du chiisme duodécimain. Les grades des clercs - oulémas ou mollah (religieux) ; hodjatolleslam (docteurs en théologie) ; ayatollah (théologiens renommés) - leur sont attribués par les grands centres de formation théologique, et par cooptation. Le sommet de la hiérarchie chiite est représenté par une douzaine de « marjaa-e taqlid » (en persan), ou « source d’imitation », souvent désignés sous l’appellation de « grands ayatollah ». Autorités spirituelles suprêmes, ils sont des référents capables de prendre la direction de grandes écoles théologiques et de communautés dans l’ensemble du monde chiite. Or, les centres principaux de formation de ces clercs sont en Irak plus qu’en Iran, et leur logique est transnationale.

Les hawza sont à la fois des séminaires théologiques et des centres de vie spirituelle et sociale. La quasi totalité des oulémas chiites, qu’ils soient Iraniens ou Irakiens, Libanais ou Syriens, ou Khalijis (du Golfe), sont formés dans les grandes hawza d’Irak (Najaf surtout, Kerbala dans une moindre mesure) et d’Iran (Qom surtout, Meched dans une moindre mesure), entre lesquelles ils circulent. Pendant la durée de leurs études, ils y nouent des relations de disciples à maîtres spirituels, et des relations d’amitié avec leurs pairs : ils s’intègrent ainsi, pour le reste de leur existence, à des réseaux spirituels et personnels de grande densité. Ces réseaux cléricaux confèrent au chiisme son caractère structurellement transnational. D’autant que les grandes dynasties religieuses des « villes saintes chiites » tissent également des liens matrimoniaux transnationaux : on comprend mieux, dès lors, que des religieux chiites libanais se retrouvent en Iran, que des ayatollah iraniens soient d’origine irakienne, et que les séjours dans l’un ou l’autre des pays du « croissant chiite » soient pratiques ordinaires. Les nouveaux moyens de communication ont donné un coup d’accélérateur à ce transnationalisme chiite : tous les marjaa, et de nombreux ayatollah ont des sites internet multilingues, qui diffusent de manière interactive fatwas et resallah, parfois repris sur des chaînes télévisées satellitaires.
Dans le chiisme duodécimain, tout fidèle laïc doit choisir parmi les marjaa celui qui sera son guide spirituel. Il s’engage dès lors à suivre ses prescriptions religieuses et pratiques, à lui verser les taxes religieuses, éventuellement à lui léguer des biens meubles et immeubles. Cette direction spirituelle, ou marja’iyya, est transnationale - des Iraniens peuvent choisir un marjaa arabe irakien, et réciproquement, et elle échappe au contrôle des Etats. La capacité d’influence des marjaa est donc grande, spirituelle, sociétale, mais aussi dans le champ politique : les quiétistes, partisans d’une séparation du religieux et de l’exercice du pouvoir politique, s’opposant alors aux tenants de la thèse khomeyniste du pouvoir du juriste-théologien (velayat-e faqih), qui justifie une présence structurelle des clercs au coeur du système politique. La transnationalité du chiisme est une première limite structurelle à son éventuel « pilotage politique » par Téhéran.

Chiisme et politique : l’Irak, précurseur ?

L’articulation du chiisme au politique est complexe. La thèse du caractère intrinsèquement rebelle, voire révolutionnaire, du chiisme, circule depuis la révolution constitutionnelle en Perse en 1906-1911, la résistance chiite à la tutelle britannique en Irak à partir de 1917, et surtout la révolution iranienne de 1979. Une chose est sûre, qui fait du chiisme une potentialité contestatrice : les chiites étant souvent perçus et stigmatisés par le sunnisme comme hérétiques « sectaires », sinon shismatiques, ils sont souvent discriminés socialement et politiquement, y compris quand ils sont majoritaires (cas de l’Irak jusqu’en 2005, du Bahreïn). Sauf en Iran, ils sont exclus du pouvoir politique et de la fonction publique (surtout de l’armée et de la police), moindres bénéficiaires des politiques publiques, par exemple dans les Etats pétro-rentiers. D’où la fermentation politique fréquente dans le chiisme contemporain, à partir d’une double matrice irakienne.

