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Pourquoi l’Etat islamique ne s’est-il jamais emparé de la province de Diyala, au plus fort de ses succès en Irak, malgré tous les facteurs favorables précédemment évoqués ? En effet, le mouvement semblait disposer de nombreux atouts pour déborder les forces de sécurité irakiennes en 2014 et saisir les grandes villes de la province. Les capitales provinciales des autres gouvernorats à majorité sunnite (Mossoul, Ramadi et Tikrit) ont effectivement toutes été prises par le groupe et tenues pendant de longues périodes, mais pas Baqubah ou Muqdadiyah. De la même façon, les divisions irakiennes à Nineveh, Kirkouk et Salah al-Din se sont rapidement effondrées, mais pas la 5ème division irakienne à Diyala. Quels éléments ont fait la différence dans la province ?
L’une des premières raisons consiste en la présence initiale bien moindre de l’Etat islamique dans la province de Diyala, lorsque Mossoul est tombée en juin 2014. En comparaison avec la province de Nineveh, où une moyenne de 347 incidents sécuritaires par mois touchait le gouvernorat dans les cinq premiers mois de 2014, seuls 71 incidents frappaient la province de Diyala (1). Dans la semaine précédant la chute de Mossoul, ces chiffres sont même allés jusqu’à 208 attaques à Nineveh contre 32 à Diyala. Des documents internes à Al Qaeda et Daech récupérés par les forces de sécurité irakiennes montrent, en outre, que la province n’était qu’une priorité périodique pour ces groupes, d’autant qu’elle ne générait pas de revenus et représentait même, au contraire, un déficit budgétaire. Le gouvernorat est par ailleurs éloigné de la Syrie, depuis laquelle l’Etat islamique a planifié et soutenu son offensive sur Mossoul.
De plus, l’Etat islamique n’est pas assez bien parvenu à contrer ses adversaires les plus dangereux dans la province, qui n’étaient, ni plus ni moins, que les autres groupes insurgés. Daech était en effet engagé dans de réguliers affrontements avec Ansar al-Sunna et des éléments du JRTN à l’été 2014, même si ces groupes ont conclu, à plusieurs reprises, de fragiles trêves avec l’Etat islamique, voire lui ont prêté allégeance dans certaines provinces (à l’instar de celle de Mossoul, par exemple) (2).
Malgré ces éléments, le principal facteur de l’incapacité de Daech à s’emparer de la province de Diyala s’est avérée être la résistance opposée par les milices chiites et les forces kurdes. Cette résistance a fortement manqué dans les zones rurales de Kirkouk par exemple, où cinq districts à majorité arabe sont tombés presque sans combat aux mains de petites détachements de l’Etat islamique au début de l’été 2014, la 12ème division irakienne ayant fui sans opposer de réelle résistance. Dans la province de Diyala, la ténacité de la 5ème division irakienne s’est trouvée accrue par le soutien de commandants expérimentés du parti Badr et par la présence de milices chiites à l’instar de la force Badr, d’Asaib Ahl al-Haq (la Ligue des vertueux - AAH), du Kata’ib Hezbollah (KH), des Moqtada al-Sadr’s Saraya al-Salam (les Compagnies de la paix) ou encore de Sayyid al-Shuhada.
Ce soutien militaire s’est davantage accru encore le 13 juin 2014 lorsque le Premier ministre irakien de l’époque, Nouri al-Maliki, a nommé le cadre militaire chiite Hadi al-Ameri (3) comme responsable des opérations sécuritaires dans la province de Diyala. Très vite, les renforts en milices chiites et en unités de forces spéciales de l’armée et du ministère irakien de l’Intérieur ont rejoint le nouveau chef des opérations provinciales, qui a alors fait du camp Ashraf - au nord de Baqubah - son quartier-général. L’Iran a également fourni un appui militaire direct aux forces de sécurité irakiennes et kurdes à Diyala en envoyant une douzaine d’avions de combat F-4E Phantom et Su-25 en soutien aérien. Ces forces sont ainsi parvenues, avec succès, à limiter l’expansion de la présence de l’Etat islamique à Diyala.
