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Les Alaouites et la crise politique en Syrie

Par Fabrice Balanche
Publié le 07/03/2012 • modifié le 24/02/2023 • Durée de lecture : 17 minutes

Fabrice Balanche

« Les Alaouites au cercueil et les Chrétiens à Beyrouth », ce slogan scandé dans les manifestations contre le régime de Bachar el-Assad au printemps 2011 fait polémique. Les principaux courants de l’opposition syrienne affirment que les auteurs de ce slogan seraient des membres des services de renseignement, infiltrés dans les manifestations. Selon eux, le but du régime serait de montrer le sectarisme de l’opposition dominé par des salafistes, de faire peur aux minorités et à tous ceux qui souhaitent vivre dans une Syrie laïque. S’agit-il effectivement d’une manipulation du régime ou bien d’un dérapage d’une partie de l’opposition ? La poursuite des événements ces derniers mois a montré le risque d’une guerre civile communautaire, opposant les sunnites aux Alaouites, avec comme victime collatérale les chrétiens, à l’échelle de la ville de Homs. Des dizaines de milliers d’Alaouites et de chrétiens ont abandonné Homs pour se réfugier dans la région côtière, où ils sont dominants, pour échapper aux attaques dont ils étaient quotidiennement victimes. Cela rappelle le mouvement qui eut lieu lors de la révolte des Frères musulmans, entre 1979 et 1982, où des milliers d’Alaouites fuirent Alep pour trouver refuge à Lattaquié. Le souvenir de ces événements est douloureux en Syrie : ce fut le massacre de Hama, les exécutions massives dans la prison de Palmyre, les milliers d’arrestations arbitraires de la part du régime et de la part des Frères musulmans, l’assassinat des cadets alaouites de l’école militaire d’Alep, les attentats dans les bus à destination de Lattaquié et le meurtre de nombreux civils en raison de leur appartenance à la communauté alaouite. Les commanditaires des assassinats affirmaient qu’ils éliminaient des membres du régime et non des Alaouites, il est vrai que d’autres membres de l’armée et du Baath furent assassinés durant cette période indépendamment de leur appartenance communautaire, mais les Alaouites constituaient néanmoins des cibles privilégiées. La lutte contre le régime et la haine communautaire allaient de pair pour les Frères musulmans. Il semble qu’aujourd’hui, nous nous trouvions dans le même schéma, en ce qui concerne les islamistes radicaux, qui considèrent les Alaouites comme des hérétiques et par conséquent indignes de vivre dans le Dar el Islam, et qui plus est de diriger le pays.

Les Alaouites sont-ils musulmans ?

La doctrine alaouite ou nosairi, du nom de son fondateur Muhammad Bni Nusayr Al Namiri, est apparue en Irak au XIème siècle. Comme tous les chiites, les Alaouites vénèrent Ali, au point qu’ils le considèrent comme Dieu. Le Prophète Mahomet n’occupe qu’une place secondaire : il n’est que le voile, qui masque « le sens » incarné par Ali. Le troisième personnage de la trilogie alaouite est Salman, compagnon du Prophète, la « porte » de la connaissance. Ces trois personnages sont représentés par des symboles astraux : Ali est la lune, Mahomet le soleil et Salman le ciel. L’existence d’une « Trinité », dans la religion alaouite, fit penser à Henri Lammens [1] que les Alaouites étaient des Chrétiens qui s’étaient réfugiés dans la montagne lors de la reconquête musulmane. En fait, d’après Louis Massignon [2], cette trilogie est issue de l’antique gnosticisme astral de l’Orient, qui s’est maintenu en dépit du Christianisme et de l’Islam dans certaines sectes. Outre la dévotion mystique que les Alaouites vouent à Ali, véritable incarnation de Dieu sur terre, l’originalité de la doctrine alaouite tient dans la croyance en la réincarnation.

La religion alaouite est de type initiatique, comme chez les Druzes. Les adolescents mâles sont instruits par un cheikh qui devient leur père spirituel ; ils jurent de ne jamais révéler les secrets de la religion sous peine de mort [3]. La religion populaire conserve des traces païennes, telle que la vénération des hauts lieux entourés d’arbres verts sous lesquels sont enterrés les grands cheikhs. Les Alaouites accordent de nombreuses vertus aux ziara-s, des marabouts dans lesquels sont placés les tombeaux des cheikhs : soigner la stérilité ou faire en sorte que la moisson soit bonne. La population se rend dans ces hauts lieux le vendredi et lors des fêtes religieuses : Achoura [4] ou 17 avril [5]. Lors de ces rassemblements, des animaux sont sacrifiés à Dieu, la viande est consommée sur place ou distribuée aux pauvres par les cheikhs.