C’est au milieu du XXe siècle qu’émergent véritablement des courants chiites révolutionnaires, en Irak d’abord, puis en Iran. Le premier parti politique chiite, al-Dawaa al-Islamiyya (« La prédication de l’islam ») se structure vers 1957-1958. Les clercs y jouent un rôle essentiel, que l’on mesurera ultérieurement dans leur opposition - chèrement payée - au baasisme irakien. Al-Dawaa se partagera entre les tenants d’un parti national, et les tenants d’un mouvement de prédication au-delà des frontières, en particulier dans le Golfe. Vers 1960 apparaît un deuxième mouvement : le shirazisme. Son créateur, Mohammed al-Shirazi, formulant alors une doctrine de gouvernement de l’Etat par le clergé, à travers un « conseil des oulémas ». On mesure bien là une centralité chiite irakienne, à la fois religieuse et politique. Ce qui permet à Laurence Louër de souligner que « l’autorité d’un savant libanais ou saoudien est fonction de sa proximité avec Najaf, c’est-à-dire concrètement de son insertion dans un réseau de relations le liant directement à l’autorité religieuse suprême ». Dans un ouvrage de référence, elle insiste donc sur le rôle majeur des Irakiens dans la « repolitisation du clergé (…) au Liban, au Bahreïn, au Koweït et aux Emirats arabes unis [6] ».

Chiisme et révolution : l’Iran et le Liban

 Le chiisme iranien : quiétisme ou exercice du pouvoir politique ? Très active au temps de la révolution constitutionnelle en Perse en 1906-1911, l’institution religieuse iranienne est affaiblie par la sécularisation et l’occidentalisation prônées par la dynastie des Pahlavi, dans les années 1930, puis dans les années 1960. Sous Mohammed-Reza Shah, si la majorité du clergé s’accommode du régime impérial, nombre de clercs s’engagent dans l’action politique d’opposition, à la fois contre certaines réformes, et contre les concessions à l’Occident, en particulier aux Etats-Unis : l’ayatollah Khomeyni sera leur héraut à partir de 1962. « Mollarchie », « république des ayatollah », « dictature des turbans » : après 1979, le clergé chiite sature les discours sur la nouvelle République islamique. Il est vrai que l’omniprésence visuelle des figures tutélaires de l’Imam Khomeyni et du Guide Ali Khamenei, mais aussi, en leur temps, des présidents de la République, le conservateur Rafsandjani et son turban blanc (1989-1997), puis le réformateur Khatami et son turban noir de seyyed (1997-2005) -tous deux religieux- peuvent laisser penser que la République islamique est dirigée par le clergé chiite depuis 1979. La réalité est évidemment plus complexe.

De fait, nombre de clercs vont être impliqués dans le mouvement révolutionnaire, puis investir l’appareil d’Etat, les administrations, les entreprises et les fondations révolutionnaires. Mais ce clergé va être clivé par la volonté de Khomeyni de reprendre une thèse ancienne pour l’appliquer au monde contemporain : la doctrine du velayat-e faqih/wilayat al-faqih - « le pouvoir du juriste-théologien » (ou : du jurisconsulte religieux »). Car cette thèse ne va pas faire l’unanimité. Nombre de clercs iraniens restent tenants d’une position quiétiste, réticente à l’exercice du pouvoir politique temporel par les religieux. Ce quiétisme sera également majoritaire dans la communauté chiite irakienne, sous l’autorité du grand ayatollah de Najaf Ali al-Sistani, d’origine iranienne. Pour ce courant quiétiste transnational, les clercs, s’ils peuvent continuer à donner des avis dans le domaine politique, doivent cantonner autant que possible leur pouvoir au spirituel et au sociétal, par leurs enseignements et leurs fatwas. C’était également, au Liban, la position du cheikh Fadlallah (disparu en 2010), leader spirituel du Hezbollah, au nom du pluralisme non hiérarchique de l’islam chiite.

