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Après la réouverture du musée de l’Institut du Monde arabe l’année dernière, les arts de l’Islam sont à l’honneur au Louvre : le 22 septembre 2012 a été ouvert au public son huitième département, qui déploie près de 3 000 objets sous la nouvelle verrière de la cour Visconti, marquant l’aboutissement d’un projet immense, né il y a 10 ans.
En effet, c’est en 2002 qu’est lancé le plus vaste chantier qu’ait connu le Louvre depuis le projet du Grand Louvre et l’inauguration de la pyramide de verre en 1983. Outre la restauration, de décembre à janvier 2006 des façades et de la statuaire de la cour Visconti, des travaux de déblaiement ont permis de dégager deux niveaux, dont un souterrain, le « parterre », pour un espace d’exposition de 2 000 m2. Mais surtout, l’architecture se trouve couronnée en 2011 par la couverture de verre, de laiton et d’acier, dessinée par les architectes Mario Bellini et Rudy Ricciotti. Ce voile aérien et ondulé, paré d’or et de losanges, a tout d’une « aile de libellule » selon l’expression de Mario Bellini, et permet à l’art de l’Orient, dont il est le signe discret et élégant, de se marier avec l’art de l’Occident dont la cour Visconti est un symbole. En effet, si il s’inscrit dans l’histoire d’une fascination des occidentaux pour les arts venus du Levant, le nouveau département du Louvre montre l’étendue du patrimoine artistique islamique et en redéfinit les frontières.
C’est avant tout grâce à l’admiration de collectionneurs et d’amateurs français pour l’art et l’architecture islamique que s’est constituée au fil du temps la collection du Louvre, qui compte aujourd’hui 17 500 objets et ne cesse de s’enrichir. Lorsque le musée, alors appelé « Museum central des arts » voit le jour après la Révolution, on ne compte que quelques objets islamiques provenant des collections royales, noyau de la collection actuelle. Parmi eux figure l’une des pièces maîtresses, le « Baptistère Saint-Louis », un bassin mamelouk de cuivre incrusté d’or et d’argent, daté du XIVe siècle, mais également des coupes de jade ottomane ayant appartenu à Louis XIV. D’autres œuvres, comme une aiguière en cristal de roche conçue en Égypte au XIe, étaient issues de l’abbaye royale de Saint-Denis. La dernière décennie du XIXe siècle marque un tournant dans le rythme des acquisitions à mesure que grandit l’intérêt pour l’art islamique. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, Paris devient le haut lieu du marché de l’art et la capitale des études sur l’Orient, comme en témoignent les deux premières expositions consacrées aux arts de l’Islam en 1893 et 1903. En 1905, le pavillon de l’Horloge du Louvre recueille une collection éparse, où se mêlent objets de cuivre, verreries, céramiques, bois sculptés. À la charnière du siècle, amateurs éclairés, historiens et collectionneurs favorisent un climat d’émulation et le musée réalise ses plus belles acquisitions, comme le « Chandelier aux canards », légué par Charles Piet-Latraudie, les miniatures mogholes de la collection Georges Marteau, et surtout l’importante donation de la baronne Delort de Gléon. Les noms des grands collectionneurs orientalistes s’inscrivent dans l’histoire du musée qui leur doit l’essentiel des œuvres du département. C’est aussi l’époque d’achats prestigieux, en particulier la Pyxide d’al-Mughira en ivoire sculpté, datée de 968 et provenant de la cour califale des Umayyades d’Espagne, et en 1912, un immense tapis persan, dit « tapis de la collégiale des Mantes » qui domine de toute sa hauteur la salle du Dôme. À la même époque, la collection concurrente de l’Union Centrale des Arts Décoratifs réunit des pièces brillantes des grands Empires modernes de l’Islam, du XVIe au XVIIIe siècle, en particulier une importante collection de textiles. Pour leurs qualités graphiques, ces œuvres inspirèrent l’art nouveau.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’élan s’essouffle légèrement, malgré les legs de la collection Rothschild en 1922 et ceux de M. et Mme Koechlin en 1932, qui cèdent en particulier le « Plat au paon », une pièce de céramique ottomane au XVIe siècle. À partir de l’entre-deux-guerres, l’intérêt pour l’art islamique se perd, et la décolonisation ne fait que renforcer un sentiment d’éloignement. Les collections sont reléguées dans la Chapelle, puis très partiellement exposées au département des Antiquités orientales en 1987. Ce n’est qu’en 1993 que de nouvelles salles leurs sont consacrées dans le cadre du Grand Louvre.
