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Pour les Libanais nostalgiques du passé, l’évocation du mandat du président Camille Chamoun fait rejaillir les réminiscences d’un âge d’or. La chronique mondaine en a retenu quantité de photographies en noir et blanc fixant pour la postérité l’image d’un président et d’une première dame d’une élégance extrême, recevant au Liban des hôtes de marque comme le chah d’Iran et l’impératrice Souraya, inaugurant en juillet 1955 le festival international de Baalbeck créé par leurs soins, et donnant en octobre 1957 le coup d’envoi aux jeux panarabes en présence du roi Séoud dans une cité sportive flambant neuf qui porte le nom du chef de l’Etat.
L’élection de Camille Chamoun en 1952 à la présidence de la République libanaise est un véritable plébiscite. Pourtant, en 1958, il quitte le pouvoir à l’issue d’une guerre civile qui secoue gravement le Liban, mettant aux prises deux parties aux positions inconciliables. Les enjeux du conflit armé qui se déclenche au printemps 1958 et prend fin à la mi-août avec le débarquement des Marines américains à Beyrouth se définissent dans le contexte international de l’époque : si la volonté prêtée au président Chamoun de proroger son mandat a alimenté la crise qui secoue le pays, la situation internationale et régionale a servi de toile de fond à la naissance de l’état de belligérance.
Après avoir évoqué les circonstances dans lesquelles le président Chamoun accède à la présidence, nous exposerons dans cette première publication certains traits de politique interne qui ont marqué son mandat. Nous aborderons également des questions plus particulières qui concernent les relations libano-syriennes. Enfin nous développerons plus en détail dans une seconde publication la situation régionale et internationale et ses retombées sur le cours et l’épilogue du mandat Chamoun.
En 1952, Camille Chamoun est porté à la magistrature suprême par une vague populaire qui chasse littéralement du pouvoir son prédécesseur Béchara el-Khoury. Le régime de ce dernier avait conduit le Liban à s’affranchir de la tutelle mandataire de la France en 1943, mais, au fil des années, il avait dévié dans des pratiques de népotisme et de corruption qui ont culminé avec les élections législatives controversées du printemps 1947, puis la reconduction du mandat présidentiel le 29 mai 1948 [1]. Dès lors, une vaste opposition se constitue contre le régime el-Khoury sous le nom de Front socialiste et national (FSN). Elle décrète une grève générale suivie massivement à partir du 15 septembre 1952, et qui aboutira trois jours plus tard au départ du chef de l’Etat.
Camille Chamoun devient président de la République libanaise le 23 septembre 1952. Son principal concurrent, le député du Nord-Liban Hamid Frangié (qui dispose de l’appui de la France), accepte de retirer sa candidature suite à une médiation entreprise par un député du Sud-Liban, Joseph Salem. C’est donc un candidat unique qui recueille les suffrages des députés libanais.
Le nouveau président est né en 1900 à Deir-el-Qamar. Avocat de carrière, il devient député pour la première fois en 1926 sur les listes du Bloc Constitutionnel de Béchara el-Khoury. Il a occupé de nombreuses fonctions officielles, notamment celle de ministre de l’Intérieur au sein du gouvernement formé par Riad el-Solh au lendemain des élections de 1947. Il rejoint l’opposition suite à la reconduction du mandat du président el-Khoury. Sa candidature a reçu l’aval de Kamal Joumblatt et des notabilités sunnites et chiites, ainsi que l’encouragement de la Syrie d’Adib Chichakly et de la Grande-Bretagne. D’ailleurs, à l’époque du mandat, le haut-commissaire Catroux en poste à Beyrouth le qualifiait d’ « agent britannique (…) créature de la Grande-Bretagne » [2]. Cette réputation d’agent britannique le suivra toute son existence durant.
Sitôt élu, le nouveau président s’attelle à la tâche de former un gouvernement. Ses alliés du FSN, par la voix de Kamal Joumblatt, exigent la majorité des portefeuilles ministériels en rétribution à leur appui. Le nouveau président est conscient de sa dette envers eux, mais il sait par ailleurs que la Chambre des députés compte une majorité de partisans du régime précédent qui n’apporteront pas le soutien nécessaire à un gouvernement qui ne sort pas de leurs rangs. Le président Chamoun renonce à des élections législatives anticipées, après dissolution de la Chambre, de peur qu’elles ne troublent l’atmosphère de concorde qui règne dans le pays. C’est ainsi qu’il est amené à former un gouvernement restreint, extra-parlementaire et composé de technocrates, qui s’attaque aux dossiers les plus pressants de la politique intérieure libanaise : réorganisation d’une administration pléthorique et corrompue, création d’un Conseil supérieur de la magistrature afin d’assurer l’indépendance du pouvoir judiciaire, rétablissement de la liberté de la presse, et promulgation d’une nouvelle loi électorale.
