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Le port de Duqm (sultanat d’Oman) : futur point stratégique du Golfe (2/2) ?

Par Justine Clément
Publié le 16/09/2022 • modifié le 16/09/2022 • Durée de lecture : 9 minutes

DUQM, OMAN : Illustration pictures shows an aerial view on the Duqm Sea Port on the sixth day of an economic mission of Belgian Princess Astrid to the Kingdom of Saudi Arabia and the Sultanate of Oman from 14 to 21 March, Thursday 20 March 2014 in Duqm, Sultanate of Oman.

REGGY VERMEULEN / BELGA MAG / Belga via AFP

Lire la partie 1

II. Le port de Duqm : un projet au cœur des « Nouvelles Routes de la Soie » chinoises – expansion scrutée par ses rivaux américains et indiens

Le port de Duqm a d’abord été stratégiquement investi par la Chine, qui cherche à multiplier ses points d’appuis sur ses routes commerciales. Cette expansion a immédiatement alerté l’Inde – qui voit en la présence chinoise une menace pour sa sécurité et sa stratégie « Look West » au Moyen-Orient [1] – et les États-Unis, qui renouent des liens avec une région dont ils se désengagent depuis l’arrivée au pouvoir de Barack Obama (2009).

A. Expansion économique et stratégique chinoise : Duqm, troisième pièce du puzzle après Gwadar et Djibouti ?

Les relations entre la Chine et Oman ont connu plusieurs phases. Elles émergent d’abord dans un climat de méfiance, notamment lors du soulèvement armé dans le Dhofar – province méridionale d’Oman – entre 1964 et 1976. Le conflit est particulièrement impacté par l’implication du gouvernement communiste de la République démocratique populaire du Yémen, qui a fait appel au soutien d’autres pays communistes. Ainsi, la Chine, Cuba, la Corée du Nord et l’Union soviétique rejoignent le Yémen [2] et Pékin fournit des aides financières et militaires aux rebelles omanais. À la fin de la rébellion, Oman reconnaît tardivement la République populaire de Chine, en 1978. En 1983, le sultanat est le premier pays arabe à exporter du pétrole vers la Chine, énergie qui est au cœur des relations sino-omanaises contemporaines [3]. La puissance chinoise est aujourd’hui le plus grand marché de pétrole pour Oman, qui y envoie près de 70 % de ses exportations de brut (2017) [4]. À partir de 2008, les relations entre Mascate et Pékin prennent une nouvelle tournure. Les navires de guerre de l’Armée populaire de libération (PLAN) chinoise sont déployés dans le golfe d’Aden pour réprimer la piraterie et le port de Salalah devient une base logistique importante pour l’armée. L’emplacement d’Oman, et plus particulièrement de Duqm, est important pour la Chine, car il ouvre une nouvelle porte vers l’Afrique de l’Est. Depuis les années 2000, la Chine développe de nombreuses infrastructures en Afrique – en témoigne la création du Forum de coopération sino-africain, en 2000.

Plus précisément, le Sultanat d’Oman rejoint en 2018 l’initiative des « Nouvelles Routes de la Soie », et devient le premier point d’appui chinois dans le Golfe. La Chine prévoit d’investir 10,7 milliards de dollars dans le projet et a déjà loué près de 11km2 de terrain dans le centre économique de Duqm, afin d’y développer ses infrastructures [5]. Pour ce faire, la Chine délègue l’implantation dans la zone à l’entreprise Oman Wanfang. Créée en 2016, elle est sous la direction de China-Arab Wanfang Investment Management et est chargée de gérer les investissements et l’installation de compagnies chinoises et internationales en Oman. Près de dix projets ont déjà été validés par la filiale, pour une valeur estimée à plus de 3 milliards de dollars [6]. Parmi eux, on retrouve notamment une usine de dessalement, une centrale électrique ou encore un hôtel 5 étoiles [7]. Cette expansion chinoise – si elle sert une volonté de développement économique partagée par Mascate et Pékin – s’insère dans une stratégie plus globale. Non loin du port omanais, Gwadar (Pakistan) et Djibouti (Corne de l’Afrique) ont déjà été investis par la Chine. Cette dernière loue depuis 2013, au Pakistan, le port de Gwadar et a obtenu le droit de l’exploiter jusqu’en 2059 [8]. De plus, Gwadar s’insère dans le cadre du projet du corridor économique Chine-Pakistan (CPEC), puisqu’il constitue la finalité de la route terrestre – qui prend comme point de départ la frontière sino-pakistanaise. En outre, à Djibouti, en 2017, l’ouverture de la base militaire chinoise sur le détroit de Bab el-Mandeb, en face des bases françaises, américaines et japonaises, inquiète les autres puissances mondiales. Positionné au milieu de ces deux ports stratégiques, Duqm offre donc à la Chine un nouveau point d’appui à mi-chemin et crée une « continuité » stratégique dans le sud de la péninsule Arabique [9].