Les autorités locales se sont par ailleurs montrées très offensives dès l’arrivée de l’Etat islamique, notamment lorsque celui-ci a brièvement menacé le flanc ouest de la capitale régionale Baqubah, en visant notamment les quartiers défavorisés de Gatun, Muallimeen et Mafraq le 17 juin 2014. Les unités anti-terroristes de l’armée irakienne ont aussitôt procédé à l’exécution de 50 prisonniers de Daech afin de montrer aux insurgés la fermeté et la détermination des autorités. A Buhriz, au sud de Baqubah, les insurgés sont parvenus à prendre et tenir le poste de police local pendant plusieurs heures avant d’en être expulsés par les milices chiites appuyées par des hélicoptères de combat Mi-35 de l’armée de l’air irakienne. En-dehors de Baquba, la 5ème division irakienne et les milices chiites ont rapidement sécurisé Khalus et récupéré le contrôle de toutes les localités dans la moyenne vallée du Diyala en quelques semaines. Fin juillet, l’intégralité de la province revenait ainsi sous l’égide du gouvernement fédéral de Bagdad.
Durant son offensive dans le gouvernorat de Diyala en juin 2014, l’Etat islamique semble avoir concentré ses efforts dans le nord de la province, notamment les villes « arabisés » par le régime de Saddam Hussein dans les années 1970/1980 telles que Jalula, Saadiyah et Qara Tapa (4). L’organisation y pratiquait en effet les mêmes tactiques auxquelles elle s’était adonnée lors de son offensive sur Mossoul en juin 2014. Cette préparation du terrain consistait notamment en des attaques de ponts avec des véhicules piégés afin d’obstruer la route à de potentiels renforts des forces de sécurité dans la zone ; l’utilisation de petits groupes de combattants afin de prendre d’assaut les postes de police et s’emparer des armes et munitions ; et enfin la conduite d’opérations bien plus larges sur des quartiers-généraux militaires, précédées bien souvent de l’explosion de plusieurs vagues de véhicules lourdement piégés, et suivi d’un assaut classique de fantassins.
La plupart des renforts envoyés dans cette perspective par l’Etat islamique dans la province de Diyala semble avoir été concentrée au nord contre les Kurdes, notamment durant les affrontements pour le contrôle de la ville de Jalula. L’Etat islamique finira finalement par prendre ces renforts lors d’une offensive rapide et brutale au cours de laquelle vingt kamikazes se feront exploser dans les rangs kurdes. La priorisation du nord de la région par Daech semble avoir été motivée par ses alliances avec les tribus arabes autour du lac Hamrin, où l’Etat islamique et ses prédécesseurs ont toujours pu compter sur un solide appui militant. Quand les forces kurdes sont venues colmater les brèches réalisées sur le front par la déroute de l’armée irakienne en juin et juillet 2014, l’Etat islamique s’est rapidement employé à initier des rapprochements avec les tribus sunnites opposées aux Kurdes, comme la tribu Kerwi, en les encourageant notamment à se joindre à leur combat contre les Kurdes (5).
En janvier 2015, l’armée irakienne appuyée des milices chiites soutenues par l’Iran annonce avoir repris le contrôle de la totalité du territoire du gouvernorat de Diyala. Cette annonce n’aura toutefois que marqué le début d’une nouvelle phase du conflit avec l’Etat islamique au sein du gouvernorat, dans lequel les militants de l’organisation reprennent, actuellement, l’avantage. Daech s’est en effet replié dans les territoires ingouvernables, et ingouvernés, de la province de Diyala : les denses palmeraies de la vallée du Diyala entre Muqdadiyah et Baqubah ; les territoires arides le long de la frontière iranienne ; les monts Hamrin, où le relief escarpé ralentit fortement toute progression des forces motorisées, donnant le temps aux insurgés de se redéployer ou de mettre en place des embuscades.
L’Etat islamique s’emploie, en outre, à utiliser les bastions naturels autour du fleuve Diyala que sont les localités de Zaghaniyah, Qubbah, Mukhisa ou encore Abou Karmah, représentant un défi tactique de taille pour les forces de sécurité irakiennes. Au sein de ces zones, Daech est en effet en train de recycler ses anciens modes opératoires, creusant des galeries de tunnels, de QG souterrains et des usines de fabrication d’EEI (engin explosif improvisé), tout en installant de nombreux points d’appui (caches d’arme, trous de combat, etc.). L’Etat islamique accroît ainsi ses activités terroristes dans la province de Diyala, profitant de la couverture fournie par les palmeraies pour initier un nombre croissant d’attaques au mortier ou aux EEI contre les villages et les check-points tenus par l’armée et/ou la police irakienne.
