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Les Chrétiens d’Orient : la formation des différentes Églises (IIème – VIIIème siècles)

Par Florian Besson
Publié le 27/06/2014 • modifié le 13/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

L’église suspendue (al-Kanissa al-Mou’alaqah) du quartier copte du Caire

Crédits photo : Florian Besson

La foi chrétienne au cœur de processus centrifuges

Les missionnaires qui partent du Proche-Orient vont évangéliser une zone extrêmement vaste, en particulier vers l’Orient : vers 550, il existe un évêché en Inde du sud, une région qui aurait été, selon la tradition, évangélisée par Saint Thomas ; la Chine est atteinte au début du VIIème siècle ; l’Ethiopie avait été convertie dès le IVème siècle. Ces territoires sont souvent très éloignés, et vont ainsi pouvoir très vite affirmer leur autonomie. L’éclatement du christianisme est ainsi d’abord le fait de considérations géopolitiques.

En effet, au Vème siècle, ce monde chrétien est structuré autour de cinq centres, appelés patriarcats : Alexandrie pour l’Egypte, Rome pour l’Occident, Antioche pour l’Orient, Constantinople pour la Grèce et l’Asie Mineure (depuis 395), et Jérusalem qui est considérée de fait comme un patriarcat de par son importance historique. Le patriarche de Rome (le pape) a un poids symbolique très important, en tant que successeur direct de Saint Pierre (c’est ainsi que les papes catholiques se présenteront tout au long du Moyen Age), mais n’a aucune autorité effective sur les autres patriarcats. C’est plutôt le patriarche d’Antioche qui domine. Et les Chrétiens qui vivent en Mésopotamie, sous la tutelle de l’Empire sassanide, sont souvent persécutés par le pouvoir, qui voit volontiers les Chrétiens comme des relais de Rome – encore plus depuis que, en 391, l’empereur romain Théodose a fait du christianisme la religion officielle de l’Empire romain. De plus, dans le climat de conflit perpétuel, entrecoupée de conflits fréquents, la communication entre ces Chrétiens et le patriarcat d’Antioche est loin d’être garantie. C’est sous l’effet conjugué de ces deux facteurs que l’Église apostolique de l’Orient (aussi appelée Église nestorienne, ou encore Église assyrienne [1]) affirme peu à peu son autonomie, soutenue par le pouvoir sassanide qui y voit l’occasion de séparer ces Chrétiens de l’Empire romain. En 424, un synode [2] affirme que l’évêque de Ctésiphon (la capitale de l’Empire sassanide) est le chef de l’Église d’Orient, et donc l’égal des patriarches dont il va d’ailleurs prendre le titre : il sera même appelé le catolicos – patriarche, autrement dit le « patriarche général ». L’Église qu’il dirige affirme ainsi son autocéphalie, c’est-à-dire qu’elle prend son indépendance, une indépendance qui va être consacrée par une rupture théologique quelques années plus tard.

Des divisions surtout théologiques

Car la plupart des ruptures sont le fait de divisions théologiques. Le problème majeur à cette époque est celui de la vraie nature du Christ : le dogme central du christianisme, ce qui fonde son originalité, mais aussi ce qui le rend inacceptable pour les Juifs comme plus tard pour les Musulmans, est en effet l’Incarnation, le fait que Dieu se soit fait homme, incarné dans une chair humaine qui est née et qui est morte sur la Croix. On distingue le plus souvent deux courants de pensée : une école antiochienne qui distingue les deux natures du Christ, et une école dite d’Alexandrie, nourrie de la philosophie platonicienne et de ses branches gnostiques, qui au contraire unit les deux natures. La question christologique va ainsi secouer le Proche-Orient et diviser les opinions.

