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Le turc – une « langue géopolitique » ?

Par Emile Bouvier
Publié le 04/12/2019 • modifié le 05/05/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

22.09.1966 Republic of Turkey. The Galata Bridge across the Golden Horn. Built in 1912. Background : Suleymaniye Mosque. 1550-1557.

Sputnik / AFP

I. Le turc, une langue héritière de son passé ottoman

Le turc se distingue par ses emprunts à d’autres langues, qui n’appartiennent pourtant pas toujours au même groupe linguistique. Ainsi, sur les 104,481 mots (4) que comprend la langue turque :
 7% proviendrait de l’arabe (soit environ 6 400 mots)
 5,5% du français (environ 5 000)
 1,5 % du persan (environ 1 400) (5)

Les apports d’autres langues représentent moins de 1% du vocabulaire de la langue turque : dans l’ordre décroissant du nombre de mots, il s’agit de l’italien, de l’anglais, du grec, du latin, de l’allemand, du russe, de l’espagnol et de l’arménien.

Ces langues témoignent de la place géographique centrale de la Turquie, à la croisée de l’Europe, du monde slave et du monde arabe, auxquelles se rajoute son ouverture directe sur le bassin levantin et la Méditerranée.

Pour autant, cette situation géographique n’explique pas, à elle seule, la diversité des apports linguistiques exogènes au turc : son héritage historique est tout à fait incontournable. En effet, l’aire géographique natale du turc, tant ancien que contemporain, reste le plateau anatolien, cœur battant de l’Empire ottoman (6).

La présence intournable de l’arabe dans la langue turc s’explique moins par la proximité géographique de pays arabophones que par l’incorporation, au sein de l’Empire ottoman, de portions très larges du monde arabophone aujourd’hui : actuels Irak, Syrie, Jordanie, Liban, Egypte, Arabie saoudite, Yémen…

Cela explique aussi pourquoi le persan n’occupe qu’une place relativement secondaire dans la langue turque, malgré l’adjacence quasi-permanente de l’Empire ottoman au royaume perse (7) : ce dernier n’a, en effet, cédé que peu de territoire persanophone à son grand rival ottoman. La circulation de personnes parlant perse au sein de l’Empire était donc bien plus limitée que celle des arabophones, par exemple.

Qu’en est-il du français ? La forte présence du vocabulaire français s’explique avant tout par sa grande popularité au sein des élites ottomanes. En effet, à partir du XVIIIème siècle, les étrangers affluaient à la cour des sultans ; l’Empire devenant déclinant, l’Europe devenait à la mode. L’élite stambouliote a adopté le français, tandis que les intellectuels faisaient du Siècle des Lumières leur nouvelle référence.

Une nouvelle mode apparaît alors : avoir un mode de vie « alafranga » (« à la française »). Le chic devient de mise et certaines traditions françaises deviennent la nouvelle norme, comme de manger à table et de laisser place, chez soi, à des fauteuils plutôt qu’à des divans (8). La population qui n’a pas les moyens d’adopter un mode de vie français, reste « alaturka ». Aujourd’hui encore, plusieurs mots français servent encore à adopter des attitudes chics : ainsi en est-il du « mersi » turc qui, s’il sera compris comme un remerciement, sera également perçu comme le signe d’une volonté d’ostentation bourgeoise (9).

Malgré l’adoption de tous ces mots étrangers, le turc appartient pourtant au groupe linguistique des langues ouralo-altaïques, loin du groupe sémitique dont fait partie l’arabe ou du groupe des langues indo-européennes auquel appartient le français, par exemple. Le turc est, de fait, une langue asiatique directement héritière des conquêtes mongoles et des mouvements de population qui s’en sont suivis.

Le turc se distingue des autres langues par son caractère « agglutinant », c’est-à-dire par la formation de mots auxquels vont s’ajouter des suffixes, dont la déclinaison sera variable en fonction du contexte, afin de construire des phrases parfois entières. Le mot le plus long de la langue turque est ainsi constitué de 70 lettres : « muvaffakiyetsizle ?tiricile ?tiriveremeyebileceklerimizdenmi ?sinizcesine ». Il signifie, littéralement, « Comme si vous étiez de ceux que nous ne sommes pas en mesure de transformer facilement en quelqu’un qui produit de l’échec ».