 Le vecteur chiite pour exporter la révolution après 1979 ? Les nouveaux dirigeants iraniens ont immédiatement affiché leur volonté d’exporter la révolution islamique. Mais cet objectif a été largement bloqué par la guerre imposée par l’Irak en 1980 et prolongée par Khomeyni jusqu’en 1988. Le chiisme a-t-il été, pour autant, sinon un vecteur d’exportation de la révolution, du moins un vecteur d’influence significatif ? Deux exemples peuvent être documentés. Les réseaux shirazistes, d’origine irakienne, en partie réfugiés en Iran, et tenants de la thèse khomeyniste du velayat-e faqih, ont essayé de s’appuyer sur la révolution iranienne pour mener le combat clandestin contre les régimes sunnites de la région « opprimant les chiites » : l’Irak, le Koweït, le Bahreïn, l’Arabie saoudite. Mais ces différents régimes écraseront les tentatives de déstabilisation respectives au début des années 1980. Après la mort de Khomeyni en 1989, et alors que l’autorité religieuse de son successeur Ali Khamenei est des plus limitées hors d’Iran, Téhéran renoncera donc à soutenir des groupes chiites radicaux dans la région, préférant renouer des relations diplomatiques avec les émirs, dans une forme de paix froide.

Une analyse de la politique étrangère régionale de l’Iran dans les décennies 1980 et 1990 montre que l’appartenance au chiisme n’entraîne pas nécessairement la volonté et/ou la capacité de créer un « Chiistan » dominé par Téhéran. En fonction de ses intérêts de puissance, l’Iran peut ainsi être amené à privilégier les relations avec un voisin chrétien (l’Arménie) de préférence à un voisin chiite dont on se méfie (l’Azerbaïdjan) ; ou avec des mouvements sunnites comme le Hamas palestinien, considérant que l’élément stratégique (la capacité à peser dans le conflit israélo-palestinien) doit l’emporter sur les affinités confessionnelles. La realpolitik iranienne a donc toujours cherché à éviter de s’enfermer dans une dépendance à sa seule clientèle chiite régionale, laquelle fonctionne selon ses propres logiques nationales. On le voit bien dans la promotion par Téhéran d’un islam de « résistance à Israël » et de « solidarité avec les Palestiniens », qui s’appuie à la fois sur le Hezbollah libanais chiite et sur le Hamas sunnite. L’Iran prenant ainsi la tête d’un « Front du refus » auquel est sensible une opinion publique arabo-musulmane majoritairement sunnite, mais exaspérée par la politique américaine au Moyen-Orient.

 Le Hezbollah libanais, une création volontariste de Téhéran. Le Liban offre le seul exemple d’intervention politico-militaire directe de la République islamique pour faire émerger un mouvement chiite pro-iranien, le Hezbollah, en s’appuyant sur le facteur chiite local, dans le contexte spécifique d’un Etat faible et d’une guerre civile. Dès la fin de 1979, des Gardiens de la Révolution (Pasdarans) atterrissent à Damas, puis vont s’installer à Baalbek, dans la Bekaa libanaise alors occupée par l’armée syrienne. Ils contribuent à l’émergence, au sein de la milice Amal (le « Mouvement des dépossédés » créé par Moussa Sadr en 1975), d’« Amal islamique », un courant pro-iranien. L’intégration ultérieure des Pasdarans de Baalbek puis de différents groupuscules chiites, donne naissance en 1982 au Hezbollah. Les objectifs initiaux déclarés du nouveau parti sont d’étendre la révolution iranienne et de créer un Etat islamique au Liban. Et le Hezbollah pro-iranien va progressivement prendre l’ascendant sur Amal, plus intégré au jeu politique libanais. Dans ces agrégations politiques libanaises des années 1970-1980, les spécialistes ont pu relever le poids des réseaux transnationaux et familiaux évoqués plus haut [7].