Leur croyance en la métempsychose, le caractère secret de la religion, l’absence de mosquée, la tolérance de l’alcool ou le fait que les femmes ne soient pas voilées, sans oublier l’isolement et la pauvreté dans laquelle ils vivaient ont contribué à la diffusion de légendes « infamantes » sur leur compte [6]. La secte fut condamnée par les docteurs de l’Islam sunnite, tel Ibn Taymiyya, qui dans une célèbre fatwa, « jugea les Nusayyris plus infidèles encore que les idolâtres et déclara licite le Djihad contre eux » [7]. Les Alaouites n’étaient pas reconnus comme Musulmans par les sunnites et les chiites duodécimains. Il fallut attendre une fatwa de circonstance [8], en juillet 1936, prononcée par une des plus hautes autorités sunnites de l’époque, le mufti de Palestine - l’imam Hajj Amin Al Husayni - pour que les Alaouites obtiennent officiellement leur reconnaissance comme musulmans. En 1973, sur l’insistance du Président Hafez el-Assad auprès de l’Imam chiite du Liban [9], Musa al Sadr, les Alaouites furent enfin reconnus comme membres de la communauté chiite. Cependant, ces certificats d’islamité n’ont pas convaincus les Frères musulmans syriens qui s’attaquèrent en priorité aux membres de la communauté lors de la révolte de 1979-1982 ; tout comme ils ne convainquent pas les salafistes, tel le cheikh Arour, syrien réfugié en Arabie saoudite depuis les années 1980 et qui dans ses prêches sur une chaine satellitaire saoudienne menacent de les « passer au hachoir » : « Le problème réside dans le fait que le régime a attiré à lui un petit nombre de minorités. […] Je tiens à mentionner particulièrement la communauté alaouite : il ne sera fait aucun mal à celui qui est resté neutre ; quant à celui qui a pris part à la révolution, il sera avec nous, nous le traiterons comme n’importe quel autre citoyen ; en revanche, ceux qui s’en sont pris à des choses sacrées [il se lève de sa chaise et tend un doigt menaçant vers la caméra], nous les passerons au hachoir et donnerons leur chair à manger aux chiens [10] »

Une population paysanne taillable et corvéable qui réclame « le droit à la ville »

Les Alaouites constituent aujourd’hui environs 10% de la population syrienne [11]. Ce qui représente 2 300 000 personnes. Ils sont principalement localisés dans la région côtière, leur fief d’origine, mais également à Damas où depuis la prise du pouvoir par le Baath, les Alaouites sont venus en masse, en tant que militaires ou pour occuper des emplois administratifs. Il existe également des communautés alaouites dans les campagnes à l’est de Homs et de Hama, témoins d’une émigration de la faim au XIXème siècle, qui les fit quitter la montagne côtière surpeuplée pour se faire embaucher comme métayers dans les latifundias détenues par les grands propriétaires de Homs et de Hama. Reclus dans leurs montagnes, les Alaouites étaient privés de l’accès aux plaines, contrôlées par les villes sunnites. Le pouvoir ottoman se méfiait de cette population considérée comme hérétique et belliqueuse, à défaut de pouvoir la contrôler, il confinait les tribus dans la montagne et ne laissait descendre dans les plaines que la main-d’œuvre agricole pour les besoins des grands propriétaires citadins, mais il leur était interdit de fréquenter les villes, lieu de pouvoir et réservées aux « vrais musulmans » et à leurs protégés chrétiens ou juifs. La seule exception à la règle était pour les domestiques, en particulier les jeunes filles alaouites vendues dès l’âge de six ans, par leurs parents aux familles bourgeoises des villes. Or, dans le monde musulman, il faut être à la limite de la survie pour accepter que sa fille travaille dans la maison d’un autre ; car les abus de toute sorte étaient fréquents. Ce passé n’est pas si lointain puisque ce système a perduré jusque dans les années 1970 sur une large échelle.

