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Le projet de construction d’une ligne reliant Constantinople à Bagdad et plus généralement l’Europe au Golfe persique connue sous l’appellation de Bagdadbahn a constitué un enjeu diplomatique qui a retenu l’attention des chancelleries européennes pendant les dernières années du 19ème siècle et fait l’objet de longues et intenses négociations entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne d’une part, mais aussi avec la France et la Russie. Les principaux enjeux étaient bien évidemment stratégiques et politiques, mais aussi financiers et commerciaux. Il s’agira dans un premier temps de situer le projet du Bagdadbahn dans une continuité historique puis dans un second temps de décrire les étapes de son développement.
Pour la Grande-Bretagne, le contrôle des voies de communications entre l’Europe et l’Inde représentait un enjeu de première importance. L’existence d’un tel projet s’inscrivait dans une longue réflexion sur la nature du système britannique permettant de relier les différentes composantes de l’Empire, les deux options débattues étant la route terrestre (the overland route to India), ou la voie maritime.
Cette option fit l’objet d’un débat approfondi après la publication du rapport de Francis G, Chesney sur l’intérêt de développer une liaison entre la Méditerranée et Bagdad en suivant le long de la vallée de l’Euphrate (1). L’avantage principal était le gain de temps nécessaire pour effectuer le voyage entre l’Inde et Londres, le second élément à prendre en compte résidait dans la possibilité de développer des relations commerciales, le troisième point était l’atout stratégique et militaire. Une telle liaison facilitait le transport rapide de troupes, permettait de défendre la frontière turque contre la menace russe et pouvait favoriser la régénération politique de la Turquie. D’autre part, dans la perspective de sécurisation du réseau impérial de communications, l’existence de ce lien terrestre permettait de ne pas être totalement dépendant du canal de Suez et d’éviter l’éventualité d’un blocage (2). Un autre avantage du lien terrestre résidait dans le fait qu’en raison de sa suprématie navale, la Grande-Bretagne pouvait en contrôler les deux extrémités depuis Chypre et le Golfe Persique. Tout ceci mettait Bagdad en relation directe avec un port sur la Méditerranée, permettait de renforcer la cohésion de l’Empire et d’assurer la complémentarité des voies de communications (3).
Malgré ces arguments, la Grande-Bretagne, particulièrement après 1882 et la prise de contrôle du canal de Suez, choisit l’option de la route maritime. La mise en service du canal avait permis de raccourcir le temps nécessaire pour relier l’Europe et l’Inde. Ce choix était justifié par la maitrise des océans. La Grande-Bretagne considérait en effet qu’elle n’était une puissance mondiale qu’en raison de sa suprématie navale, et que sa marine était l’instrument essentiel lui permettant de maintenir la cohésion de l’Empire. Le canal de Suez devenait un des pivots de ce dispositif impérial. La sécurité des communications maritimes en Méditerranée en général et pour ce qui concernait le canal de Suez en particulier dépendait de la capacité de la Royal Navy à en contrôler les parties orientales et occidentales à partir de Malte, de Gibraltar et de Chypre (4). La prépondérance accordée à la route maritime via le canal de Suez correspondait également à des considérations politiques et diplomatiques. En 1897, Salisbury, après le refus du Cabinet britannique d’intervenir à Constantinople, avait clairement fait savoir que l’axe principal de la défense des communications impériales passait par l’Egypte et qu’en conséquence la Grande-Bretagne n’avait pas lieu de chercher à promouvoir le développement d’une liaison terrestre entre l’est et l’ouest (5).
L’effacement relatif de la Grande-Bretagne en Turquie devait permettre à l’Empire allemand d’y renforcer ses positions commerciales, diplomatiques et militaires au point d’apparaitre comme le plus fidèle allié du Sultan. L’Allemagne devenait le partenaire idéal accompagnant la politique de mise en valeur de régions de l’Anatolie, ainsi que les entreprises de développement des régions arabes de Syrie et de Mésopotamie et de modernisation des infrastructures de l’Empire ottoman (6). En novembre 1881, une mission diplomatique turque à Berlin offrit à l’Allemagne la possibilité d’investir dans la construction d’une liaison ferroviaire entre Constantinople et Bagdad. En 1888, année où la ville de Constantinople fut reliée au réseau est-européen, le gouvernement turc octroya une concession à un groupe financier allemand emmené par la Deutsche Bank l’autorisant à racheter la ligne Haidar-Pacha-Ismidt avec la possibilité d’un prolongement jusqu’Angora (Ankara). Une garantie kilométrique de 10.300 francs était assurée pour le premier tronçon et portée à 13.000 francs pour la ligne à établir jusqu’Ankara (7). La Société ottomane des chemins de fer d’Anatolie fondée par la Deutsche Bank de Berlin et la Wurttembergische Vereinsbank de Stuttgart trouvèrent en Allemagne les capitaux nécessaires à l’établissement de la nouvelle ligne qui fut mise en service 4 ans plus tard. En 1893, une nouvelle convention fut signée pour la construction d’une ligne entre Eski-Shehr (localité située à mi-chemin entre Haidar-Pacha et Ankara) et Konia qui fut achevée en 1896. La ligne devait être prolongée jusque Bagdad dès qu’elle dégagerait suffisamment de bénéfices pour se passer d’une garantie financière du gouvernement (8). La concession comportait également une option pour la construction d’une ligne en direction de Césarie (Kaisarieh) avec prolongement éventuel par Sivas, Djiabakir jusqu’à Bagdad (9).