Il n’est pas sans intérêt d’évoquer à ce stade le mentor spirituel du Hezbollah, le seyyed Mohammad Hussein Fadlallah (1935 - juillet 2010). Libanais et chiite, il est né à Najaf, en Irak, où son père menait des études de théologie. Fadlallah n’est rentré au Liban qu’en 1966. Certaines de ses prises de position permettent de montrer que le Hezbollah libanais n’est pas simplement « le bras armé de l’Iran » au Pays du Cèdre. En effet, M.H. Fadlallah a certes répété son soutien à la République islamique et à ses objectifs régionaux (soutien aux Palestiniens, lutte contre Israël). Mais, parallèlement, il s’est toujours distancié du mode de gouvernement du velayat-e faqih instauré par l’Imam Khomeyni, l’estimant discutable sur le principe, et en tous cas non opératoire au Liban [8]. En cela, M.H. Fadlallah, chiite libanais de Najaf, est très proche des positions du marjaa irakien Ali al-Sistani, qu’il a très longtemps présenté comme devant être, au sein de la marja’iyya chiite, la principale référence des fidèles pour les affaires religieuses.

La création du Hezbollah est donc l’une des rares manifestations concrètes et durables d’une politique iranienne d’exportation de la révolution islamique, même si cette organisation a su s’autonomiser par rapport à Téhéran, et s’intégrer au jeu politique libanais. Au plan géopolitique, le Hezbollah reste donc un vecteur de l’influence iranienne au Liban, à la fois au niveau de la politique intérieure, et au plan régional (question palestinienne, conflit avec Israël). Car, au-delà de l’affirmation de la communauté chiite au sein du multiconfessionnalisme libanais, la politique du Hezbollah et de Téhéran est autant stratégique que confessionnelle. Les bonnes relations avec Damas sont d’abord une nécessité : l’alliance avec la Syrie baasiste permet à Téhéran d’accéder au Hezbollah et à la « question palestinienne », et d’avoir un allié à revers dans son affrontement avec l’Irak dans les années 1980. L’argument valant pour Damas, qui peut conforter son influence sur le Liban via le Hezbollah, et trouver un allié iranien contre le rival baasiste de Bagdad. On est plus là dans la realpolitik des acteurs que dans « l’arc chiite ». Dans cette première période, le chiisme n’est que l’un des registres d’action des Etats et de leurs obligés. Et l’argument chiite n’a, en tous cas, pas réussi à « exporter la révolution islamique » persane, et à renverser des régimes sunnites.

Y-a-t-il à nouveau, depuis 2003, un « arc chiite » à l’oeuvre dans les crises du Moyen-Orient ?

Bahreïn : manifestation "Ni sunnites, ni chiites : juste Bahreïnis !" en février et mars 2011 à Manama (extraites d'un blog bahreïni anonyme)
Bahreïn : manifestation "Ni sunnites, ni chiites : juste Bahreïnis !" en février et mars 2011 à Manama (extraites d’un blog bahreïni anonyme)

Depuis 2003, la République islamique est-elle devenue l’organisatrice d’un nouveau « croissant chiite », qui lui permettrait enfin d’exercer une influence décisive au Moyen-Orient, à travers un soft power religieux, un hard power paramilitaire et financier, et un covert power à travers sa force al-Qods, bras armé extérieur des Pasdarans ? Alors que Téhéran développe un programme nucléaire dont certaines finalités militaires sont vraisemblables, la thèse du « croissant chiite » fait florès chez de nombreux dirigeants arabes sunnites, qui ont comme caractéristiques communes d’une part d’être des alliés de Washington, d’autre part d’être presque tous « obsédés » par la « menace chiite (et) iranienne ». Cette thèse s’appuie sur l’évolution de l’Irak post-baasiste, sur la montée en puissance du Hezbollah, et sur les crises actuellement en cours au Bahreïn [9] et surtout en Syrie.