La fragilité de l’économie nationale et la stratégie d’investissement moindre du pouvoir dans le port de Duqm peut laisser présager une dépendance grandissante d’Oman à l’égard de la puissance chinoise. La Malaisie et le Sri Lanka, qui ont aussi conclu de nombreux accords économiques avec la Chine, ont aujourd’hui contracté des dettes difficilement remboursables. Le modèle chinois séduit les pays rentiers, en quête de diversification économique, mais se pose de même comme alternative aux États-Unis, perçus comme « moins stables » (dans leurs alliances et engagements) que la Chine. Pourtant, face à la montée en puissance de sa présence dans le Golfe, les États-Unis, mais aussi l’Inde, tentent d’approfondir leur influence en Oman.

B. Une coopération accrue des États-Unis et de l’Inde : contenir l’expansion économique et militaire chinoise

Les États-Unis et Oman sont des alliés historiques. Le 21 septembre 1833, les deux pays signent le « Traité d’amitié et de commerce », scellant la première relation diplomatique entre les États-Unis et un pays du Golfe. La puissance américaine obtient dès lors, le statut de « nation la plus favorisée » de la part de Mascate et Zanzibar [10]. Les relations s’approfondissent d’autant plus en 1980, avec la signature d’un accord de coopération militaire. Ce dernier s’inscrit dans le contexte de la Révolution iranienne de 1979 et la « Crise des otages américains » (du 4 novembre 1979 au 20 janvier 1981). Lors de l’invasion du Koweït par l’Irak de Saddam Hussein, le sultanat d’Oman participe, aux côtés des États-Unis, à la coalition internationale [11] pour libérer son allié du Golfe. Sur le plan économique, les États-Unis et Oman signent le 19 janvier 2006 un Accord de Libre-Échange (ALE), qui entre en vigueur le 1er janvier 2009 [12]. Malgré des échanges en hausse, les États-Unis sont confrontés à un marché concurrentiel restreint, saturé par les réexportations des Émirats arabes unis et par des produits chinois à très bas prix. Concernant le port de Duqm et sur le plan militaire, les États-Unis signent le 24 mars 2019 avec le sultanat un accord cadre-stratégique. Ce dernier autorise la Vème flotte américaine, initialement basée à Manama (Bahreïn) [13], à accéder librement à Duqm. Désormais, le port omanais accueille et ravitaille les porte-avions et sous-marins nucléaires américains. En outre, Duqm est un port en eaux profondes, permettant aux navires américains de s’ancrer de manière rapprochée – ce qui est impossible à Manama [14]. Signé sous la présidence de Trump, cet accord permet donc aux États-Unis d’avoir plus de flexibilité en cas de conflit avec l’Iran. Il intervient précisément un an après le retrait des États-Unis de l’Accord sur le Nucléaire iranien (JCPoA) et l’accélération du développement nucléaire de Téhéran. Par ailleurs, la République islamique a plusieurs fois menacé le blocage du détroit d’Ormuz. Enfin, cet accord intervient dans un contexte où les États-Unis tentent de contenir l’influence chinoise au Moyen-Orient, région pourtant considérée comme la « chasse-gardée » de Washington [15].

De même que les États-Unis, l’Inde est aussi très préoccupée par la montée en puissance de la Chine au Moyen-Orient. Historiquement, le gouvernement britannique en Inde (1747-1957) établit des relations sécuritaires entre New Delhi et Oman. Le Raj britannique, en tant que protecteur des cheikhs du Golfe, assure la responsabilité des affaires étrangères et de la défense du sultanat au XIXème siècle [16]. Les deux pays coopèrent aussi fortement d’un point de vue économique. Crée en 2010, l’Oman-India Joint Investment Fund (OIJIF), partagé entre la State Bank of India (SBI) et le State General Reserve Fund (SGRF) d’Oman, investit dans de nombreux secteurs de l’économie indienne, pour près de 100 millions de dollars depuis 2011 [17]. À l’instar d’Oman Wanfang, l’entreprise indo-omanaise Sebacic Oman entreprend un projet de près de 1,2 milliard de dollars dans la ZES de Duqm, afin de créer la plus grande usine d’acide sébacique du Moyen-Orient [18]. En outre, un accord pour développer le projet « Little India », un complexe touristique à Duqm d’une valeur de 750 millions de dollars, a été signé par les deux pays [19]. Militairement, les deux pays se voient aussi liés. En 1972, ils signent un protocole militaire, qui permet le déploiement de la marine indienne à Oman. En 1984, le Premier ministre indien, Rajiv Gandhi, et le sultan omanais, Qabus, signent un nouveau protocole de coopération militaire, qui débouche notamment sur des exercices navals conjoints à partir de 1993 [20]. En février 2018, et au moment même où la Chine grandit son influence dans le Golfe, un accord bilatéral permet désormais à la marine de New Delhi d’utiliser les infrastructures de Duqm [21], afin d’entretenir ses navires. Oman reste le seul pays du Golfe avec lequel les trois branches de l’armée indienne – la Marine (exercice Naseem Al Bahr), l’armée de Terre (exercice Al Najah) et l’armée de l’air (exercice Eastern Bridge) – effectuent des exercices conjoints [22]. L’implantation de bases militaires à Djibouti et à Gwadar, de même que l’expansion économique grandissante de la Chine en Asie du Sud et au Moyen-Orient inquiète fortement l’Inde. Puissants partenaires économiques, l’Inde et la Chine sont aussi rivaux, notamment du fait d’un désaccord frontalier depuis 1962 (Ladakh, Himalaya) et du développement d’une économie ouverte sur le monde, similaire.

