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Dans son article L’état intellectuel et moral de l’Algérie en 1830, Marcel Emerit souligne « la distance morale considérable » qui sépare les colons des Algériens lors de l’expansion coloniale française sous le règne de Louis-Philippe Ier (1830-1848) (1). L’historien français utilise le concept de « distance morale » comme une notion neutre et objective de différence culturelle, qui n’implique donc aucun jugement ni hiérarchie. L’historien français affirme que la date de 1848 est une rupture après laquelle on voit se développer une plus grande proximité entre les colonisateurs européens et les Algériens. Cette temporalité correspond à celle du décret du 30 septembre 1850, acte fondateur de la politique d’éducation française en Algérie. L’action publique à volonté pédagogique se déroule en premier lieu au sein les medersas ; des universités théologiques musulmanes qui offrent cependant des formations plus profanes comme celles des sciences. Ces structures d’éducation anciennes ont notamment joué un grand rôle dans le renouvellement des sciences islamiques depuis le Xème siècle. Pendant la colonisation française, des professeurs d’arabe formés en métropole sont chargés d’instaurer une éducation plus européenne. Outre leur rôle au sein de l’administration coloniale qui relève de d’enseignement, nous pouvons nous demander comment ces figures intermédiaires entre Algériens et Français ont pu contribué largement au mouvement scientifique qu’est l’orientalisme.
Dans son célèbre ouvrage, Edward Said, « en prenant la fin du XVIIIème siècle comme point de départ approximatif » analyse l’orientalisme comme une « institution spécialisée pour traiter avec l’Orient », ainsi qu’un mode occidental de domination et de restructuration de l’Orient (2). Cependant, il est légitime de se demander si toutes les formes de curiosité à propos de l’Orient étaient l’expression d’une domination ou d’un travestissement de l’Occident. Sophie Basch dans son ouvrage Les Sublimes Portes : d’Alexandrie à Venise, parcours dans l’Orient romanesque, critique cette lecture moraliste. Elle avance « qu’on ne peut réduire l’intérêt des Occidentaux pour l’Orient proche et moyen à un impérialisme culturel » (3). Si la nature coloniale du système français semble confirmer l’analyse de Said, nous verrons que l’agency des professeurs d’arabe des medersas algériennes permet de soutenir la vision d’un orientalisme plus scientifique.
Avant de nous pencher sur cette question, nous allons pourtant revenir sur l’histoire des medersas musulmanes depuis la dynastie persanophone des Seldjoukides (1037-1194) et sur l’institutionnalisation des medersas algériennes par la France dans la seconde moitié du XIXème siècle. En quoi les medersas en Algérie pendant la colonisation française sont des centres d’étude uniques résultant d’une histoire scientifique musulmane riche et d’une stratégie colonisatrice administrative menée depuis Paris ?
Dans un premier temps nous étudierons le passage dans la sphère publique des medersas dans l’empire musulman des Seldjoukides. Ensuite, nous analyserons le rôle de centre de recherche scientifique que jouent les medersas dans la ville du Caire au XIVème siècle. Enfin, nous détaillerons chronologiquement la mise en place du système français des medersas dans l’Algérie coloniale.
Le terme de Medersa désigne tout d’abord un lieu d’enseignement en général. Son sens évolue ensuite, au Xème siècle, pour prendre celui d’école. Sous l’Empire abbâsside, les medersas étaient privées et tenaient séance au domicile même des professeurs. Ces institutions deviennent publiques lorsque Nizam-al Mulk (1018-1092), vizir des sultans seldjoukides Alp Arslan et Malik Shah Ier, préconise l’utilisation de ces écoles comme un instrument pédagogique qui permettrait à l’Etat de mieux encadrer l’éducation notamment, politique et religieuse. Les medersas jusque là privées sont donc transformées en institutions d’Etat dont les professeurs sont directement nommés par le gouvernement seldjoukide. Le but de ces institutions est alors double : tout d’abord former des fonctionnaires selon les critères étatiques mais aussi participer à la renaissance de l’orthodoxie musulmane. La confrontation historique des croisades intensifie ce mouvement dans les medersas. En effet, l’affrontement loin d’être uniquement matériel, se base aussi sur une rivalité théologique de nature théorique. Ainsi, les medersas et ce dès l’origine ont autant un rôle éducatif que celui de centre de recherche. Il convient de noter que la plus ancienne université européenne, celle de Bologne, n’est fondée qu’en 1088 dans la plaine du Pô. De plus, comme la Sorbonne ou Oxford au XIIème siècle, l’université italienne de Bologne reçoit de la part du Politique un contrôle plus lâche que celui exercé sur les medersas.
