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Le XIe siècle est, on l’a souvent dit, une période d’éclatement pour le monde islamique médiéval : l’Empire abbasside n’est plus unifié par le califat de Bagdad, réduit dans la plupart des provinces à un pouvoir purement nominal, ou à une autorité morale et religieuse sans réel exercice du pouvoir. C’est aussi une période de reconfiguration des territoires, où apparaissent de nouvelles dynasties qui promeuvent un modèle sultanien, où le pouvoir économique et militaire est exercé par un chef – le sultan [1] – qui demeure nominalement vassal du calife abbasside.
Dans ce contexte se développent notamment des dynasties non arabes, marquant une rupture nette avec l’exercice du pouvoir tel qu’il était conçu et pratiqué depuis l’époque du Prophète : le kurde Saladin, en Égypte, ou les différents clans turcs qui s’emparent des provinces orientales de l’Empire abbasside, en sont des exemples. À l’Ouest, dans l’Afrique du Nord islamisée et constituée en province califale depuis les conquêtes du VIIe siècle, ce mouvement de reconfiguration et d’émergence de pouvoirs nouveaux se concrétise à travers une dynastie : celle des Almoravides, qui s’installent en 1042 et, pendant un siècle, dominent un véritable empire s’étendant des confins orientaux du Maghreb à l’Andalousie. Dynastie berbère, formée à partir d’un clan nomade originaire du Sahara, les Almoravides procèdent dans ces différents territoires à une unification remarquable, fondée surtout sur l’islam et sur la notion de guerre sainte. Ils promeuvent également une civilisation raffinée, influencée par la culture andalouse, dont ils sont proches ; politiquement également, les interventions almoravides contre la reconquête chrétienne en Espagne jouent un rôle essentiel, et légitime aussi leur positionnement en tant que défenseurs de l’islam qui leur permet de gagner le respect du calife abbasside.
À l’origine de la dynastie almoravide se trouve un ensemble tribus nomades, les Judalla et les Lamtûna qui appartiennent tous deux au grand groupe berbère des Sanhâdja. Localisés dans le désert du Sahara, entre le Sénégal et le sud du Maroc, et peu islamisés, ces groupes se convertissent à l’islam au IXe siècle. C’est à partir de la religion et d’une idéologie religieuse précise que va se construire leur pouvoir : au début du XIe siècle, on assiste en effet à la formation d’une communauté religieuse, à vocation prosélyte, autour d’un prêcheur nommé ‘Abd Allâh ibn Yâsin. C’est de cette communauté, qui se sédentarise vers 1048 dans une ville-camp (ou ribât) probablement située au Sénégal, que les Almoravides tirent leur appellation : al-murâbitûn, leur nom arabe, signifie « les gens du ribât ». D’autres historiens considèrent que ce centre n’a pas existé en tant que tel, et que la dénomination « al-murâbitûn » fait plutôt référence à l’activité des membres de la communauté, qui, en tant que guerriers nomades, allaient de ribât en ribât. Suivant les enseignements de ‘Abd Allâh, les premiers Almoravides suivent en tout cas un islam assez rigoriste, mènent une vie très austère, et développent une idéologie de la guerre sainte qui les pousse, sous l’égide d’un chef de guerre nommé Yahya issu de la tribu des Lamtûna, à lancer leurs premières expéditions militaires, dirigées contre les Noirs non islamisés des pays situés autour du fleuve Niger. C’est dans la même dynamique qu’une partie des Almoravides se tourne ensuite vers le Nord, alors qu’ils contrôlent déjà les grandes routes caravanières sahariennes : la ville de Sijilmâsa, située à la frontière du désert saharien et au carrefour des routes commerciales, est conquise en 1053 par ‘Abd Allâh ibn Yâsin, qui meurt six ans plus tard au combat. Dans les années 1060, menés par Abû Bakr ibn ‘Umar al-Lamtûni puis par Yûsuf ibn Tashfîn, les Almoravides imposent leur domination sur l’ensemble de l’espace maghrébin et jusque sur l’al-Andalûs, où ils repoussent les rois chrétiens et évincent les princes musulmans locaux. À la fin du XIe siècle, la dynastie almoravide est donc non seulement fondée, mais aussi solidement installée sur un espace islamique hispano-maghrébin pourtant très divers et encore peu unifié.
