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Le khâridjisme, l’autre branche de l’islam

Par Simon Fauret
Publié le 10/06/2015 • modifié le 14/03/2018 • Durée de lecture : 10 minutes

Oman’s Sultan Qaboos gives his annual address to the state and consultative councils in Salalah, south of Oman, on October, 4, 2010.

AFP PHOTO/MOHAMMED MAHJOUB

L’émergence du khâridjisme ne peut être comprise sans être rapportée au schisme entre sunnites et chiites. Ainsi, cet article a pour objectif, après un rapide rappel historique concernant les deux principaux courants de l’islam et le contexte de leur division, de présenter le kharidjisme, sa doctrine et sa répartition géographique.

Les grands schismes de l’islam au VIIème siècle

Le prophète Mahomet, mort en 632 à Médine, n’a laissé aucun descendant mâle direct pour diriger la communauté des musulmans. Dès lors, dans les premiers temps de l’islam, la désignation du calife (successeur du prophète) se fait dans un climat de compétition entre les prétendants. Dans la mesure où la nomination des califes se fait rarement à l’unanimité, leur légitimité est particulièrement fragile. Ainsi, des trois premiers califes, deux meurent assassinés, dont l’un par d’autres musulmans (Uthman, en 655). C’est cependant à partir du quatrième calife, Ali, que les clivages se renforcent et annoncent le début d’une période de schismes.

Ali, cousin et gendre de Mahomet, est déclaré calife à la suite de l’assassinat d’Uthman. Cependant, sa nomination se trouve rapidement contestée, notamment par Mu’awiya, le gouverneur de Damas. Aucun des deux hommes ne désirant céder sa place à l’autre, le litige se transforme en conflit armé. Si en 656 Ali parvient à infliger une défaite à son adversaire aux environs de Basra, en Irak, les combats se poursuivent l’année suivante. Selon la tradition, lors de la bataille de Siffin en 657, Mu’awiya aurait placé des exemplaires du Coran au bout des lances de ses soldats, stoppant ainsi l’armée d’Ali. Un tribunal d’arbitrage est alors constitué et la sentence d’Adruh proclame Mu’awiya nouveau calife.

Certains refusent l’autorité du nouveau chef de la communauté musulmane, et se rangent aux côtés d’Ali. Ils deviennent ainsi les chiites, c’est-à-dire « les partisans » d’Ali. Néanmoins, la plupart des musulmans désirent éviter la poursuite de la guerre entre Mu’awiya et Ali, et s’en remettent à la sentence d’Adruh. Cette attitude, que l’on peut qualifier de légaliste, s’impose peu à peu comme le choix de la majorité. Le sunnisme est né, et avec lui ses opposants.

Les chiites ne vont cependant pas parvenir à s’unir contre leurs adversaires. En effet, tous les « partisans d’Ali » n’admettent pas que leur dirigeant s’en soit remis à une décision arbitrale. A la suite de cette dernière, certains sortent donc des rangs de l’armée d’Ali et deviennent les khâridjites.

La thèse la plus communément admise (celle de Levi della Vida) estime que le terme de khârij désigne « ceux qui sortent » du parti d’Ali [2]. Les khâridjites sont donc les musulmans qui refusent d’accepter la défaite d’Ali et lui reprochent ses compromis avec Mu’awiya. En outre, ils rejettent en bloc la décision d’Adruh car le jugement n’appartient qu’à Dieu et qu’un arbitrage humain est perçu comme illégitime et irrecevable. Dès lors, en refusant de s’en remettre plutôt à une sentence divine, Ali comme Mu’awiya ont fait une faute impardonnable aux yeux des khâridjites [3].