Le nouveau département des Arts de l’Islam du Louvre permet la redécouverte de la collection des Arts Décoratifs, recelant 3 500 objets jusque là demeurés dans l’ombre, qui prolongent la chronologie du parcours et ouvrent les horizons esthétiques. Aujourd’hui, les nouveaux espaces présentent des œuvres du IXe au XIXe siècle, couvrant l’ensemble du champ de la civilisation islamique, de l’Espagne à l’Inde, et présentant une variété d’œuvres par leurs dimensions, leurs matières, leurs techniques, leur langage iconographique : céramiques, boiseries, poteries, mosaïques, éléments architecturaux, objets de luxe ou de décoration, stèles funéraires, pages de manuscrits… Les espaces d’expositions, en ouvrant ces perspectives, témoignent de l’aboutissement d’une évolution dans la manière de regarder et de penser les arts de l’Islam en occident, éclairée par l’histoire des dénominations qui l’accompagne. En effet, à sa création en 1893, le département se nommait « section des arts musulmans », semblant réduire ce patrimoine à un art destiné à la sphère religieuse : architecture et ornement des mosquées, copies coraniques. Au contraire, les objets semblent brouiller la frontière entre le civil et le religieux, comme le rappelle le premier panneau de l’exposition, en donnant l’exemple des tapis qui peuvent avoir un usage palatial ou religieux, sans que leur décor ne permette d’en décider. C’est à partir de 1946, avec la publication remarquée de L’art de l’Islam de George Marçais, que les appellations « Islam » et « art islamique » s’imposent et que s’élargit le champ d’étude. Le mot « Islam » a une double signification religieuse et civilisationnelle, incluant également des objets destinés à des élites du monde civil, appartenant à la sphère du pouvoir, comme le souligne Sophie Makariou, conservatrice en chef du département : « Nous assumons donc ce mot, nous le portons, et nous avons fermement l’intention de montrer l’immensité de ce qu’il recouvre, avec toutes les communautés qui ont constitué cette civilisation [1]. ».
On assiste dès lors à une redéfinition de l’art islamique, qui passe par une attention portée aux marges et aux échanges culturels. Les espaces dédiés au nouveau département sont en effet entourés des salles qui accueillent l’art de l’Orient méditerranéen dans l’Empire romain, inaugurées au même moment. Cette proximité invite le visiteur à aller et venir et rechercher les jeux de ruptures et de continuité entre les œuvres de l’Antiquité tardive et celles de l’art islamique naissant. Le début du parcours souligne l’empreinte de l’art chrétien oriental au 7e et 9e siècle, dans les décors de boiseries comme dans les objets de la vie quotidienne, qui ne font que se couvrir progressivement d’inscriptions en arabe. Un brûle-parfum de bronze provenant d’Égypte, est témoin d’une rencontre de divers répertoires, avec sa coupole couverte de feuillages, et ses petites têtes de faucon rappelant le dieu Horus. La genèse d’un art aux traits caractéristiques fut donc lente, et ses œuvres ne cessèrent de se nourrir de civilisations voisines, à mesure que les conquêtes arabes et les échanges commerciaux favorisaient le voyage des modèles esthétiques et des savoir-faire techniques. Ainsi, la céramique fine de Suse, au 8e et 11e siècle, emprunte ses formes aux pièces d’orfèvrerie chinoise importées de Chine, avant que sa palette soit influencée par l’Iran oriental. L’accord chromatique vert et bleu des céramiques iraniennes sera goûté par la Chine qui importera du cobalt d’Iran, et les premières pièces de vaisselle « bleue et blanche » sont produites par l’empire abbasside, bien qu’elles soient habituellement associées à la Chine, dont les artistes développent l’harmonie plus tardivement. En revanche, la volonté d’imiter la blancheur des pièces chinoises conduit les potiers de l’ère abbasside à couvrir d’une glaçure leurs pièces, et à inventer ainsi la faïence. Outre ces interactions fructueuses aux confins du monde islamique, une circulation des formes s’effectue à l’intérieur de ses frontières, comme le révèle le célèbre « lion de Monzon », que l’on attribue à l’Espagne d’al-Andalus au XIIe et XIIIe siècle. Ce bronze à décor gravé servait de bouche de fontaine, dont on retrouve d’autres exemples similaires dans le monde islamique.
L’itinéraire de cette redécouverte est servi par un soin apporté au parcours muséographique, qui se présente selon un découpage chronologique en quatre temps, et met en relief la relation étroite entre l’histoire des dynasties et celle de l’art islamique, intimement lié à la sphère du pouvoir et à l’élite citadine qui en étaient les principaux commanditaires.
Après une période de conquête, l’unité de l’Arabie est mise à mal au VIIe siècle par les guerres civiles et la montée du shiisme. Aux Umayyades (661-750), dont la capitale est Damas, succèdent les Abbassides (750-1258) qui fondent Bagdad en 762. Deux califats rivaux émergent aux marges de l’Empire : le califat fatimide (909-1171), shiite, qui se base au Caire, et le califat Umayyade d’Espagne (926-1031) à Cordoue. Les chefs d’œuvres de la collection du Louvre sont des objets des cours princières, tels un vantail en bois sculpté du IXe siècle provenant d’un palais immense à Samarra, en Irak, dont les motifs illustrent la splendeur décorative de la sculpture abbasside. L’aiguière du trésor de Saint-Denis, datée de 1000-1015 et provenant d’Égypte, semble symboliser le goût des califes fatimides pour les objets de luxe, en particulier le cristal de roche dans lequel l’objet est taillé, considéré comme une « matière dynastique [2] ». Autre chef-d’œuvre de cour, la Pyxide d’al-Mughira, boîte en ivoire finement sculptée à Cordoue en 968, est remarquable pour son iconographie narrant la lutte des Umayyades face aux Abbassides.