Les Alaouites sont désormais comme le reste des Syriens, une population majoritairement urbaine. L’exode rural des Alaouites a été encouragé par les besoins du régime baathiste, notamment à partir de la prise du pouvoir d’Hafez el-Assad, et sont devenus militaires et fonctionnaires qu’il recrutait en priorité au sein de sa propre communauté. Damas est devenue le principal pôle d’attraction et donc la première ville alaouite de Syrie, puis Lattaquié, la grande ville littorale, principal port de Syrie, où ils sont majoritaires. Les autres villes littorales : Jableh, Banias et Tartous sont également à majorité alaouite [12]. La troisième ville de Syrie, Homs, compte une importante minorité alaouite : 25% de la population concentrée dans les quartiers sud et est, ce qui explique l’intensité des combats dans cette ville ces dernières semaines car nous sommes dans le cas d’une guerre civile communautaire [13]. En revanche, la communauté alaouite d’Alep est peu importante, car elle fut victime des Frères musulmans au début des années 1980. L’essentiel des Alaouites d’Alep étaient venus du Sandjak d’Alexandrette après son annexion par la Turquie en 1939 ; ils étaient souvent d’origine citadine, exerçant des métiers intellectuels et n’avaient rien à voir avec leurs coreligionnaires du Jebel Ansaryeh, mais ils furent victimes des Frères musulmans comme les autres, et nombre d’entre eux vinrent se réfugier à Lattaquié. De nombreux villageois alaouites de la campagne d’Idleb furent également obligés de se réfugier à Lattaquié à cette époque, ils fondèrent le quartier de Daatour dans la banlieue est. Dans le reste de la Syrie, les Alaouites sont présents en raison des opportunités d’emplois dans le secteur public mais ils ne se fixent pas.

L’émigration de la faim au XIXème siècle a conduit également des Alaouites dans le Sandjak d’Alexandrette et dans la plaine d’Adana en Turquie. En 1939, les Alaouites constituaient 40% de la population de la province d’Alexandrette. Les rapports avec la communauté alaouite de Syrie sont limités, rompus par la politique de turquisation et la fermeture de la frontière pendant plusieurs décennies. La présence des Alaouites dans le Nord Liban date également du XIXème siècle, pour s’accélérer dans les années 1950-1960 lorsque le pays du Cèdre était la Suisse du Moyen-Orient. Travailleurs agricoles, maçons ou domestiques, les Alaouites sont d’abord venus exercer des petits métiers, comme ils le font toujours actuellement, puis ils se sont fixés et ont profité de la croissance économique du Liban pour diversifier leurs activités professionnelles. La communauté alaouite de Tripoli est concentrée dans le quartier de Jebel Mohsen, car dans cette ville sunnite, où l’intégrisme a progressé depuis la guerre civile, les minorités cherchent la protection d’un quartier homogène. Depuis le départ de l’armée syrienne en 2005, les combats ont repris entre le quartier sunnite intégriste de Bab Tebané et le quartier alaouite de Jebel Mohsen [14], officiellement parce que Bab Tebané soutient le courant du 14 mars de Saad Hariri alors que Jebel Mohsen est pour le 8 mars, la coalition dominée par le Hezbollah. La crise syrienne a fait rejouer les clivages communautaires à Tripoli et de violents affrontements ont marqué la ville tandis que l’armée syrienne bombardait le quartier de Bab Amer à Homs. Difficile de quantifier la population alaouite du Liban, car nous avons des résidents qui possèdent une carte d’identité libanaise et ceux qui ont raté la naturalisation. Au total, les listes électorales font état de 18 000 électeurs alaouites [15], ces derniers étant reconnus officiellement comme une communauté confessionnelle libanaise depuis les accords de Taef, qui ont donné deux députés pour environ 18 000 électeurs, soit le meilleur ratio nombre d’électeurs/députés du Liban [16].