Dès le début, les khâridjites se caractérisent donc par une intransigeance et un rigorisme extrêmes. Ne se contentant pas de condamner leur comportement, ils s’insurgent contre Ali et Mu’awiya. En 658, Ali les vainc lors de la bataille de Nahrâwan, mais il est assassiné par l’un deux trois ans plus tard [4]. La rupture est consommée entre les chiites et les khâridjites.
Ces derniers se révoltent également à plusieurs reprises contre le califat des Omeyyades (661-750) fondé par Mu’awiya. Violement réprimés, notamment en Irak, les khâridjites se dispersent et commencent alors à se scinder en plusieurs mouvements [5].

Les khâridjites et leurs divisions

S’il a pu exister jusqu’à une vingtaine de sectes khâridjites, on peut en distinguer quatre principales.

Les azraqites d’Irak et d’Iran (du nom de leur fondateur, Nâfi’b Al-Azraq) semblent être les plus radicaux et les plus violents. Considérant ceux qui ne souhaitent pas rejoindre leur groupe comme des incroyants, ils s’arrogent le droit de les combattre et de les tuer [6]. A cette incitation au meurtre religieux (isti’rad) s’ajoute l’imtihân, une sorte d’examen que tout converti au khâridjisme doit passer et qui consiste à égorger un prisonnier [7]. Enfin, ils faisaient entrer dans la catégorie des grands pécheurs tous ceux qui refusaient de prendre les armes contre une autorité injuste [8]. Les azraqites, en rébellion quasi-permanente contre le califat Omeyyade, ont été éliminés par ce dernier à la fin du VIIème siècle [9].

Les najadât, reprochant aux azraqites leur extrémisme, ils se sont regroupés autour de Najda b. Âmir à l’occasion d’une révolte en Arabie vers 682. S’ils rejettent l’isti’rad, le meurtre religieux, ils préconisent eux aussi la prise du pouvoir par la force. Ainsi, en 685, ils parviennent à s’emparer du Bahreïn, d’Oman et d’une partie du Yémen. Najda est finalement assassiné et son groupe se retrouve condamné, à l’image des azraqites, à la quasi-disparition à la fin du VIIème [10].

Les sufrites, apparus en Irak à la fin du VIIème, ils vont perdurer jusqu’au siècle suivant en se développant au Maghreb occidental [11]. La doctrine sufrite adoucie radicalement la pensée azraqite, en condamnant l’isti’rad et en affirmant qu’il n’est pas possible d’être exclu de la communauté des croyants pour des fautes mineures. Le sufrisme, ayant séduit une partie des populations berbères d’Afrique du Nord, a servi de prétexte à d’importantes révoltes contre le pouvoir califal, notamment dans les années 740 [12]. Ces soulèvements ont abouti à la formation de plusieurs royaumes sufrites, tels que celui de Tlemcen, en Algérie (742-789), et ceux de Tâmasnâ (744-1058) et de Sijilmasa (757-909) au Maroc [13].

Les ibadites sont parmi les derniers khâridjites à être apparus, et les seuls à exister encore de nos jours. Apparus au début du VIIIème siècle en Irak, ils s’emparent du Yémen en 756 puis d’Oman en 749. Vers la fin du siècle, l’ibadisme parvient à se muer en doctrine d’Etat et à former, à l’instar du sufrisme, la base religieuse de nouveaux royaumes. Ainsi, Abd al-Raḥmân b. Rustum inaugure en 761 la dynastie des Rostémides au centre du Maghreb (761-910) [14]. et un Oman devient un royaume ibadite [15]. Les ibadites ne considèrent pas les autres musulmans comme des infidèles et reconnaissent l’efficacité du repentir après un péché grave [16]. Parmi les branches les plus tolérantes du khâridjisme, l’ibadisme n’en prône pas moins une intransigeance politique et un rigorisme moral importants [17].

Une ou des doctrines khâridjites ?