L’aisance de l’Etat islamique dans la région est telle qu’en octobre 2019, les villes de Qubbah et Abou Karmah se sont retrouvées coupées du reste de la province, encerclées par des combattants de Daech patrouillant dans le secteur et installant des check-points sur les principaux axes routiers (6). L’intervention de l’armée irakienne permettra de récupérer le contrôle de ces villes, sans neutraliser toutefois les terroristes qui se sont aussitôt évanouis dans la végétation ou dans des tunnels préalablement creusés.
Les efforts des forces de sécurité à Diyala afin de venir définitivement à bout de l’Etat islamique, dans ses bastions ruraux notamment, sont pour le moment restés vains. Certaines zones comme Mandali et Nida, à la frontière iranienne, ainsi que les rives du lac Hamrin, semblent avoir été abandonnées aux mains de l’Etat islamique, tant la présence des forces de sécurité irakiennes y est faible, voire inexistante. Les palmeraies autour de Mukhisa - appelées non sans raison le « Kandahar de Diyala » (7) par les autorités locales (8) - ont été le théâtre ces derniers mois de nombreuses embuscades visant des détachements de l’armée irakienne ayant tenté d’y pénétrer. Les forces de sécurité locale s’emploient actuellement à combler, grâce à des bulldozers, les nombreux canaux parcourant la région, et incendient des parcelles entières de palmeraies afin de créer un terrain favorable aux mouvements de troupes motorisées, tout en privant Daech des avantages tactiques que lui conférait l’environnement de la région.
L’État islamique n’est, actuellement, absolument pas en mesure de conquérir la province de Diyala, ni même sa capitale provinciale Baqubah. Au vu des obstacles ayant concouru à son échec en 2014, il est même fort peu probable que cela soit l’un de ses objectifs aujourd’hui. Toutefois, la certitude est de mise quant à la volonté du groupe de faire de la province un point d’appui majeur à sa régénérescence et au recrutement de nouveaux combattants, en attisant notamment les tensions sectaires et identitaires exposées précédemment afin que les sunnites viennent d’eux-mêmes chercher la protection de Daech. Cette tactique tend à fonctionner : par exemple, à la suite d’un attentat à la bombe perpétré le 11 janvier 2016 dans un café de Muqdadiyah, qui a fait plus de 46 morts dont un commandant local des milices chiites, des bandes itinérantes de miliciens de Badr et Asaib Ahl al-Haq (AAH) se sont répandues à travers la ville en appelant, avec des haut-parleurs, les familles sunnites à quitter Muqdadiyah ou à faire face à un peloton d’exécution. Sept mosquées sunnites, ainsi qu’une dizaine de commerces appartenant à des sunnites, ont été incendiés au cours de la journée (9).
A bien des égards, Diyala a offert, dès 2015, un aperçu de la rapidité à laquelle l’Etat islamique parvient à s’implanter à nouveau dans une région où les tensions ethno-sectaires sont négligées, voire exacerbées par les politiques gouvernementales et la présence de milices incontrôlées. La reprise partielle de l’initiative par l’État islamique et la stratégie élaborée par l’organisation terroriste dans le gouvernorat s’avèrent particulièrement instructives, mais ne saurait servir de cas d’école applicable au Levant dans son intégralité : la situation multiconfessionnelle de la région, couplée à ses caractéristiques naturelles et sa situation géographique, en font un cas bien particulier dont Daech sait notablement tirer profit. L’offensive turque contre les Kurdes en Syrie, ainsi que la crise américano-iranienne, qui a conduit plusieurs pays de la Coalition internationale contre Daech à retirer partiellement leurs troupes d’Irak, à l’instar du Danemark (10), pourraient fortement bénéficier au groupe terroriste et à sa résurgence au Levant, dont le regain d’activité ne fait qu’aller croissant.
Notes :
(1) Toujours selon des chiffres de l’ACLED https://www.acleddata.com/
(2) https://www.washingtonpost.com/news/checkpoint/wp/2014/06/19/isis-not-alone-in-their-conquest-of-iraq/
(3) Né à Diyala, l’intéressé est aujourd’hui le chef et secrétaire général de l’Organisation Badr.
(4) https://www.theguardian.com/world/2003/apr/20/iraq4
(5) https://www.bbc.com/news/world-middle-east-30477040
(6) https://www.kurdistan24.net/en/news/440b4319-4369-4ed4-85b8-c69ac9b65cd4
(7) Cette expression fait référence à la province afghane de Kandahar, réputée pour la très forte implantation de groupes terroristes en son sein. Les forces américaines et leurs alliés n’ont jamais réellement réussi à en prendre le contrôle depuis 2001, y perdant un grand nombre de soldats lors d’attaques EEI principalement.