Washington et l’Irak : l’extension et la “renationalisation” du chiisme politique depuis 2003

Le renversement de Saddam Hussein et du régime baasiste en 2003 a permis aux chiites - majoritaires démographiquement - d’accéder au pouvoir politique à Bagdad au terme d’élections libres, après 40 ans de monarchie sunnite pro-britannique, et 40 ans de république sunnite puis baasiste « laïque ». Alors que le potentiel révolutionnaire du chiisme, né de la révolution islamique de 1979 paraissait durablement épuisé, l’intervention américaine en Irak a donc paradoxalement redynamisé le « facteur chiite ». Vue d’Iran, elle a fait disparaître le rival de puissance et la menace stratégique que représentait l’Irak depuis trois décennies ; et permis de facto à Téhéran de conforter son statut de puissance régionale, particulièrement dans le Golfe face à l’Arabie saoudite sunnite wahhabite, et dans l’ensemble du monde arabe (ou du moins des opinions publiques arabes) comme le principal acteur de la « ligne dure » sur la question palestinienne.

On pourrait penser que l’accession des chiites au pouvoir a au minimum donné à l’Iran les moyens d’exercer d’une influence sur Bagdad, voire même permis un pilotage par l’Iran de la politique irakienne. On en est loin. Ne serait-ce que parce que l’histoire récente a déjà montré que les chiites irakiens (donc arabes), très largement hostiles au régime de Saddam Hussein, n’en ont pas moins patriotiquement combattu l’ennemi iranien (et chiite) lors de la guerre 1980-1988. De même, leur révolte contre Bagdad au printemps 1991 n’était en rien sécessionniste et pro-iranienne [10]. D’autre part, pour la période ouverte par les élections libres de 2005, L. Louër estime que l’Irak est entré dans une « logique de nationalisation d’un chiisme jusque-là piloté par l’Iran ». On peut, en effet, souligner que sous Saddam Hussein, une partie des dirigeants religieux chiites irakiens étaient réfugiés en Iran (souvent à Qom), fuyant menace et répression. La chute du régime leur a permis de rentrer en Irak, d’y retrouver leur influence religieuse et sociale et, pour certains, de devenir des acteurs politiques directs ou indirects. Du même coup, ces clercs arabes ont recouvré leur autonomie politique par rapport au mentor iranien et à ses objectifs stratégiques nationaux. C’est vrai pour les deux mouvements historiques que sont al-Dawaa, qui a essaimé depuis longtemps dans toute la région, et pour les shirazistes, dont les Iraniens ont toujours observé avec méfiance le radicalisme.

Téhéran a également hébergé depuis le début des années 1980 l’Assemblée suprême pour la révolution islamique en Irak (ASRII), fondée par l’ayatollah Mohammed Baqer al-Hakim, fils d’un grand ayatollah de Najaf assassiné en 1980. L’ASRII est rentré en Irak à partir de 2005, avec ses milices al-Badr, qui se sont lancées dans le combat contre les sunnites baasistes : même si on les prétend encore partiellement stipendiées par Téhéran, elles sont désormais pleinement impliquées dans les affaires intérieures irakiennes. De même, après 2003, si le jeune et très radical seyyed Moqtada al-Sadr (d’une famille irako-libanaise, petit-fils d’un ayatollah de Najaf assassiné par le régime baasiste en 1980, et fils d’un ayatollah lui-même assassiné en 1999) a d’abord développé son action politique anti-baasiste et anti-américaine, appuyée sur sa milice, l’armée du Mahdi, dans l’immense quartier chiite de Bagdad (Sadr City), il s’est ensuite réfugié en Iran en 2007 mais est rentré en janvier 2011 à Najaf. Il a depuis recentré son activité sur le politique, en entrant dans le jeu parlementaire et des coalitions au sommet. Enfin, toujours à Najaf, le grand ayatollah Ali al-Sistani reste un leader spirituel dont l’influence rayonne dans l’ensemble du monde chiite, de l’Irak au Golfe, au Liban et à l’Iran inclus : sa parole politique quiétiste pèse indubitablement plus lourd que celle du Guide suprême iranien Ali Khamenei. Najaf est redevenu le centre de gravité du chiisme, au détriment de Qom, qui ne s’était imposée que par la conjoncture conflictuelle des années 1980.