Un prêtre alexandrin, du nom de Arius (256 – 336), affirme par exemple que le Christ n’est pas l’égal de Dieu le Père : une doctrine condamnée par le concile de Nicée, réuni en 325, qui définit le Credo, c’est-à-dire la profession de foi chrétienne qui est l’épine dorsale de cette nouvelle religion. L’arianisme devient alors une hérésie, mais une hérésie qui a encore de beaux jours devant elle, puisqu’elle séduira notamment en Occident les Wisigoths, les Burgondes, et autres peuples germaniques. Au début du Vème siècle, le patriarche de Constantinople, Nestorius (381 – 451), soutient que le Christ est constitué de deux natures, une part divine et une part humaine : la Vierge Marie n’a pu enfanter que la seconde (elle est donc christokos, mère du Christ, mais pas theotokos, mère de Dieu), et seule la seconde a souffert sur la Croix [3]. Le concile d’Ephèse, en 431, condamne cette opinion, influencée par le théologien Théodore de Mopsueste, mais l’Église d’Orient va l’adopter, d’où son nom d’Église nestorienne. On retrouve le jeu géopolitique : Constantinople soutient Cyrille d’Alexandrie, adversaire du nestorianisme, car l’empire byzantin a besoin du soutien de l’Egypte, grenier à blé de l’Empire.

Un peu plus tard mûrit une nouvelle opinion, en partie contre le nestorianisme : la part divine du Christ aurait absorbé sa part humaine, en sorte qu’il ne lui resterait qu’une seule nature – d’où le nom de monophysisme donné à ce courant de pensée, défendu par exemple par Eutychès, supérieur d’un couvent de Constantinople. Nouveau concile, celui de Chalcédoine en 451, et nouvelle condamnation : le Christ est à la fois Dieu et homme, et il est autant l’un que l’autre (croyance dite unitariste). A nouveau, la définition d’un dogme provoque une division des croyances : le parti monophysite (aussi appelé non-chalcédonien), renforcé par les réflexions de grands théologiens comme Philoxène de Mabboug ou encore Sévère d’Antioche, et soutenu en secret par l’impératrice Théodora, l’épouse de Justinien, se structure en Eglise parallèle. C’est l’Eglise syriaque orthodoxe [4], qu’on appelle aussi l’Eglise jacobite, du nom d’un évêque (Jacques Baradée) qui fit beaucoup pour sa construction à la fin du VIème siècle. A partir de ce moment, il y a deux patriarches d’Antioche. Cette Eglise ne cessera pas d’être persécutée par le pouvoir impérial, et ne pourra vraiment se développer au grand jour qu’après la conquête arabe, qu’elle accueillera pour cette raison avec enthousiasme. Ceux qui restent fidèles au concile de Chalcédoine sont appelés les melkites, de l’arménien malka, roi, car ils sont du parti de l’empereur. Au moment de la conquête arabe, coupés de Constantinople, ils se construiront eux aussi comme une Eglise largement autonome.

Enfin, au VIIème siècle, le patriarche de Constantinople tente de réconcilier les chalcédoniens et les monophysites en admettant que le Christ a bien deux natures distinctes, mais unies par une seule volonté, pleinement divine elle (d’où le nom de monothélisme, « une seule volonté », que l’on donne à ce dogme). Malis cette doctrine est condamnée en 681 et devient à son tour un facteur de divisions, puisque l’Eglise maronite l’adopte.

Fractures plus profondes et points communs

Mais ces divisions théologiques n’expliquent pas la formation des différentes Eglises : comment passe-t-on de querelles philosophiques extrêmement pointues à des croyances de masse, puis à des Eglises indépendantes ? En fait, ces divisions redoublent bien souvent des divisions sociales, linguistiques ou nationales. Par exemple, les melkites, partisans de l’empereur et du concile de Chalcédoine, sont la plupart du temps des habitants des villes de langue grecque, alors que les monophysites se trouveront plutôt dans les campagnes de l’intérieur, de langue araméenne. Les Egyptiens parlent et écrivent en copte, alors que la plupart des autres Eglises écrivent en syriaque, une langue qui descend de l’araméen ; les Grecs de Constantinople, bien sûr, utilisent le grec. Les melkites correspondent aussi généralement à la classe supérieure de la population, et le choix d’une « autre religion », ou plutôt d’une autre version de la même religion, peut aussi exprimer des tensions sociales. A noter que la noblesse est souvent opposée au pouvoir impérial (qui, héritier des pratiques administratives de l’Empire romain, l’accable d’une lourde fiscalité sans pour autant lui donner de postes à responsabilité) : les nobles soutiendront la construction d’Eglises parallèles, et seront souvent prompts à se rallier à l’Islam au VIIIème siècles.