Le poids relatif des Alaouites dans la population syrienne diminue depuis les années 1980 en raison d’une transition démographique accélérée par rapport à la majorité sunnite (arabe et kurde), comme les autres minorités confessionnelles syriennes (chrétien, druze et ismaélien) qui ne pèsent plus au total que 20% de la population. Cette différence s’explique par un accès différent des femmes à l’éducation et ensuite par leur intégration dans la vie professionnelle. A l’époque où les Alaouites étaient des paysans pauvres et analphabètes, leur taux de fécondité était extrêmement élevé, mais la généralisation de l’enseignement et la possibilité d’obtenir facilement des emplois administratifs ont réduit considérablement la fécondité des femmes alaouites [17]. L’absence de ségrégation des sexes dans la société alaouite favorise davantage la promotion des femmes grâce à l’éducation et au travail que chez les sunnites. Les Alaouites ne sont pas non plus bloqués sur l’obligation d’avoir un descendant mâle contrairement aux sunnites, dont la fécondité se maintient à plus de 3 enfants par femme même dans les classes sociales supérieures. Ce déclin démographique remet en cause les rapports de pouvoir au sein de la société syrienne, car il rend plus difficile le recrutement intégral ou dominant des Alaouites dans les forces de répression et dans les postes clés du régime. Certes, cela oblige le régime à partager le pouvoir, mais il prend le risque d’un coup d’Etat.

Les Alaouites sont la colonne vertébrale du système de pouvoir des Assad

Dans la région côtière, près de 80% de la population active alaouite travaille dans le secteur public. Ce taux exceptionnel résulte de l’hyper-développement du secteur étatique dans cette région et de l’accès privilégié aux ressources de l’Etat dont disposent les Alaouites depuis l’arrivée au pouvoir d’Hafez el-Assad. La concentration d’industries publiques dans les villes côtières n’est pas due à la vocation exportatrice de cette région, comme le soulignent les plans quinquennaux, mais à la volonté de donner de l’emploi aux Alaouites, puisqu’elles concentrent 20% des emplois du secteur public industriel à l’échelle du pays. Ce favoritisme régional conduisit à des mouvements de protestation au sein du parti Baath dans les années 1970, en particulier la section de Deir Ez Zor, qui obtint en compensation une papeterie. La région côtière est également celle qui compte le meilleur encadrement administratif de Syrie avec 25% des chefs lieux de canton pour 2% du territoire et moins de 10% de la population. Les Alaouites ont un accès privilégié aux emplois publics en raison de leur bonne intégration dans les réseaux de pouvoir [18]. Le gel des embauches dans le secteur public a moins touché la communauté alaouite que les autres, en raison du clientélisme politique. Cette situation a fini par créer une frustration dans la communauté sunnite, comme à Banias. Cependant si les Alaouites sont davantage assurés d’un emploi, cela ne signifie pas qu’ils possèdent un niveau de vie supérieur, car le secteur public n’est guère rémunérateur à moins d’occuper un poste élevé qui donne droit à des commissions occultes.

« Si tu veux que ton chien garde le troupeau, ne le nourrit pas trop ». Ce proverbe de berger, Hafez el-Assad en a fait sa devise à l’égard de la communauté alaouite. Il s’est servi d’elle pour construire son système politique dans lequel elle possède un rôle clé, mais il n’a pas pour autant favorisé sa promotion économique, car il savait que sa fidélité dépendait des rapports clientélistes qu’il avait instauré. Or, le clientélisme ne fonctionne que si une population se trouve dans le besoin. A Lattaquié, les femmes de ménage sont toujours alaouites et les grandes fortunes de la ville sont sunnites. Une classe moyenne alaouite est apparue avec la croissance du fonctionnariat, mais le gel des embauches dans la fonction publique ces dernières années provoque un fort chômage dans la jeunesse de la Montagne alaouite et les banlieues des villes côtières. Avec l’arrivée au pouvoir de Bachar el-Assad, les Alaouites se sont sentis abandonnés, d’autant plus qu’il s’est marié avec une sunnite et qu’il fréquente peu Qardaha, le village d’origine de la famille. Certes, cela lui évite d’être sollicité par la population qui ne manquait pas de se rappeler au bon souvenir de son père, mais cela a abouti à une distanciation des liens clientélistes. Bachar el-Assad est né à Damas, il a fréquenté les enfants de la bourgeoisie damascène [19], et s’est efforcé depuis son arrivée au pouvoir d’intégrer la bourgeoisie sunnite dans son cénacle. Il a pris comme postulat que les Alaouites sont obligés de le soutenir s’ils veulent conserver les privilèges acquis depuis des décennies, voire éviter la vengeance du régime sunnite, qui lui succéderait. Il est donc plus important d’intégrer les élites économiques au pouvoir, en partageant avec elles les bénéfices de la libéralisation économique.