La nouvelle loi électorale publiée le 6 novembre 1952 rend obligatoire la participation des citoyens aux scrutins et autorise le vote des femmes. Si ces dispositions sont très bien accueillies, les autres le sont moins. Ainsi, le nombre de députés est réduit de 77 à 44, et la nouvelle délimitation des circonscriptions électorales prive certains notables de leurs alliés traditionnels et affaiblit leur influence dans un sens considéré comme favorable au chef de l’Etat [3]. Du coup, les alliances tissées en vue de renverser le président el-Khoury se délitent et le FSN se désagrège. Le leader druze Kamal Joumblatt devient le principal détracteur du président Camille Chamoun, l’accusant notamment de pratiquer un pouvoir personnel.
Le président syrien Adib el-Chichakly est le premier chef d’Etat arabe à rendre visite au président Chamoun nouvellement élu, dès le 28 septembre 1952 [4]. A Beyrouth, il aborde la question de l’union économique syro-libanaise, un projet qui ne fait pas l’unanimité au Liban. Il est décrié notamment par les industriels et les commerçants qui craignent qu’une telle union n’oblige l’économie libérale du Liban à s’aligner sur le dirigisme syrien.
A partir du mois d’octobre 1952, des pourparlers difficiles s’engagent entre les gouvernements syrien et libanais, alors qu’au Liban une vive querelle oppose les partisans de l’union économique (les unionistes) et ses détracteurs (les isolationnistes). Le 10 mars 1953, la Chambre libanaise des députés ratifie un accord provisoire défini pour une période d’un an. Le texte instaure la liberté d’échange de la production nationale agricole et animalière et soumet le commerce de produits industriels à une catégorisation stricte. La Syrie protège son industrie et son marché du travail, interdisant aux Libanais de travailler ou d’investir des capitaux sur son sol, tout comme elle conserve le contrôle exclusif de son commerce extérieur. Le 25 mars 1954, l’Assemblée nationale libanaise décide de prolonger de six mois l’accord économique syro-libanais. De son côté, le pouvoir syrien est absorbé par la situation interne créée par le départ du pouvoir du colonel Chichakli à la suite d’un nouveau coup d’Etat et ne prend aucune mesure.
Outre les questions d’ordre économique, un autre contentieux crée un climat de tension entre le Liban et la Syrie. Le Liban se présente dans les années 50 comme un pays relativement privilégié par rapport à ses voisins arabes. L’alternance du pouvoir s’y exerce de manière presque régulière, du moins sans effusion de sang ; le mouvement populaire qui a renversé le régime du président Béchara el-Khoury s’est distingué par son caractère pluraliste, civil et non-violent ; enfin, la liberté d’expression dont jouissent les journalistes fait la singularité de Beyrouth par rapport aux autres capitales arabes. C’est donc naturellement au Liban que trouvent refuge les hommes politiques syriens chassés par des coups d’Etats ainsi que diverses personnalités exilées par les pouvoirs en place. Ils adoptent Beyrouth comme nouveau lieu de résidence ou y transitent avant de partir sous d’autres cieux, ce qui provoque des mesures de rétorsion de la part du pouvoir syrien, comme la fermeture inopinée des frontières ou l’interdiction des produits en provenance du Liban.
Lire la partie 2 :
Le mandat du président Camille Chamoun (1952-1958) : Le Liban dans la tourmente des relations internationales (2/2)
Notes :
Yara El Khoury
Yara El Khoury est Docteur en histoire, chargée de cours à l’université Saint-Joseph, chercheur associé au Cemam, Centre D’études pour le Monde arabe Moderne de l’université Saint-Joseph.
Elle est enseignante auprès de la Fondation Adyan, et consultante auprès d’ONG libanaises.
Notes
[1] Ce même mois de mai 1948 a vu naître l’Etat d’Israël, proclamé le 15 mai, dans la foulée de la fin du mandat britannique sur la Palestine. A l’instar des autres voisins arabes de la nouvelle entité étatique, le Liban est déjà en guerre contre elle au moment où le président el-Khoury est reconduit dans ses fonctions.
[2] Cité in AMMOUN Denise, Histoire du Liban contemporain, T. 1, Ed. Fayard, Paris, 1997, p : 437.
[3] Le juriste Michel Chiha, « père de la Constitution libanaise », écrit le 15 avril 1953 dans le quotidien Le Jour ces lignes riches en enseignements pour l’ensemble de l’histoire contemporaine du Liban : « Une loi fondamentale de la vie publique libanaise est celle-ci : tout ce que les institutions politiques perdent au Liban, c’est le confessionnalisme qui le gagne. […] Affaiblissez la Chambre, affaiblissez le gouvernement, ou les deux, et tout de suite la notion de communauté confessionnelle se substitue à la notion de citoyenneté. Vous ne sortez de la Chambre que pour rentrer dans le sanctuaire. […] Toucher au Liban à la représentation politique à base confessionnelle, c’est susciter les associations confessionnelles à base politique » (cité in Denise Ammoun, Histoire du Liban contemporain, T. 2, Ed. Fayard, Paris, 2004, p : 162).
[4] Il est le troisième militaire qui arrive au pouvoir en Syrie à la suite d’un coup d’Etat, au cours de l’année 1949. Le premier est Husni Zaïm qui prend le pouvoir le 30 mars, avant d’être renversé le 14 août par Sami Hennaoui qui, à son tour, sera renversé le 19 décembre par Adib Chichakli qui met en place une dictature à partir d’octobre 1951.
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