Malgré la scission du khâridjisme en de multiples branches aux doctrines très différentes, il est possible de distinguer les éléments communs à la plupart des groupes. Ce qui semble caractériser les khâridjismes, du moins à l’époque médiévale, est leur radicalisme politique et leur activisme violent. Une autre interprétation de l’étymologie du mot khâridjisme serait d’ailleurs la sortie non pas seulement du parti d’Ali mais également sur le champ de bataille. Selon la sourate 9 du Coran, le terme kharaja s’oppose en effet à celui de qa’ada (« rester chez soi dans l’inaction »), et les khâridjites auraient pu l’interpréter à leur compte en stigmatisant les « mauvais musulmans » qui ne sortaient pas de chez eux pour défendre leur religion [18].

Dans la mesure où la doctrine khâridjite insiste sur la nécessité des œuvres (actions humaines) pour la reconnaissance de la foi, le croyant doit avoir un comportement exemplaire et le péché est sévèrement puni (l’ampleur de la punition variant selon chaque mouvement khâridjite) [19]. En outre, les khâridjites ont élaboré un système égalitariste au sein de leurs communautés. Dès lors, le rôle des croyants est d’élire au rang de calife celui qui en est le plus digne, quelle que soit son origine sociale, et même s’il est un esclave [20].

Ce point de la doctrine s’est avéré révolutionnaire dans les premiers temps de l’islam où les dirigeants étaient souvent sélectionnés selon des logiques aristocratiques. Selon les khâridjites, personne ne devrait être au-dessus des lois islamiques. Ainsi, certains d’entre eux sont allés jusqu’à rejeter la doctrine coranique de l’impeccabilité (évoquée au verset 135 de la sourate 4, elle précise que les prophètes ne peuvent se tromper dans la transmission du message divin) puisqu’ils sont prêts à excommunier un prophète qui aurait commis un péché, même s’il est véniel [21].

Parallèlement, le khâridjisme cultive une certaine ambiguïté. Si son rigorisme oblige les musulmans à faire preuve d’irréprochabilité et d’éviter le plus possible de pécher sous peine d’être parfois considérés comme des apostats (des individus qui ont renoncé à leur religion), il incite souvent à la tolérance envers les dhimmi (les Juifs et les Chrétiens) [22].

Dans la mesure où le khâridjisme a développé une vision élective et collégiale du pouvoir couplée d’un puritanisme moral, il serait à rapprocher, selon Anne-Marie Delcambre, du protestantisme chrétien, et notamment du calvinisme. Les khâridjites ont en effet refusé l’autorité des Omeyyades tout comme les protestants ont remis en cause la légitimité du Vatican. Dès lors, si le khâridjisme a séduit les Bédouins rebelles d’Arabie ainsi que les Berbères insoumis d’Afrique du Nord, c’est parce qu’il incarnait l’insurrection politique et l’intransigeance religieuse « des gens des déserts face à la politique sunnite ou chiite, plus citadine, plus souple, mais aussi […] plus corrompue, trop soucieuse de modération et de compromis voire de compromission » [23].

Le khâridjisme aujourd’hui

Aujourd’hui, les derniers khâridjites sont représentées par la branche ibadite. Cette dernière est surtout présente à Oman, le seul pays à majorité ibadite (75% de la population). D’autres communautés se sont implantées principalement en Algérie (région du Mzâb) [24] mais également au Zanzibar, en Libye (dans le Djebel Nafûsa et à Zuwâra) et en Tunisie (l’île de Djerba).

Les communautés ibadites dans le monde musulman

A Oman, un Etat autoritaire et centralisé s’est mis en place au XXème siècle, à rebours du système politique démocratique et collégial qui était préconisé par les premiers khâridjites. A partir de la découverte de gisements de pétrole en 1967, le pays entame un développement économique et social. En 1970, le sultan Qabus ibn Saïd renverse son père jugé tyrannique et met peu à peu en place un modèle politique et religieux original. Il promeut une vision consensuelle de la société omanaise, où les musulmans prient dans les mêmes mosquées quel que soit leur courant religieux, et où l’islam ibadite est à la fois intégrateur et en phase avec la modernité [25]. Au niveau international, le sultanat d’Oman se pose en médiateur des puissances régionales. Seul Etat riverain du Golfe persique à avoir maintenu des relations proches avec l’Iran depuis la révolution islamique de 1979, Oman cherche également à renforcer les liens au sein du Conseil de Coopération du Golfe. Le sultan Qabus, à travers sa politique pragmatique et multipolaire, vise à pacifier la région tout en maintenant son indépendance [26].