De même, le turc accorde une place très importante à l’harmonie vocalique, c’est-à-dire à la transformation de lettres dans un même mot en fonction des suffixes qui lui sont attribués, afin de rendre sa diction plus aisée et, précisément, plus harmonieuse : « Paris’te » (à Paris) se transformera ainsi en « Istanbul’da » (à Istanbul). La musicalité occupe, en effet, une place très importante dans la société et la culture turques (rappelons par exemple que « türkü » signifie opportunément « chanson », « folklore » en turc) (10).

La langue turque apparaît ainsi comme étant une héritière directe de l’Empire ottoman, qui lui a permis de s’affranchir de ses origines ouralo-altaïques et de s’enrichir d’environ 14 000 mots étrangers. Cet enrichissement exogène est également la conséquence de la grande réforme linguistique de 1928, dont la Turquie porte encore la trace des enjeux géopolitiques de l’époque.

II. Le turc contemporain, reflet de l’ère Atatürk

1928 : cela fait maintenant cinq ans que Mustafa Kemal Atatürk a proclamé l’abolition du califat et l’avènement de la République. Tournant résolument le dos au passé ottoman de la Turquie et au Moyen-Orient, le premier Président de la République turque engage son pays dans de vastes réformes menées à marche forcée. Son but : s’inspirer, voire imiter sans concession, le modèle européen. Pour cela, il invite en Turquie dès 1923 un collège de juristes occidentaux. Sur leurs conseils, il adopte le code commercial allemand, le code pénal italien, le code d’instruction criminelle français et le code civil suisse, légèrement amendés par Atatürk lui-même.

Il revoit, inévitablement, la langue turque. En effet, l’Empire ottoman comportait cinq langues officielles, issues des communautés juives espagnoles, grecques orthodoxes, perses, arabes et levantines françaises et italiennes qui cohabitaient avec les Turcs d’Asie centrale ; or, pour unifier une nation aussi hétéroclite, il fallait unifier la langue.

Dans un discours tenu au Parlement en 1928, il explique vouloir « purifier la langue » pour « donner au peuple turc une clef pour la lecture et l’écriture ». En effet, l’écriture et l’alphabet dont se servaient les Tucs étaient empruntés à l’arabe. Or, l’écriture arabe, créée pour noter les sons d’une langue où les voyelles n’existent qu’en fonction du sens du mot, ne convenait pas au turc où les voyelles sont, comme dans les langues européennes, des éléments intrinsèques du mot au même titre que les consonnes.

Utiliser l’alphabet arabe pour la langue turque n’avait donc pas de sens ; l’alphabet latin en avait plus, sans compter que son adoption permettait d’européaniser davantage encore la société turque. Atatürk lance alors ce qui sera connue plus tard comme la « Révolution des signes » : le 1er novembre, l’alphabet latin devient le seul accepté en Turquie ; l’alphabet arabe est interdit, de fait, deux jours plus tard.

En parallèle de cette révolution alphabétique, les réformes kémalistes font entrer des contingents entiers de nouveau vocabulaire dans la langue turque. Il en va ainsi, notamment, des termes scientifiques : le Président turc a en effet à cœur de moderniser et d’industrialiser son pays à grands pas, et invite là encore des délégations européennes à partager leur savoir en la matière. La plupart des termes scientifiques en turc sont, de la sorte, issus du français : la « meteoroloji » et la « jeoloji » côtoient le « karbonhidrat », le « sodyum » ou encore le « voltaj », par exemple. Le milieu de l’instruction n’est pas en reste, Atatürk ayant fait de l’éducation son cheval de bataille : la « fakülte » suit le « lise », après que les jeunes citoyens turcs soient allés à l’« okul », par exemple.

La très forte présence du français dans la langue turque tient ainsi non seulement de l’héritage historique ottoman, comme vu précédemment, mais aussi de la volonté de Mustafa Kemal Atatürk de moderniser la Turquie en suivant exclusivement le modèle occidental. Cette volonté se retrouve particulièrement bien dans la création, en 1932, de l’Association de la langue turque (TDK). La TDK a notamment eu pour mission de remplacer par des mots turcs les nombreux emprunts à des langues étrangères. Or, si cette institution s’est montrée particulièrement zélée dans le domaine, elle l’a notamment été avec l’arabe, qui a presque exclusivement fait l’objet de ses travaux : plusieurs centaines de mots arabes, sans en connaître le montant exact, auraient ainsi été remplacés par d’anciens mots turcs ou créés spécialement pour l’occasion (11).