Enfin, en 2017, la Grande-Bretagne installe aussi sa base militaire à Duqm. En septembre 2020, le Ministre britannique de la Défense annonce investir 25,7 millions d’euros supplémentaires pour tripler la taille de son point d’ancrage [23], afin de « faciliter les déploiements de la Royal Navy dans l’Océan Indien » [24]. Oman, et plus particulièrement Duqm, est donc désormais au cœur de rivalités stratégiques. Par ailleurs, la diversification des alliances par le sultanat reste l’une de ses caractéristiques propres – toujours soucieux de maintenir une indépendance relative [25]. Au niveau régional, il entretient depuis longtemps des relations étroites avec l’Arabie saoudite et l’Iran, jouant à un jeu d’équilibriste. En 2018, la visite du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahu était un moyen pour Oman de montrer son respect à Washington – succès illustré par les partenariats établis dans le cadre du projet de Duqm [26]. Si cette habilité qualifie aujourd’hui la diplomatie omanaise, l’importance grandissante de Duqm peut laisser présager un difficile maintien de relations aussi profondes avec des puissances antagonistes.

Conclusion

Pour conclure, on voit donc que le port de Duqm revêt une importance stratégique sans précédent. D’un point de vue régional, il offre d’abord une alternative au détroit d’Ormuz –aujourd’hui point central des échanges commerciaux avec le Moyen-Orient – car donnant directement sur les eaux internationales. Pourtant, si le projet paraît prometteur, il fait l’objet de réticences. Le « Train du Golfe », initiative qui donnerait au port omanais une importance exceptionnelle, n’est encore que peu développé et les politiques de diversification économique propres aux membres du Conseil de Coopération du Golfe se font concurrence. En interne justement, le port de Duqm entre en parfaite cohérence avec le programme lancé par le gouvernement omanais pour réduire sa dépendance aux hydrocarbures. En insistant sur les secteurs de la logistique, du transport, de la pêche, du tourisme et de l’exploitation minière, Duqm peut rapidement devenir un point clé de l’économie omanaise – tout comme un point de tensions entre le pouvoir et les populations locales. En outre, l’importance stratégique de ce dernier a rapidement été comprise par la Chine, qui, dans le cadre de ses « Nouvelles Routes de la Soie », cherche à développer ses partenariats. Situé à mi-chemin entre Gwadar et Djibouti, il offre à Pékin une nouvelle ouverture vers l’Afrique de l’Est et l’Océan Indien. Cependant, cette expansion est surveillée de près par les États-Unis et l’Inde, qui la perçoivent comme une menace pour leurs intérêts propres. Les États-Unis, « puissance protectrice » du Moyen-Orient, tente donc de resserrer ses liens avec Oman, alors même que son désengagement de la région inquiète les puissances du Golfe. De son côté, l’Inde, rivale de la Chine, développe à son tour une coopération militaire et une politique d’investissements économiques similaire en Oman. L’évolution des rapports de force au sein de l’ancienne petite ville côtière de Duqm est à suivre de près.

Lire également :
 Entretien avec Thibaut Klinger – La modernisation du Sultanat d’Oman
 Entretien avec Camille Lons - Le détroit d’Ormuz : un détroit stratégique devenu théâtre de tensions
 Entretien avec Thierry Kellner - Que veut la Chine au Moyen-Orient ?
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Publié le 16/09/2022


Justine Clément est étudiante en Master « Sécurité Internationale », spécialités « Moyen-Orient » et « Renseignement » à la Paris School of International Affairs (PSIA) de Sciences Po Paris. Elle a effectué un stage de 5 mois au Centre Français de Recherche de la Péninsule Arabique (CEFREPA) à Abu Dhabi en 2021, où elle a pu s’initier au dialecte du Golfe. Elle étudie également l’arabe littéraire et le syro-libanais.
En 2022 et 2023, Justine Clément repart pour un an au Moyen-Orient, d’abord en Jordanie puis de nouveau, aux Émirats arabes unis, pour réaliser deux expériences professionnelles dans le domaine de la défense.


 


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