La constitution de ces medersas publiques par les sultans seldjoukides marque un véritable tournant dans le système éducatif de l’Islam. Elles enseignent les « sciences » qui étaient divisées à l’époque en deux branches. Tout d’abord les sept sciences de tradition (le Coran, le Hadith, le droit, la dogmatique, la mystique, l’explication des songes et les sciences linguistiques), et les sept sciences de raisonnement (la logique, la science des nombres, la géométrie, l’astronomie, la science des sens, la science des corps et la métaphysique). Conquise partiellement lors du règne du souverain Alp Arslan (1064-1072), l’Asie Mineure bénéficie donc comme le reste de l’empire de cette réforme publique prônant un nouveau modèle éducatif. De nombreuses medersas sont ainsi construites au XIIème siècle en Syrie par les princes et hauts dignitaires du royaume dans une politique de réarmement moral face au péril des croisades. Ce modèle de medersa se transmet en Afrique du Nord, musulmane depuis le VIIIème siècle, comme l’atteste la création de la medersa Bou Hananiya au Maroc. C’est aussi au XIIème que l’architecture des medersas commence à se définir selon des normes précises : « une spacieuse cour centrale sur laquelle s’ouvrent les portes et les baies, tandis que dans les angles se trouvent les dépendances, l’élément essentiel de l’édifice restant le grand iwan. L’ensemble constitue un plan cruciforme inscrit dans un carré ordonné autour d’une cour dallée avec un bassin » (4). Une telle architecture subsiste longtemps au Levant jusqu’à la période ottomane.
Jonathan Berkey dans son ouvrage The Transmission of Knowledge in Medieval Cairo. A Social History of Islamic Education, tente d’étudier les processus et institutions impliqués dans ce qu’il dénomme « la haute éducation religieuse en Islam »(5). Son objet d’étude se concentre sur Le Caire, ville phare de la renaissance de la science arabe au XIII-XIVème siècles. C’est ainsi que le fameux historien et philosophe Ibn Khaldoun (1332-1406) décrit la capitale mamelouke à son arrivée en 1382 : « Le Caire : métropole du monde, jardin de l’univers, lieu de rassemblement des nations, fourmilière humaine, haut lieu de l’islam, siège du pouvoir. Des palais sans nombre s’y élèvent ; partout y fleurissent medersas et kanaqât ; comme les astres éclatants, y brillent les savants » (6). Quel est le rôle des medersas dans ce renouvellement de la religion et des sciences arabes ?
En dépit du lien traditionnel de pédagogie en Islam qui se base sur le bouche à oreille, les institutions académiques que sont les medersas se multiplient dans le monde arabe. Le Caire constitue la ville avec la plus grande concentration de medersas au XIVème siècle. La première y est fondée en 1170 et à la fin du XVème siècle on en compte plus de 75. Ces medersas sont érigées non pas dans le cadre d’une politique publique suivie mais grâce à des donations de riches citadins ou de dignitaires mameloukes. Mais il s’agit d’une volonté davantage publique que privée, puisque les hommes politiques se faisaient connaître par de telles actions. Berkey montre qu’en plus d’être des écoles, les medersas sont des « espaces sacrés » qui font office de lieu de culte. Ainsi, ce qui compte dans une telle institution est d’avantage la relation maitre-élève que l’institution elle-même, dont les règles sont souvent souples. Ces medersas côtoient d’autres lieux de diffusion du savoir comme les kanaqât (couvent mystique) et bien sûr les mosquées dont la plus célèbre est celle d’al-Azhar. Les professeurs prestigieux enseignement souvent dans les medersas mais aussi au sein des mosquées. Les emplois académiques procurent à leur titulaire un salaire confortable et certains en profitent pour en cumuler plusieurs à la fois. Selon Berkey « celui qui contrôle les rémunérations contrôle une forme précieuse de patronage ». Au Caire, ce sont les juges religieux qui détiennent ce pouvoir même si le souverain intervient régulièrement dans ce domaine. Mais la thèse principale de Berkey dans son ouvrage est que la position d’enseignant elle-même offre un pouvoir de patronage financier et moral, ce qui permet une diffusion du savoir plus concrète auprès des étudiants. Enfin, les riches donateurs voulant être visibles organisaient souvent des « rassemblements scientifico-rituels qui sont des séances d’étude publique des traditions prophétiques » ouverts à tous. Ainsi, paradoxalement le monde de la haute éducation cairote est ouvert sur la société. Cette ambivalence des medersas cairotes est dûe à leur double particularité d’être des centres d’éducation et aussi des lieux d’exercice public du culte.