Les Almoravides sont une dynastie berbère et sunnite, formée en quelque sorte de moines-guerriers semblables aux Templiers ou aux Hospitaliers chrétiens, qui se montre très hostile au chiisme – présent au Maghreb, notamment sous la forme du chiisme ismaïlien, celui des Fatimides d’Égypte – et ne s’inscrit pas dans la logique de valorisation de l’arabité qui était celle des Abbassides. Composant avec un territoire marqué par des influences diverses, ils vont pourtant parvenir à établir un pouvoir fort et à créer un modèle culturel relativement unificateur.
C’est bien l’idéologie de la guerre sainte, du jihâd, qui sous-tend et donne toute sa force aux conquêtes almoravides. Les expéditions localisées aboutissant à la prise de pouvoir d’un clan ou d’une tribu sur un territoire sont en effet monnaie courante au XIe siècle ; mais aucun autre clan berbère n’a, à cette époque, la détermination ni l’envie nécessaires pour imposer son pouvoir sur un espace plus large, ce qui s’apparente dans les faits à une véritable construction impériale. Poussés par leur désir de propager l’islam, et favorisés par leurs talents guerriers, les Almoravides vont y parvenir en se réappropriant le modèle du jihâd ; c’est d’ailleurs de la même manière que procède Saladin, plus à l’est, pour construire un puissant empire. Le jihâd prend deux formes principales : il s’agit, d’une part, de diffuser l’islam, quitte à l’imposer par la force après conquête de territoires étrangers ; il s’agit ensuite de lutter contre les puissances étrangères hostiles à l’islam, incarnées notamment par les rois catholiques d’Espagne. Le premier jihâd almoravide, on l’a dit, s’oriente vers l’Afrique noire, et plus précisément le pays de Ghana qui est conquis à partir de 1054. La conquête du Maghreb répond au même impératif religieux, comme l’illustre bien la lutte de ‘Abd Allâh ibn Yâsin contre le royaume des Bargawâta, qui professaient une religion musulmane mâtinée de paganisme, de judaïsme et très influencée par le chiisme. Si la conquête territoriale est donc une évidence, elle n’est pas explicitement poursuivie pour elle-même : l’idée est avant tout d’imposer l’islam comme religion universelle – à commencer par les régions historiquement inscrites dans l’aire culturelle islamique, comme l’Afrique du Nord.
L’islam est également le principal vecteur d’une unification du territoire inexistante avant la mise en place de la dynastie almoravide, et difficile à réaliser du fait d’un très grand morcellement spatial et de la présence de groupes ethniques et culturels diversifiés. La lutte contre le chiisme, perçu comme une hérésie par les Almoravides sunnites, en est un premier élément. Le choix d’une capitale, Marrakech, fondée en 1062 par Abû Bakr ibn ‘Umar al-Lamtûni, va de pair avec la construction de nombreuses mosquées et madrasas, qui se répandent également dans les autres villes du territoire almoravide. Ainsi, par la religion, se met en place un panel de références culturelles communes, qui facilitent une plus grande intégration au sein du nouvel État – celui-ci reconnaît d’ailleurs en théorie l’autorité religieuse du calife abbasside, malgré l’éloignement géographique de ce dernier et le titre de « amîr al-mu‘minîn », « Commandeur des Croyants », que s’octroient les Almoravides eux-mêmes ; ce fait est en lui-même révélateur de la volonté almoravide de promouvoir avant tout l’islam sunnite. Toutefois, cette unification demeure incomplète : certains territoires ne sont pas totalement pacifiés, et des révoltes éclatent de temps à autre au sein de l’Empire almoravide, par exemple sous l’influence du réformateur Ibn Tûmart dans les années 1120, qui sera à l’origine du développement de la dynastie almohade.