On ne saurait donc confondre les échanges chiites transfrontaliers (les millions de pèlerins qui circulent entre l’Iran et l’Irak, par exemple), et le gain stratégique pour l’Iran que représente la chute du baasisme en Irak, avec une quelconque mise sous tutelle de l’Irak par l’Iran, au motif d’un chiisme partagé. Il y a clairement à Bagdad une autonomisation par rapport à Téhéran, une « renationalisation » du chiisme irakien. Ce constat fragilise à l’évidence la thèse de « l’arc chiite » dans son segment Téhéran-Bagdad. Ajoutons que si le chiisme était la seule force d’opposition de masse au régime de Saddam Hussein (un peu au même titre que l’opposition de l’Eglise catholique polonaise au régime communiste, avant Solidarnosc), ce rôle sociétal et politique s’est atténué avec l’instauration d’un régime politique chaotique certes, mais reposant sur le pluripartisme, le parlementarisme et le suffrage universel (de même que le poids politique relatif de l’Eglise catholique s’est notablement réduit avec la démocratisation de la Pologne). Il y a donc paradoxalement une sécularisation du politique avec la possibilité pour la majorité chiite du pays d’avoir accès dorénavant démocratiquement au jeu politique [11]. L’influence iranienne en est réduite d’autant.

2011-2012 : La crise syrienne ou les limites du chiisme comme « axe »

La Syrie plongeant dans la guerre civile est-elle devenue depuis l’été 2011 l’espace d’une confrontation ouverte entre « l’arc chiite » et « le bloc sunnite » ? L’analyse du jeu des acteurs nous paraît, une fois de plus, faire pencher la balance du côté des déterminants politiques et stratégiques, la dimension chiite (ou confessionnelle) n’étant qu’un élément éventuellement mobilisé par les uns ou les autres.

 Les alaouites syriens : des « chiites de plein exercice » ? Quarante ans après son accession au pouvoir, le baasisme syrien est bien loin de ses objectifs initiaux d’intégration républicaine supra-confessionnelle. Au motif qu’il est largement contrôlé, voire accaparé, par la minorité alaouite (qui, outre son action de prédation économique, « tient » tous les organismes de force : ministères régaliens, services de renseignement, Forces spéciales, Garde républicaine, etc.), et qu’il est allié à l’Iran, le régime est souvent qualifié de « chiite ». Cette qualification est discutable à plusieurs titres, car elle mène rapidement au « piège confessionnel [12] ». Que l’alaouisme (10 et 15% de la population totale) ait des liens avec le chiisme est une réalité. Mais on n’oubliera pas que l’alaouisme est historiquement et spirituellement considéré par la majorité des chiites duodécimains comme une secte dissidente, quasi ésotérique. Que le régime de Bachar el-Assad cherche à « confessionnaliser » la crise politique interne est une autre réalité : il s’agit de fédérer les nombreuses minorités ethno-confessionnelles autour d’une menace sunnite postulée, qui serait incarnée par des Frères musulmans manipulés de l’étranger. Que l’argument confessionnel chiite soit pleinement opératoire est encore une autre affaire : on ne saurait confondre la dictature prédatrice exercée depuis quatre décennies par le clan alaouite, et l’exercice d’un quelconque « pouvoir chiite ».