Dans les années 1830, la conquête militaire française en Algérie s’accompagne d’une oeuvre civilisatrice qui porte notamment sur l’éducation. La domination ottomane, vieille de trois siècles en l’Algérie, était très souple en la matière. La Sublime Porte pratiquait en effet une politique d’empire avec une administration centrale peu préoccupée du suivi des politiques sociales en Algérie. Cependant, la diffusion du droit musulman est cruciale en Algérie pour qu’il soit toujours pratiqué par exemple sur le statut des personnes ou encore les affaires de succession. Les medersas coloniales furent donc mises en place pour former des fonctionnaires compétents comme les cadis à même d’appliquer ce droit. Le système des medersas par la France s’inspire de celles des souverains de la Berbérie (XIIIème et XIVème siècles) et avant cela des medersas du Levant (XIème et XIIIème siècles) étudiées précédemment.
Le décret fondateur de cette politique d’éducation française en Algérie est donc celui du 30 septembre 1850, qui institue trois medersas à Médéa, à Constantine et à Tlemcen. L’Algérie étant sous autorité militaire, les medersas étaient gérées par l’administration martiale. Chacune avait à disposition trois professeurs musulmans et l’un d’entre eux était chargé de la direction de l’établissement. Les cours donnés en arabe, se répartissaient sur les trois ans, et portaient principalement sur la grammaire, le droit et la théologie. Dans un souci méritocratique, il est décidé d’allouer en 1859 un pécule de 0,80 francs par jour et par élève pour son alimentation. En vertu de l’arrêté du 16 janvier 1876, l’autorité académique remplace les militaires pour l’administration des medersas. Des limites d’âges sont alors mises en place (entre 17 et 25 ans) et un « brevet d’études musulmanes » sanctionne la fin des études. En 1883, un professeur de français est affecté par medersa dans un but de permettre aux futurs diplômés de communiquer avec l’administration française.
Ensuite, le décret du 23 juillet 1895 donne un statut des écoles d’études supérieures musulmanes aux medersas algériennes. Cela leur confère une stature plus universitaire, notamment en portant l’enseignement à quatre ans et en modifiant les tranches d’âges (entre 15 et 20 ans). Une nouvelle medersa est installée à Alger pour donner une formation supplémentaire de deux ans préparant aux positions exigeantes comme les mouderrès (professeurs dans une mosquée). Au sein des medersas, une pratique d’étudiant libre (ni diplôme d’admission, ni conditions d’âges) se démocratise et est sanctionné par un arrêt de 1898 qui l’autorise officiellement. Enfin, en 1904, suite à la demande des élèves de medersas, la détention d’un Certificat d’Etudes Primaires Elémentaires est exigée pour l’entrée à la medersa. Cette demande découle d’une volonté de s’aligner sur les normes françaises.
Ainsi, nous observons de 1830 jusqu’au début du XXème siècle une évolution des medersas en Algérie vers un modèle plus académique, plus libre d’accès et où en somme l’administration coloniale est moins présente. Cependant, dans la tradition des medersas seldjoukides et cairotes, le rôle des medersas algériennes dépasse amplement celui de l’enseignement. En effet, certains professeurs participent activement au renouvellement des savoirs berbères et arabes et à la recherche orientaliste en général. En quoi les professeurs des medersas coloniales algériennes participent-ils à la recherche orientaliste et à l’inscription des savoirs berbères et arabes dans les sciences sociales naissantes ? L’analyse de l’étude prosopographique réalisée par Alain Messaoudi au sein du personnel académique de ces medersas est à ce sujet une bonne piste de réflexion.
Notes :
(1) Émerit Marcel, L’état intellectuel et moral de l’Algérie en 1830. In : Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 1 N°3, Juillet-septembre 1954. pp. 199-212.
(2) Edward Saïd, L’Orientalisme, l’Orient crée par l’Occident, Paris, Seuil, 1980.
(3) Sophie Basch, Les Sublimes Portes : d’Alexandrie à Venise, parcours dans l’Orient romanesque, Paris, Librairie Honoré Champion, 2004.
(4) Nikita Elisséeff, « MADRASA », Encyclopædia Universalis.
(5) Jonathan Berkey, The Transmission of Knowledge in Medieval Cairo. A Social History of Islamic Education, Princeton, Princeton University Press, Studies on Near East 1992.
(6) Ibn Khaldûn, Le voyage d’Occident et d’Orient, Paris, Sindbad-Actes Sud, 1995
(7) Messaoudi Alain, « Des médiateurs effacés ? Les professeurs d’arabe des collèges et lycées d’Algérie » (1840-1940), Outre-mers, tome 98, n°370-371, 1er semestre 2011. Le contact colonial dans l’empire français : XIXe-XXe siècles. pp. 149-159.
Gabriel Malek
Gabriel Malek est étudiant en master d’histoire transnationale entre l’ENS et l’ENC, et au sein du master d’Affaires Publiques de Sciences Po. Son mémoire d’histoire porte sur : « Comment se construit l’image de despote oriental de Nader Shah au sein des représentations européennes du XVIIIème siècle ? ».
Il est également iranisant.
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