(8) KNIGHTS, Michael et MELLO, Alexander. Losing Mosul, regenerating in Diyala : How the Islamic state could exploit Iraq’s sectarian tinderbox. CTC Sentinel, 2016, vol. 25.
(9) https://www.hrw.org/news/2016/01/31/iraq-possible-war-crimes-shia-militia
(10) https://www.reuters.com/article/us-iraq-security-denmark/denmark-and-latvia-to-move-some-troops-from-iraq-after-iranian-missile-strikes-idUSKBN1Z72AG
Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
– Saadi, le vainqueur de Mossoul, par Samuel Forey
– Entretien avec Charles Thiefaine - « Mossoul Ouest : certaines rues s’apparentaient aux images d’Alep »
– La bataille de Mossoul : une reconquête difficile pour déloger l’Etat islamique et retrouver une stabilité fragile
– La réapparition de Daech au Levant, entre résurgence et résilience
– En lien avec l’actualité en Irak : sunnites et chiites en Irak, du mandat britannique à la guerre Iran-Irak
– Téhéran et l’Irak : positionnement diplomatique, engagement sur le théâtre irakien
– Entretien avec Myriam Benraad - Les Arabes sunnites d’Irak, dix ans après la chute de Saddam Hussein
Bibliographie :
– KNIGHTS, Michael et MELLO, Alexander. Losing Mosul, regenerating in Diyala : How the Islamic state could exploit Iraq’s sectarian tinderbox. CTC Sentinel, 2016, vol. 25.
– BILGER, Alex. ISIS annual reports reveal a metrics-driven military command. Institute for the Study of War, 2014.
– WEISS, Michael et HASSAN, Hassan. ISIS : Inside the Army of Terror (updated edition). Simon and Schuster, 2016.
– ALI SALEEM, Zmkan, SKELTON, Mac, et VAN DEN TOORN, Christine. Security and governance in the disputed territories under a fractured GOI : the case of Northern Diyala. Conflict Research Programme Blog, 2018.
– SALEEM, Zmkan Ali et SKELTON, Mac J. Actors, Conflict, and Comeptition in Iraq’s Disputed Territories After the Islamic State : The Cases of Northren Diyala and Eastern Salahaddin.
– DAVIS, Rochelle, BENTON, Grace, AL DAIRANI, Dana, et al. Home After Isis : A Study of Return as a Durable Solution in Iraq. Journal of Peacebuilding & Development, 2018, vol. 13, no 2, p. 1-15.
– KNIGHTS, Michael. Pursuing Al-Qaida into Diyala Province. 2007.
– AL-JABOURI, Najim Abed et JENSEN, Sterling. The Iraqi and AQI roles in the Sunni Awakening. Prism, 2010, vol. 2, no 1, p. 3-18.
– SOWELL, Kirk H. Iraq’s Second Sunni Insurgency. Current Trends in Islamist Ideology, 2014, vol. 17, p. 40.
– EISENSTADT, Michael et WHITE, Jeffrey. Assessing Iraq’s Sunni Arab Insurgency. Washington Institute for Near East policy, 2005.
Sitographie :
– Iraq : Possible War Crimes by Shia Militia, Reuters, 31/01/2016
https://www.hrw.org/news/2016/01/31/iraq-possible-war-crimes-shia-militia
– Separate ISIS attacks in disputed Diyala province leaves at least 5 dead, dozens injured, Kurdistan24, 02/12/2019
https://www.kurdistan24.net/en/news/3de8612a-aa52-4057-8e89-bb521e28333d
– New phase begins in fight against ISIS as terror group remains active in disputed territories, Rudaw, 29/12/2019
https://www.rudaw.net/english/middleeast/iraq/29122019
– Iraqi warplanes shell ISIS hideout in Diyala’s Hamrin area, kill all occupants, Kurdistan24, 21/12/2019
https://www.kurdistan24.net/en/news/64a01446-1022-4784-bb1e-493f05e7fe5e
– ISIS winter offensive illustrates need to confront global threat, The Hill, 27/12/2019
https://thehill.com/opinion/national-security/475805-isis-winter-offensive-illustrates-need-to-confront-global-threat
– Spotlight on Global Jihad (January 8-2, 2020), Meir Amit Intelligence and Terrorism Information Center, 09/01/2020
https://www.terrorism-info.org.il/en/spotlight-global-jihad-january-8-2-2020/
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
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