« La communauté du pourcentage » comme le lui reprochait Hafez el-Assad, n’est pas armée pour tirer profit du nouveau climat économique. Habitués à prospérer dans le secteur public et à y intégrer leurs enfants, les Alaouites n’ont pas acquis le savoir faire et les réseaux sociaux dont disposent les autres depuis des générations ou qu’ils furent obligés d’acquérir parce que privés de débouchés dans le secteur étatique. La pauvreté est revenue en force dans le Djebel Ansaryeh depuis dix ans. Pour la résoudre, l’Etat a distribué des prêts à la création d’entreprises, mais les sociétés de taxi, les ateliers de confection, les magasins de téléphone portable, les élevages avicoles, etc. qui se multiplièrent en quelques mois firent faillites. La majorité des prêts avaient été détournée dans le secteur immobilier, mais faute de remboursement, les immeubles furent confisqués par l’Etat, accentuant la misère et le mécontentement. La crise politique actuelle est venue mettre un terme à la fronde de cette jeunesse alaouite désoeuvrée, car elle a trouvé un débouché dans les milices chargées de réprimer les manifestations d’opposition.

Les Alaouites ont tout à perdre d’un changement de régime en Syrie

Les grandes manifestations d’opposition n’ont pas mobilisé la rue alaouite, pourtant toute la communauté ne fait pas bloc derrière le régime et de nombreuses personnalités appartiennent à l’opposition, tel Aref Dalila, universitaire emprisonné pendant 10 ans pour ses prises de position critiques. Dans les années 1980, le principal mouvement d’opposition marxiste au régime, le parti de l’action communiste de Ryad Turk, recrutait énormément parmi la jeunesse alaouite. A proximité de Lattaquié, le bourg d’Ayn al Bayda était connu pour ses sympathies pour la Ligue d’Action Communiste, et il fut frappé par la répression aussi durement que Bab Ana, village sunnite de l’arrière pays qui hébergeait des Frères musulmans. Durant la crise actuelle, des Alaouites ont participé à des manifestations contre le régime, mais il n’y a jamais eu de manifestation provenant de quartiers alaouites. Lorsque les manifestations à Banias commencèrent en mars 2011, il était impossible aux Alaouites d’adhérer au discours des imams de Banias qui demandaient notamment la suppression de la mixité à l’école et le rééquilibrage des emplois publics « confisqués par les Alaouites » au profit de leur communauté. A Lattaquié, la méfiance entre les communautés était telle au printemps 2011, que les Alaouites n’osaient plus fréquenter le centre ville par peur des sunnites ; la corniche sud, lieu de promenade le vendredi était désertée par les familles alaouites, car se trouvant en territoire sunnite, elles n’osaient pas s’y rendre. La situation sur la côte n’a pas dégénéré comme à Homs, car les enclaves sunnites rebelles furent rapidement circonscrites par l’armée. En revanche à Homs, la contestation a trouvé un terreau plus favorable puisque les Alaouites sont minoritaires dans cette ville et dans la campagne qui l’entoure. Dès le printemps 2011, la tension était palpable entre les deux communautés. Les taxis refusaient de prendre des passagers qui se rendaient d’un quartier sunnite à un quartier alaouite ; les affrontements se multiplièrent à la limite entre les quartiers et des enlèvements et assassinats pour motifs confessionnels eurent lieu. Puis les quartiers alaouites de Homs furent pris pour cible quotidiennement par des tireurs embusqués dans les zones sunnites acquises à la rébellion. La plupart des observateurs décrivirent Homs avec les mêmes traits que Beyrouth durant la guerre civile.

