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« En 1741 j’étais à Derbent, ancienne ville située sur les bords de la mer Caspienne, lorsqu’il y arriva couvert de gloire, et chargé de toutes les richesses de l’Inde ; c’est là que je l’ai vu pour la première fois » (1) écrit le frère Bazin pour relater sa rencontre initiale avec celui qui allait devenir pendant les dernières années de son règne, son maitre et patient, Nader Shah. Nader Kouli (1688-1747) est un roturier du Khorasan devenu Shah de Perse en 1736 sous le titre de Nader Shah. Il est de son vivant connu en Europe pour ses exploits militaires, notamment en Hindoustan, son usurpation du trône et sa cruauté légendaire. Il incarne pour de nombreux auteurs contemporains l’archétype du despote oriental. Le frère Bazin quant à lui est un membre de la compagnie de Jésus qui se rend en Orient, à l’instar de nombreux missionnaires, avec pour objectif, selon ses propres mots de « servir utilement la Religion dans un pays où elle est sans cesse exposée à des insultes et à des persécutions » (2). Lors de son séjour de six ans en Perse, le frère jésuite accompagne l’empereur de Perse dans tous ses déplacements et devient même son premier médecin en 1746.
Il narre son voyage en Perse dans de nombreuses lettres envoyées au Père Roger, procureur général des Missions du Levant. Le système de correspondance établi par le fameux jésuite Ignace de Loyola (1491-1556) pour améliorer l’information du gouvernement de la Compagnie de Jésus banalise en effet la relation épistolaire nourrie des missionnaires qui décrivent les étonnants territoires visités. Le remarquable ouvrage des Lettres édifiantes et curieuses publié entre 1702 et 1780 contribue ainsi largement à l’ouverture européenne aux cultures étrangères. De fait, ce précieux écrit est abondamment repris dans les ouvrages historiques du XVIIIème siècle qui traitent les lettres des jésuites comme des sources primaires de qualité. Il faut cependant noter que cette vaste compilation de lettres jésuites détient un aspect de prédication chrétienne comme l’indique l’adjectif édifiant mais aussi exotique comme le montre le mot curieux. Ainsi, le caractère proprement scientifique qui sied à l’Histoire ne se retrouve que rarement dans les Lettres édifiantes et curieuses qui prennent souvent la forme de sermon aux tonalités religieuses. Mais elles sont très utiles dans l’analyse historique car elles illustrent un point de vue clair dont l’importance dans l’Europe des Lumières ne doit pas être sous-estimée. En outre, à un niveau personnel pour le jésuite Bazin, ce voyage en Perse constitue un incontestable choc culturel qui rend la lecture de sa narration épistolaire véritablement passionnante.
En quoi le récit du frère Bazin de son périple en Perse atteste de sa vision moralisatrice chrétienne et européenne de l’Orient tout en offrant un point de vue tant privilégié qu’unique sur les actions de Nader Shah ?
En 1741, le Shah de Perse Nader Kouli est en pleine campagne punitive contre le farouche peuple montagnard des Lesghis dont les actions violentes nuisent à la prospérité du royaume. Lors de ce premier aperçu de l’extraordinaire armée de Nader Shah sur les bords de la mer Caspienne, le frère Bazin remarque « Il avait peu de Persans avec lui ; il savait que les peuples naturellement attachés à leur Souverain, ne suivent qu’à regret un Usurpateur, et qu’ils ont pour le trahir l’exemple que lui même leur a donné » (3). Le religieux fait ici référence à l’usurpation du trône d’Ispahan, la capitale de Perse, par Nader Shah qui renverse ce faisant l’illustre dynastie Safavide en 1736. Comme l’indique le frère Bazin, l’armée du Shah est principalement composée de nombreuses nations qui forment l’empire de Perse comme les Afghans, les Georgiens ou encore les Tartares. Selon le clerc, il s’agit d’une stratégie politique de Nader Shah pour éviter d’être détrôné par sa propre armée. Mais ce qui choque le plus le frère Bazin lors de cette campagne militaire est la violence de Nader Shah qui se conduit comme un chef de guerre impitoyable. Suite à une défaite de son armée lors d’une escarmouche des Lesghis, le Shah de Perse livre une répression comme l’indique le clerc : « Il pilla le plat pays et brulât tous les villages qui étaient dans la plaine : son Armée y séjourna une année entière, et on y laissa des ravages pour plus d’un siècle » (4). Mais Nader Shah ne dirige pas seulement sa colère contre les Leghis puisqu’il punit ses propres soldats, aux dires de Bazin : « Outré de l’affront qu’il venait de recevoir, il se livra aux transports les plus violents, et, dans sa fureur, il fit égorger plusieurs de ses Officiers et de ses soldats » (5).