Paradoxalement, alors que le cœur du territoire almoravide est constitué par l’Afrique maghrébine, l’influence andalouse en est l’un des caractères les plus marquants. Plusieurs facteurs expliquent cette situation. D’abord, la conquête de l’al-Andalûs par les Almoravides n’est pas du même type que celle de l’Afrique du Nord : ils sont en fait appelés à l’aide par les princes musulmans d’Espagne, nombreux et centrés chacun sur une cité ou taifa, et menacés par la reconquista lancée par les rois chrétiens des États de la marche espagnole (tout au nord de l’Espagne). C’est après avoir vaincu Alphonse VI de León et Castille à la bataille de Zallâqa, le 2 novembre 1086, que le chef almoravide Yûsuf ibn Tashfîn, soutenu par une fatwa émise par les savants religieux d’Orient comme d’Occident, entreprend de déposséder les uns après les autres les princes des taifas et rétablit l’unité de l’Espagne musulmane, désagrégée depuis la chute du califat de Cordoue en 1031. En 1102, Valence, dernier bastion résistant, est occupée, et les Almoravides poussent jusqu’à Saragosse en 1110. S’organisent alors des échanges de plus en plus nombreux, aussi bien commerciaux qu’artistiques et culturels, entre l’Espagne et le Maghreb : le règne de ‘Alî ibn Yûsuf, fils du précédent, marque entre 1106 et 1142 l’apogée du pouvoir almoravide, qui se caractérise désormais par une civilisation brillante où l’influence andalouse est de plus en plus prégnante. Architecturalement et artistiquement, mais aussi sur le plan des modes de vie ou dans le domaine de la pensée, la culture hispanique florissante du califat de Cordoue renaît en Espagne comme à Marrakech : elle a pour corollaire négatif le creusement du gouffre entre les classes privilégiées et leurs habitudes raffinées, d’une part, et le reste de la société, très marquée par une doctrine malikite bien plus intransigeante, d’autre part. De ce fait, les troubles internes se font de plus en plus nombreux en Afrique tandis que les princes espagnols commencent à se rebeller contre la domination almoravide. La fin du règne de ‘Alî bin Yûsuf marque le début d’une période difficile, au moment où la dynastie des Almohades prend de plus en plus d’ampleur : en 1147, la prise de Marrakech par ces derniers signe la fin du pouvoir almoravide.
La période almoravide est déterminante en ce sens qu’il s’agit de la première véritable tentative d’unification de l’Afrique musulmane, qui se retrouve toutefois sous cette dynastie associée à al-Andalûs et influencée par la brillante culture hispanique. Fondé sur l’impératif religieux du jihâd, qui va de pair avec une volonté explicite de défendre et promouvoir l’islam sunnite, le pouvoir almoravide est renversé en 1147 par une dynastie qui prend clairement sa suite : celle des Almohades, qui règneront au Maghreb et en Andalûs jusqu’en 1269.
Bibliographie :
– Albert Hourani, Histoire des peuples arabes, Paris, collection Points Seuil, 1993, 732 pages.
– Vincent Lagardère, Les Almoravides jusqu’au règne de Yûsuf b. Tâshfîn : 1039-1106, Paris, L’Harmattan, 1991, 240 pages.
– Vincent Lagardère, Les Almoravides : le djihad andalou, 1106-1143, Paris, L’Harmattan, 1998, 327 pages.
– Dominique Sourdel, L’Islam médiéval : Religion et civilisation, Paris, Presses Universitaires de France, 2005, 230 pages.
– Dominique & Janine Sourdel, Dictionnaire historique de l’islam, Paris, Presses Universitaires de France, 1996, 1010 pages.
Tatiana Pignon
Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.
Notes
[1] « sultan » signifie en arabe « pouvoir » : c’est un titre censément conféré par le calife, qui délègue ainsi une part de son autorité à un chef plus local.
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