Dans le Mzâb en Algérie, les ibadites vivent repliés autour de villes très anciennes telles que Ghardaïa. Classée au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1982, la région est devenue un laboratoire d’une nouvelle forme de tourisme plus respectueux des réalités culturelles locales [27]. Cependant, la présence d’importants gisements de pétrole a entraîné un afflux de population dans la région, et les ibadites n’y représentent plus la majorité des musulmans [28]. Les croyants n’en conservent pas moins l’aspect rigoriste du khâridjisme, et considèrent leur territoire comme sacré. Le droit mozabite demeure ainsi très strict. En effet, l’une des plus sévères sanctions est l’exclusion de la communauté, ce qui s’apparente pour les habitants à une véritable excommunication [29].

L’île de Djerba, en Tunisie, est devenue depuis les années 1980 un des hauts lieux du tourisme de masse. La communauté ibadite maintient toutefois sa présence, et peut se targuer de disposer d’un patrimoine très riche, notamment en ce qui concerne l’architecture sacrée et les manuscrits. Quant aux communautés berbères ibadites de Libye, durement réprimées tout au long du régime de Mouammar Khadafi (1969-2011), elles ont participé à la prise de Tripoli lors de la guerre civile [30]. Enfin, dans l’archipel du Zanzibar, au large de la Tanzanie, l’influence de l’ibadisme d’Oman s’y est étendue depuis le XVIIIème siècle. En devenant la religion de nombreux marchands et propriétaires fonciers, l’ibadisme s’était aménagé une place aux côtés du sunnisme. Cependant, en 1964, lors de la fusion de Zanzibar avec la Tanzanie, les ibadites représentaient uniquement 3% de la population [31]. La pression démographique des sunnites a peu à peu aboutie à la transformation de l’architecture des mosquées ibadites afin de les faire correspondre au style sunnite [32].

Ainsi, que ce soit au Mzab ou à Oman, les deux principales communautés ibadites, les khâridjites d’aujourd’hui ont encore le sentiment d’appartenir à « un peuple élu » qui se doit de faire preuve d’irréprochabilité morale. Le salut doit être mérité en priant, en travaillant durement et en évitant le plus possible de commettre des péchés [33]. L’austérité parfois extrême de l’ibadisme ne l’empêche pas de prôner le dialogue et la coopération avec les autres religions. Certains ibadites nient d’ailleurs aujourd’hui leur affiliation au khâridjisme, jugé trop marqué par l’extrémisme et l’intolérance des azraqites. Le khâridjisme a subi jusqu’à nos jours les critiques d’historiens musulmans très souvent hostiles à son égard et prompts à le classer comme une hérésie. Dès lors, le terme même de khâridjisme s’en retrouve profondément stigmatisé et écarté, au point où l’ibadisme moderne est parfois présenté comme la cinquième école du sunnisme (madhbab) [34].

Lire également :
 Hichem Djaït, La Grande Discorde, Religion et politique dans l’Islam des origines
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 Sunnites et chiites à l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècles)
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 Sultanat d’Oman de 1956 à 1977

Notes :

Publié le 10/06/2015


Simon Fauret est diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Toulouse (Relations internationales - 2016) et titulaire d’un Master 2 de géopolitique à Paris-I Panthéon Sorbonne et à l’ENS. Il s’intéresse notamment à la cartographie des conflits par procuration et à leurs dimensions religieuses et ethniques.
Désormais consultant en système d’information géographique pour l’Institut national géographique (IGN), il aide des organismes publics et privés à valoriser et exploiter davantage les données spatiales produites dans le cadre de leurs activités (défense, environnement, transport, gestion des risques, etc.)


 


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