Il est extrêmement ardu de savoir si le jésuite Bazin était réellement présent lors de ces actes mais on peut faire l’hypothèse que son récit est largement inspiré des représentations de la pensée occidentale sur la violence des Orientaux. En effet, les conquérants asiatiques sanguinaires font partie de l’imaginaire collectif européen depuis les descriptions grecques antiques de Xersès Ier (519-465 avant Jésus Christ). L’histoire des deux guerriers asiatiques ayant dévasté l’Hindoustan que sont Genghis Khan (1155/1162-1227) et Tamerlan (1336-1405) est un fait connu dans les cercles lettrés européens. Nader Shah à bien des égards semble s’inscrire dans cette continuité historique.
Une fois la campagne militaire terminée, Nader Shah retourne dans la capitale du Khorasan, Machhad, en 1742, accompagné du frère Bazin, pour se consacrer au gouvernement de son empire. De nouveau, le clerc brosse un portait particulièrement sombre de la politique de taxation extraordinaire que le Shah met en place : « Il disait que dans tout son Royaume il voulait réduire cinq familles à une seule marmite, c’est-à-dire les rendre si pauvres, qu’elles seraient obligées de se la prêter successivement l’une à l’autre. Il tint bien sa parole dans la suite » (6). Cependant, le frère Bazin note dans les Lettres édifiantes et curieuses que la liberté de commerce en Perse subsiste puisque Nader Shah ménage sinon son propre peuple du moins les étrangers. La présence seule d’un missionnaire chrétien comme Bazin à la cour du Shah semble attester de cette affirmation.
Ensuite, Nader Kouli se rend à Kalat au nord-est de l’Empire où il compte cacher les trésors qu’il ramène du pillage de Dehli. La forteresse de Kalat était la demeure de son oncle avant que le jeune Nader Kouli ne l’assassine en 1732. Kalat est un petit village géographiquement situé au fond d’un étroit défilé montagneux ce qui constitue une défense naturelle propice à des installations militaires. Le frère Bazin nous rapporte dans ses lettres un voyage dangereux : « Il est rare qu’en Perse on voyage à cheval avec sureté » (7), et décrit l’accès à la forteresse comme particulièrement pénible : « l’air y est malsain, il n’y a que deux chemins un peu praticables pour pénétrer dans cette gorge ; on les appelle les deux portes de Kalat » (8). Une fois arrivé devant la casemate de Nader Shah, le frère Bazin la décrit comme un lieu propre à héberger un despote : « C’est là qu’il fit transporter ses trésors. Dès ce moment, ce séjour qui n’inspire que l’horreur, lui (Nader Shah) paru un lieu de délices, et l’endroit le plus charmant de son royaume » (9) . On note l’influence presque romanesque dont Bazin a visiblement été le bénéficiaire pour l’écriture de ce passage qu’il représente comme une tanière où le despote Nader Shah, à l’écart de tous, met à l’abri ses vastes trésors.