Ainsi, le turc apparaît comme une langue dont les particularités historiques et linguistiques en font une singularité dans le paysage linguistique moyen-oriental. Elle porte encore en elle des siècles de pratique au sein d’un Empire ottoman multiethnique et inclusif, et les traces de la volonté d’Atatürk d’occidentaliser et moderniser son pays selon le modèle européen. L’expansion diplomatique turque, tant sur le plan politique que culturel, devrait contribuer à accroître davantage encore les aires d’influence de la langue turque, qui est déjà devenue la deuxième langue la plus parlée en Autriche, en Allemagne et en Bulgarie, tandis que le Kosovo a admis le turc en cinquième langue officielle en 2015 (12).

Notes :
(1) De nombreuses vidéos de ce type sont diffusées sur Internet ; cf. par exemple : https://www.youtube.com/watch?v=jXfkkxWS6iE&t=40s
(2) Selon la société Ethnologue, spécialisée dans le recensement des langues dans le monde.
(3) Selon la BBC en 2014 : http://www.bbc.co.uk/languages/other/turkish/guide/facts.shtml
(4) Selon le dictionnaire de turc officiel de l’Association de la langue turque en 2016 : Güncel Türkçe Sözlük.
(5) Ibid.
(6) Le Turc contemporain est dérivé du turc ottoman, lui-même dérivé du « vieux turc anatolien », parlé du XIème au XVème siècle.
(7) Le royaume perse et l’Empire ottoman, quand ils n’étaient pas ennemis, ont presque toujours été rivaux, notamment à partir du XVIème siècle et de la conquête par les Ottomans de la vallée du Tigre, puis des montagnes du Kurdistan.
(8) Aylin Öneytan, journaliste du quotidien turc Hürriyet, a dressé en 2018 un portrait très riche et vivant de cette époque : http://www.hurriyetdailynews.com/opinion/aylin-oney-tan/alla-franca-versus-alla-turca-128939
(9) La blogueuse turque Pelin Yilmaz dit à ce sujet qu’il s’agit d’un « merci de star […], je passe souvent pour une fille hautaine » : http://www.leblogdistanbul.com/2016/12/10-mots-ou-expressions-turques.html
(10) A cet égard, cf. Stokes, Martin (2000). Sounds of Anatolia. Penguin Books.
(11) Aymes, Marc, Benjamin Gourisse, and Élise Massicard. Order and compromise : government practices in Turkey from the Late Ottoman Empire to the early 21st century. Brill, 2015.
(12) https://www.dailysabah.com/europe/2015/07/09/kosovo-starts-using-turkish-as-fifth-official-language-in-documents

A lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Kemal : de Mustafa à Atatürk (1/2)
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Kemal-de-Mustafa-a-Ataturk.html
 Kemal : de Kemal Pacha à Kemal Atatürk (2/2)
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Kemal-de-Kemal-Pacha-a-Kemal.html
 Le Kurdistan irakien, îlot de tolérance religieuse au Moyen-Orient https://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-Kurdistan-irakien-ilot-de.html
 Dorothée Schmid, La Turquie en 100 questions
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Dorothee-Schmid-La-Turquie-en-100-questions.html
 Tancrède Josseran, La nouvelle puissance turque : l’adieu à Mustapha Kemal
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Tancrede-Josseran-La-nouvelle-puissance-turque-l-adieu-a-Mustapha-Kemal.html

Bibliographie :
 LEWIS, Geoffrey. The Turkish Language Reform : A Catastrophic Success : A Catastrophic Success. OUP Oxford, 1999.
 KORNFILT, Jaklin. Turkish. Routledge, 2013.
 Tocci, Nathalie. "Europeanization in Turkey : trigger or anchor for reform ?" South European Society and Politics 10.1 (2005) : 73-83.
 Poppe, Nicholas. "Introduction to Altaic Linguistics." (1965).
 Güzey, Gönen, and Dominique Halbout. PARLONS TURC. Editions L’Harmattan, 2002.
 Zürcher, Erik Jan. "La théorie du « langage-soleil » et sa place dans la réforme de la langue turque” la Linguistique Fantastique, Paris, J Clims (1985) : 83-91.
 Gallagher, Charles F. "Language reform and social modernization in Turkey." Can language be planned (1971) : 159-78.

Sitographie :
 
http://tdk.gov.tr/index.php?option=com_content&view=article&id=281
 Languages of the World, Fifteenth edition. Report for language code:tur (Turkish), Ethnologue, 2005
http://www.ethnologue.com/15/show_language/tru/
 Kosovo starts using Turkish as fifth official language in documents, Daily Sabah, 2015
https://www.dailysabah.com/europe/2015/07/09/kosovo-starts-using-turkish-as-fifth-official-language-in-documents

Publié le 04/12/2019


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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