En 1898, le voyage de Guillaume II à Constantinople consacra le dynamisme de l’Allemagne dans l’Empire ottoman et la place éminente qu’elle occupait dans les entreprises de développement de voies ferrées d’importance stratégique, tant pour des raisons militaires que commerciales. La suite immédiate de cette visite fut la concession accordée pour la construction du terminal de Haidar-Pacha (gare et port), et la signature d’une convention préliminaire le 23 décembre, confirmée par la suite par l’iradé impérial du 18 mars 1903, qui accordait à la Société ottomane des chemins de fer d’Anatolie la construction d’une voie reliant Konia à Bagdad pour une durée de 8 ans.
La convention du 5 mars 1903 concédait pour 99 ans à la Compagnie du chemin de fer de Bagdad (avec comme actionnaire principal la Société ottomane des chemins de fer d’Anatolie) la construction et l’exploitation d’une ligne reliant Konia à Bassora via Adana, Mossoul, et Bagdad et comprenant des lignes secondaires vers Alep, Urfa, Khanikin ainsi qu’un débouché sur le Golfe à définir ultérieurement. La convention octroyait en outre des droits exclusifs concernant l’exploitation des ressources minières et minérales sur une bande de 20 kilomètre des deux côtés de la voie, la construction des infrastructures portuaires à Bagdad, Bassora ainsi que terminus sur le golfe.
La construction de la ligne fut rendue longue et difficile par l’existence de deux chaines de montagne, le Taurus et l’Amanus et d’un fleuve, l’Euphrate qui nécessitèrent d’importants travaux de nivellement, de percements de tunnels et de constructions d’ouvrages d’art dans un environnement dépourvu des infrastructures permettant l’acheminement du matériel et des équipements nécessaires à l’achèvement du projet (10). La solution adoptée fut de construire simultanément les tronçons d’exécution facile qui furent ensuite reliés entre eux en faisant traverser à la voie les régions montagneuses. A la veille de la Première Guerre, la ligne fonctionnait depuis la gare de Haidar-Pacha sur le Bosphore via Konia jusqu’aux contreforts du massif du Taurus, puis à partir de l’autre versant jusqu’aux montagnes de l’Amanus. Après une interruption de près de 150 kilomètres, les trains circulaient jusqu’Alep et au-delà atteignaient le chantier du pont de Jerablus sur l’Euphrate. Un autre tronçon était en service entre Bagdad et Samarra (11).
La Grande-Bretagne se retira du projet en mars 1903. L’importance stratégique de la ligne reliant la Méditerranée au Golfe persique, la participation financière de sociétés allemandes et françaises, l’implication des gouvernements ottomans, allemands, français et britanniques avait rapidement transformé une opération commerciale en un enjeu diplomatique majeur qui, de 1903 à 1913, fut l’objet de négociations ininterrompues entre la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la Turquie (12).
Notes :
(1) Francis G. Chesney, On the Political, Military and Commercial Importance of the Euphrates Route to India, Journal of the United Services Institute, vol 1, (1857), pp.147-165. On trouvera l’ensemble des travaux de l’expédition dans : Sir Francis Chesney, Narrative of the Euphrates Expedition, carried on by order of the British Government during the years 1835,1836,1837.
(2) W. P. Andrew, The Euphrates Valley Route to India in Connection with the Central Asian and Egyptian Questions, Londres, 1887.
(3) J.B. Fell, On the Necessity of an Improved Means of Communication with India by the Euphrates Valley Route, Journal of the Royal United Services Institute, n° 124, (1884), pp.307-327 : “A railway from the Mediterranean to the head of the Persian gulf is but a modern term for the main connecting land link between the East and the West. The main line appears to be coincident with a portion of the shortest line between England and India […], a central, safe and a remunerative line along which we may co-operate with other States for the development of commerce and civilization.”
(4) Memorandum on Naval Policy, 13 October 1896, cité dans Marden, The Anatomy of British Sea Power,
(5) J.A.J. Grenville, Lord Salisbury and Foreign Policy. The Close of the Nineteenth Century, Londres, 1964, p. 30 : “I confess that since two years back, the Cabinet refused me leave to take the Fleet up the Dardanelles, because it was impracticable, I have regarded the Eastern Question as having little interest for England. […]This is the only policy which seems to me left by the Cabinet’s decision to which I have referred- to strengthen our position on the Nile (to its source) and withdraw as much as possible from all responsibilities at Constantinople.”
(6) Ulrich Trumpener, Germany and the End of the Ottoman Empire, in The Great Powers and the End of the Ottoman Empire, edited by Marian Kent, Londres, 1984, pp.237, p. 114.
(7) André Chéradame, Le Chemin de Fer de Bagdad, Paris, Plon, 1903, p. 21
(8) Shereen Khairallah, Railways in the Middle East, 1865-1948, Political and Economic Background, Librairie du Liban, 1991, pp.231, p.54.
(9) Chéradame, p.22.
(10) Sylvestre Mauperthuis, Les Voies Ferrées en Asie Mineure et le Train de Bagdad, La Science et la Vie, n° 15, mars 1916. L’article comprend quelques illustrations et photographies des ouvrages d’art (viaducs, tunnels percés lors de la traversée du Taurus ainsi que le chantier du pont sur l’Euphrate à Jerablus).
(11) Trumpener, p. 117.
(12) Khairallah, p.71.
Yves Brillet
Yves Brillet est ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de Saint Cloud, agrégé d’Anglais et docteur en études anglophones. Sa thèse, sous la direction de Jean- François Gournay (Lille 3), a porté sur L’élaboration de la politique étrangère britannique au Proche et Moyen-Orient à la fin du XIX siècle et au début du XXème.
Il a obtenu la qualification aux fonctions de Maître de Conférence, CNU 11 section, a été membre du Jury du CAPES d’anglais (2004-2007). Il enseigne l’anglais dans les classes post-bac du Lycée Blaringhem à Béthune.
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