 Le sens de l’alliance stratégique de Téhéran et de Damas. Pour la République islamique d’Iran, la Syrie de la dynastie al-Assad est, depuis 1979, la principale porte d’entrée dans le monde arabe (hors l’emporium commercial et bancaire qu’est Dubaï). C’est avec la Syrie que l’Iran a bénéficié d’un soutien à revers pendant la guerre initiée par Saddam Hussein en 1980. C’est par la Syrie que Téhéran peut peser indirectement sur le conflit israélo-palestinien, entretenir des relations privilégiées avec un Hezbollah libanais qu’elle a largement « inventé » en 1982, et avec le Hamas palestinien [13]. Le traité de défense commune signé entre les deux pays en mai 2008 avait entériné cette relation prioritairement stratégique.

En 2011, et contrairement aux accusations du régime de Manama, Téhéran est resté politiquement en retrait de la contestation politique au Bahreïn, se contentant de soutenir verbalement par ses médias l’opposition au régime sunnite bahreïni [14]. En 2012, malgré l’opacité de la politique iranienne, il semble bien qu’il n’y ait pas unanimité au sommet du pouvoir iranien pour soutenir sans réserve Bachar al-Assad et son régime. On sait que des luttes opaques opposent depuis des mois le président de la République Ahmadinejad au Guide suprême Ali Khamenei. Celui-ci est sans doute tenant d’un soutien indéfectible à Damas (y compris par l’envoi d’éléments de la force al-Qods des Pasdarans). Alors que, paradoxalement pour le principal acteur de la répression de 2009 dans son propre pays, M. Ahmadinejad ne serait pas le seul à s’interroger sur la possibilité du président Assad de tenir très longtemps face à une révolte populaire qui risque de balayer et le régime de Damas, et surtout son alliance iranienne. Téhéran ne peut donc tout miser sur le régime de Damas, au risque de perdre très gros quand celui-ci tombera. Les tenants iraniens de la realpolitik, sans doute plus influents qu’on ne le pense en Occident, n’ont certainement pas manqué d’intégrer cette hypothèse dans leur stratégie diplomatique. D’argument chiite dans ces considérations, point, mais des arguments d’intérêts de puissance.

 L’Irak sans les Américains et la Syrie. Pour l’Irak, les refus de vote des condamnations, puis des sanctions, de la Ligue arabe contre Damas, fin 2011-début 2012, ont été analysés comme illustrant la réalité de « l’arc chiite », Bagdad étant une sorte de représentant de Téhéran. La réalité est sans doute plus compliquée. On sait que Téhéran a fait pression sur Bagdad, à l’automne 2011, pour que le gouvernement de Nouri al-Maliki affirme plus visiblement son soutien à Damas. Mais la reconstruction par Bagdad d’une « identité nationale irakienne » qui avait implosé en 2003, suppose une réintégration de la communauté sunnite, orpheline du régime de Saddam Hussein, et travaillée par le djihadisme anti-chiite d’al-Qaïda. Du coup, un alignement inconditionnel sur Téhéran, par exemple sur le dossier syrien, serait contre-productif.

Là encore, on peut donc estimer que les prises de position de l’Irak sont, autant que possible, déterminées par ses intérêts nationaux, beaucoup plus que par ceux d’un hypothétique « arc chiite » piloté depuis Téhéran. Alors que les troupes américaines quittent l’Irak, c’est sans doute dans cette optique qu’il faut lire une déclaration du gouvernement al-Maliki devant le Parlement, mi-novembre 2011, affirmant soutenir le peuple syrien « dans son désir de liberté, de justice, de démocratie et dans sa volonté de mettre fin au parti unique dont les Irakiens ont eux-mêmes longtemps souffert », tout en s’opposant à toute intervention étrangère en Syrie.