Le Frère Bazin rapporte une autre scène de supplice lors de la répression des révoltes de l’empire en 1742. Nader Shah, souverain suspicieux, craint d’avoir fait un de ses plus proches amis Takhi Khan, gouverneur du Farsistan, trop puissant et dépêche des assassins à son encontre. Après avoir évité la peine de mort ordonnée par son Shah, le gouverneur de la grande province du sud s’arme par légitime défense selon Bazin : « La défiance du Roi en fut cause, et arma contre lui un de ses plus braves et de ses plus fidèles sujets (…) Takhi Khan connaissait le caractère du Roi : il se crut perdu, pris conseil du désespoir, assembla une armée considérable » (10). Nader Shah à la tête de sa puissante armée le défait à Shiras, capitale du Farsistan, et l’emmène prisonnier à Ispahan. Bazin décrit alors les nombreuses tortures que Nader Shah lui fit subir : il le rendit eunuque puis lui enleva un œil, on ne lui laisse l’autre que pour voir sa femme favorite violée et ses enfants égorgés (11). Après lui avoir causé tant de maux « on le conduisit au Roi, qui lui demanda pourquoi il s’était révolté et qui lui avait fourni de l’argent pour lever et entretenir tant de troupes » (12). Takhi Khan répond alors la vérité à Nader Shah qui décide de l’épargner et de lui donner le poste de Vice-Roi du royaume de Kaboul, soit un poste encore plus prestigieux que celui qu’il occupait précédemment.
La conduite de Nader Shah lors de cette affaire est d’une cruauté inouïe selon les dires du frère Bazin. Ce dernier n’étant pas encore entré au service personnel du Shah, on peut se demander si il a vraiment eu l’occasion d’être le témoin de ces scènes sanguinaires. Dans tous les cas, ces descriptions semblent témoigner du portrait cruel de Nader Shah qu’il cherche à brosser : « C’est par ces traits que le Héros persan s’annonça, et ses sanglantes exécutions ne furent que l’essai de celles qui ont terni la gloire de son règne » (13).
Lors des premières années de la présence du frère jésuite Bazin en Perse, son voyage au coté de Nader Shah semble rythmé, selon ses propres mots, par des épisodes d’une rare cruauté. On observe dans son jugement l’empreinte certaine de la vision moraliste européenne qui considère les Orientaux comme naturellement violents, comme le théorise Montesquieu dans l’Esprit des Lois en 1748. Cependant son témoignage, aussi biaisé soit-il, nous offre une perspective d’analyse historique sur Nader Shah mais aussi de la pensée européenne du XVIIIème siècle extrêmement enrichissante.
Lire la partie 2 : Le voyage du frère jésuite Bazin dans la Perse de Nader Shah (2/2)
Lire également :
– La Perse dans la pensée française du XVIIIème : de l’exotisme magique au royaume de la violence orientale
– Le concept de despotisme oriental au sein de l’Europe des Lumières
– Nader Shah, du général au souverain perse (2/2)
– Nader Shah, du général au souverain perse (1/2)
Notes :
(1) Frère Bazin, Mémoires sur les deniers années de Thamas Kouli Khan et sa mort tragique, Lettres édifiantes et curieuses IV, Paris, J.G. Murigot, 1780, p 230.
(2) Ibid, page 242
(3) Ibid, page 230.
(4) Ibid, page 232.
(5) Ibid, page 231.
(6) Ibid, page 234.
(7) Ibid, page 235.
(8) Ibid, page 235.
(9) Ibid, page 235.
(10) Ibid, page 236.
(11) Ibid, page 236.
(12) Ibid, page 236.
(13) Ibid, page 224.
Gabriel Malek
Gabriel Malek est étudiant en master d’histoire transnationale entre l’ENS et l’ENC, et au sein du master d’Affaires Publiques de Sciences Po. Son mémoire d’histoire porte sur : « Comment se construit l’image de despote oriental de Nader Shah au sein des représentations européennes du XVIIIème siècle ? ».
Il est également iranisant.
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(Article initialement publié le 5 octobre 2020)
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