Jusqu’au milieu du XIIIe siècle, les luttes de pouvoir se poursuivent avec l’expansion des dynasties berbères sur l’Afrique du nord et l’Espagne arabe, menacée par la Reconquête. À l’est, une tribu turque s’empare de Bagdad en 1055, mettant sous tutelle le calife. Un membre de cette nouvelle élite militaire turque est reconnaissable à sa coiffe, le « sharbush », sur une tête princière de stuc façonné (Iran, fin XIIe-début XIIIe) conservée au Louvre, dont les traits fins répondent à l’idéal de beauté de la poésie arabe et persane.
Malgré le déferlement des invasions mongoles au XIIIe siècle, les Mamelouks (1250-1517) imposent leur régime militaire sur l’Égypte et la Syrie, et construisent des édifices qui leur confèrent un rayonnement artistique sur l’ensemble du monde islamique. L’élite mamelouke contribue aussi au développement d’un artisanat de luxe, comme le révèle la « bouteille au blason » datant du milieu du XIVe siècle, qui servait à décanter le vin lors des cérémonies, et dont le verre soufflé et le décor émaillé illustrent une technique extrêmement délicate. Mais c’est sans doute le Baptistère de Saint Louis, avec son alliage de cuivre, d’or et d’argent, qui rend le plus hommage au règne des Mamelouks. Ce bassin datant de la première moitié du XIVe siècle se démarque par la somptuosité de son programme figuratif remplaçant l’ornement calligraphique traditionnel.
Le XVIe siècle marque l’apogée du monde islamique, dominé à l’ouest par l’Empire ottoman qui s’étend de la Turquie à l’Europe orientale, au centre par la dynastie safavide d’Iran, et à l’est par l’expansion des Moghols sur l’Inde au XVIIe siècle. Cette hégémonie ouvre une ère artistique brillante, avec l’essor de la céramique dite d’« Iznik », au camaïeu de bleus enrichie de verts au cours du XVIe siècle, à mesure que se déploie l’ornementation végétale dite « saz », du mot turc désignant une forêt merveilleuse. Le « plat au Paon » du Louvre se distingue donc par la présence rare du paon, motif de la beauté, au beau milieu du répertoire « saz ». C’est en revanche dans la confection des tapis que l’Iran du XVIe siècle excelle, avec un riche répertoire végétal et animal qu’on peut admirer sur le tapis « à décor de jardin de paradis » dit « de la collégiale de Mantes », tandis que l’Inde moghole dévoile un raffinement extrême dans l’exécution de pièces précieuses, tel un poignard à manche en tête de cheval, datant du XVIIe siècle et qui révèle par sa parure de jade, de rubis, d’émeraude et d’or son éminent propriétaire.
Mises en valeur par une muséographie épurée, les œuvres d’exception du département des arts de l’Islam du Louvre ont trouvé un écrin à leur image sous le voile ouvragé qui les recouvre. Le projet d’exposition semble marqué par l’empreinte d’une exigence, celle qui ouvre la pensée en la libérant de frontières préétablies, qu’elles soient temporelles, spatiales ou culturelles. Ce parcours consacre une redéfinition d’un patrimoine artistique longtemps méconnu, et dépasse ainsi les limites du temps. Grâce à un impressionnant travail de restauration, vitraux égyptiens, tapis persans, carreaux ottomans ont été reconstitués, assemblés et recréés, jusqu’à une œuvre d’illusionniste dans la reproduction grandeur nature sur un pan de mur de la mosaïque couvrant la mosquée des Umayyades de Damas, qui la donne à voir dans son relief et ses couleurs. Exhumé du passé, le porche mamelouke du Qasr Rumi, daté du XVe-XVIe siècle, qui fut transporté pierre par pierre jusqu’en France pour l’exposition universelle de 1889 pour finalement ne jamais être montré, est inséré dans une alcôve au sein des nouveaux espaces d’exposition. Une telle lutte contre l’oubli passe par l’inscription dans la pérennité du musée, mais se prolonge aussi dans le dialogue avec des artistes contemporains invités au Louvre, comme Walid Raad, Orhan Pamuk, ou Abbas Kiarostami.
À lire :
– Les Arts de l’Islam au musée du Louvre, sous la direction de Sophie Makariou, coédition musée du Louvre éditions/Hazan, 2012
– L’Islam dans les collections nationales, édition des musées nationaux, 1977
– Arts de l’Islam des origines à 1700 dans les collections publiques françaises, Cat. exp. Paris, Orangerie des Tuileries, 1971.
Juliette Bouveresse
Juliette Bouveresse est élève à l’École Normale Supérieure de Lyon en Histoire des arts. Ses recherches portent sur l’art contemporain au Moyen-Orient et dans le monde arabe.
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