 Le Liban dans une prudence contrainte. Pour le Liban enfin, point n’est besoin de grands discours. Même si les troupes syriennes ont été contraintes de quitter le pays en 2005, contrecoup de l’attentat contre Rafic Hariri [15] et du mouvement populaire de masse du 14 février 2005, l’influence de Damas reste très forte au Pays du Cèdre. Appuyé sur une communauté chiite nombreuse qu’il a efficacement structurée, avec une politique sociale et de formation bénéficiant de gros investissements, avec d’importants crédits iraniens pour la reconstruction des destructions de la « guerre des 33 jours » de 2006, le Hezbollah est devenu une force politique nationale incontournable, avec des cadres, des élus et des ministres. On sait que le gouvernement libanais du Premier ministre sunnite Najib Mikati est sous influence du Hezbollah, et que celui-ci défend le régime du président Assad. Mais un certain nombre de témoignages confirment aussi que des tensions se sont exprimées au sein du Hezbollah sur la question du soutien au régime syrien, face à un mouvement d’opposition dont le caractère populaire n’est pas niable, même si le facteur confessionnel ne peut être occulté [16]. Car le Hezbollah a son propre agenda politique libanais et palestinien, qui peut être affaibli par la spirale sanglante du régime de Damas. Enfin, les très fortes tensions qui déchirent la Syrie depuis plus d’un an ont des conséquences directes au Liban même, et pas seulement dans des zones frontalières poreuses depuis toujours. La position d’abstention de Beyrouth vis-à-vis des condamnations de la Syrie dans l’enceinte de la Ligue arabe est donc tout, sauf surprenante.

Les « révolutions arabes », les recompositions qui en découlent, les « contre-révolutions » déjà menées ou prévisibles, n’en sont qu’à leur début. L’approche de ces mouvements de fond doit être à la fois globale et nationale. L’ensemble du monde arabo-irano-musulman est concerné, dans sa grande diversité, y compris confessionnelle. La fitna, la division historique entre sunnites et chiites, est ainsi un facteur infrastructurel indéniable. Mais la grille d’analyse binaire qui postule que le Moyen-Orient est désormais entré dans un affrontement « bloc sunnite » contre « arc chiite » est simplificatrice. Nombre d’Etats de la région (en particulier dans le Golfe) sont hantés par la revendication démocratique et par la montée en puissance de l’Iran : ils tendent donc à instrumentaliser la question confessionnelle en fonction de leurs impératifs de politique intérieure et régionale. Cette question confessionnelle n’est pourtant en rien au premier plan de processus qui sont d’abord et avant tout politiques, économiques et sociaux. Et ce sont des considérations politiques et stratégiques qui sont à la manoeuvre autour des dossiers les plus chauds : Bahreïn, Syrie. Quand à la République islamique d’Iran, elle ne dispose régionalement ni d’un leadership religieux, ni d’un leadership politique : Téhéran joue donc sur les différents registres de répertoire dont elle dispose en temps que puissance historique et puissance régionale. Dès lors, et même si le discours sur le « croissant chiite » tend paradoxalement à construire une forme de réalité de ce « croissant », le « facteur chiite » n’est qu’un argument parmi d’autres de la diplomatie iranienne, dont le fondement théorique et la pratique depuis trois décennies ont été et restent la realpolitik classique.

Notes :

Publié le 28/06/2012


Jean-Paul Burdy, historien, est enseignant-chercheur associé à l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble. Il intervient dans le master “Intégration et Mutations en Méditerranée et au Moyen-Orient”, dirigé par Jean Marcou, avec lequel il a rédigé de nombreux textes sur la Turquie dans son environnement régional. Ses publications et ses chroniques d’actualité sur la Turquie, l’Iran, le Bahreïn, et les recompositions du Moyen-Orient sont accessibles sur son blog : www.questionsdorient.fr.


 


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