Le conflit à Homs a poussé plusieurs dizaines de milliers de personnes à se réfugier dans des territoires communautaires où ils se sentent en sécurité. Les familles alaouites retournent dans leurs villages d’origine dans le Djebel Ansaryeh, le Ghab et aux portes de la steppe à Fourklos. Les stations d’estivage de Mechta Helou et de Kafroun, dans l’arrière pays de Tartous, sont occupées par les familles tandis que les hommes continuent de travailler à Homs. Damas n’a pas connu le même mouvement vers la côte car les Alaouites se trouvent dans des quartiers éloignés des zones insurrectionnelles, tel que Douma, et des camps militaires à la périphérie de l’agglomération. Mais en cas de chute du régime, il est clair que la région côtière deviendrait un territoire refuge pour les centaines de milliers d’Alaouites installés à Damas, qui seraient victimes au minimum de l’épuration de l’armée et de l’administration, comme ce fut le cas pour les sunnites en Irak, après la chute de Saddam Hussein. Les Alaouites ont donc tout à perdre d’un changement de régime à Damas, qu’il se fasse au profit de la bourgeoisie sunnite ou des islamistes. Dans le premier cas, ils peuvent échapper à une épuration ethnique mais ils perdront leurs positions dans la société. Dans le deuxième cas, les communautés dispersées dans les territoires sunnites risquent de subir des persécutions qui les poussent à partir. Difficile pour les quelques intellectuels alaouites qui appellent leur communauté à rejoindre la révolution syrienne d’être entendus dans ces conditions. Ils passent pour des traîtres et doivent choisir l’exil. Car, tout comme les chrétiens et les autres minorités, les Alaouites en Syrie préfèrent abdiquer leurs droits politiques pour conserver leur mode de vie. Car la victoire de la majorité signifierait pour eux la dictature de cette majorité, la réislamisation de la société et des institutions syriennes, dans lesquelles ils n’auraient pas leur place, comme tous les laïcs qui soutiennent par défaut le régime de Bachar el-Assad.

La partition du pays en dernier recours

La révolution syrienne a éclaté pour les mêmes motifs qu’en Tunisie et en Egypte, mais la comparaison s’arrête ici, car nous sommes face aujourd’hui à un risque de guerre civile communautaire qui change complètement le contexte. Pour ses détracteurs, le régime de Bachar el Assad utilise le sectarisme pour diviser l’opposition syrienne et agiter la menace de la guerre civile alors qu’il n’en serait rien. Difficile pour les Syriens de l’intérieur de croire ce discours qui provient essentiellement d’une opposition en exil, éloignée des réalités du terrain et dominée par les Frères musulmans. Au quotidien, les Syriens ressentent le danger que fait planer le communautarisme sur le pays. La guerre civile libanaise est là pour rappeler comment les revendications politiques sont vite dépassées par le communautarisme au Proche-Orient. La présence en Syrie de centaines de milliers de réfugiés irakiens leur rappelle également le sort que subissent les minorités dans les périodes de trouble [20]. Pendant des siècles, les Alaouites ont vécu reclus dans leurs montagnes et n’en sortaient que pour servir les grands propriétaires terriens de Lattaquié, Tripoli, Homs et Hama. L’accession au pouvoir de l’un des leur a permis à la communauté de sortir véritablement de la condition dans laquelle l’Islam sunnite l’avait reléguée. Certes, le contexte économique et politique a changé depuis Ibn Taymiyya, mais les perspectives de réislamisation de la société avancées par les Frères musulmans en Tunisie et en Egypte, après les révolutions et leurs victoires aux élections, ne rassurent pas la communauté alaouite syrienne, d’autant qu’il se trouve désormais une forte composante salafiste dans l’opposition militaire. A défaut de se maintenir au pouvoir, les Alaouites choisiront une partition du pays, à l’image du Kurdistan irakien, seule option susceptible d’assurer leur sécurité.

Publié le 07/03/2012


Fabrice Balanche est maître de conférences à l’Université Lyon 2 et directeur du Groupe de Recherches et d’Etudes sur la Méditerranée et le Moyen-Orient à la Maison de l’Orient.

Agrégé et docteur en Géographie, il a fait un premier séjour au Moyen-Orient en 1990. Depuis il a vécu une dizaine d’années entre la Syrie et le Liban, terrains privilégiés de ses recherches en géographie politique. Il a publié en 2006 un ouvrage sur la Syrie contemporaine : La région alaouite et le pouvoir syrien dans lequel il analyse le clientélisme politique qui structure le régime baathiste. Son dernier ouvrage : Atlas du Proche-Orient arabe présente les traits communs et la diversité du Proche-Orient arabe (Syrie, Liban, Jordanie et Palestine) contemporain.


 


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