Le choix d’une croyance hétérodoxe peut aussi devenir le moyen pour ces populations d’affirmer leur différence, voire leur autonomie, vis-à-vis d’un pouvoir impérial souvent très oppressif : rappelons que Constantinople évolue dans un sens théocratique, c’est-à-dire que l’empereur prétend à la fois être le représentant de Dieu sur terre et être en charge personnellement du salut de tous les habitants de l’Empire. C’est clairement le cas en Egypte, où l’Eglise (monophysite) prend le nom d’Eglise copte pour se distinguer de l’Eglise syriaque dont elle partage les croyances. L’Eglise arménienne elle aussi prend prétexte des schismes théologiques pour affirmer son indépendance. L’Eglise arménienne grégorienne (en référence au fondateur, Grégoire l’Illuminateur) s’émancipe vers 300, mais le rejet du concile de Chalcédoine lui offre à la fois le prétexte pour sceller cette rupture et le ciment nécessaire pour souder une nouvelle identité : l’Eglise arménienne sera monophysite. Son patriarche est héréditaire. Dans ce cas-là, la construction de l’Eglise arménienne va de pair avec la construction de l’Arménie comme royaume, un royaume qui parviendra tant bien que mal à maintenir son unité et son autonomie, tant religieuse que politique, durant tout le Moyen Age [5]. Et on retrouve la spécificité linguistique (autour de l’arménien), et l’encadrement par une noblesse frustrée. La naissance de l’Eglise maronite s’inscrit dans ces mêmes logiques : Mar Maron est un monastère de Syrie, très influent au Vème et VIème siècle, et dont les moines parviennent à former une véritable congrégation de monastères favorables au concile de Chalcédoine. Isolés au cœur d’une région majoritairement monophysite, ces monastères se transforment en une véritable Eglise parallèle, qui en 681 se coupe durablement de l’Eglise grecque orthodoxe autour de la question du monothélisme : vers 780, les maronites élisent leur propre patriarche et trouvent refuge dans les montagnes du Liban pour échapper aux persécutions, souvent très lourdes (par exemple sous l’usurpateur Phôkas au début du VIIème siècle). Eux aussi accueilleront avec soulagement l’arrivée des conquérants arabes. Cinq siècles plus tard, ils se soumettront à l’Eglise catholique.

Ces différentes Eglises s’éloignent progressivement les unes des autres, ce qui rend, à mesure que le temps passe, tout espoir de réconciliation plus vain. La liturgie, par exemple, au départ commune, commence à distinguer profondément les Eglises : l’Eglise nestorienne reste fidèle à la messe originelle, alors que les autres innovent et évoluent. Les melkites, influencés par Constantinople, font une large place aux images saintes (les icônes), alors que les autres Chrétiens d’Orient ne les utilisent que très peu. Néanmoins, les Eglises orientales continuent à communiquer et à échanger : les auteurs se lisent mutuellement, et les différentes Eglises évoluent dans un sens commun. On peut penser ici à l’importance de l’érémitisme et du monachisme dans la spiritualité orientale, ou encore à l’évolution spirituelle qui conduit lentement toutes ces Eglises à bannir l’idée même de violence justifiée, donc de guerre sainte, alors même qu’en Occident l’Eglise connaît l’évolution inverse. De plus, ces différences sont contrebalancées par des points communs : la très large place faite aux saints, par exemple, ou encore le fait que les Chrétiens d’Orient n’adorent que la Croix, pas le crucifix, c’est-à-dire la Croix mais sans Jésus dessus. Autrement dit, le christianisme oriental, qui s’est profondément divisé sur la question de l’Incarnation, est plus centré sur la Résurrection que sur la Passion. C’est un point qui le distingue profondément du catholicisme : au moment des croisades, les Latins seront très surpris devant toutes ces croix nues, et, pour eux, vides.

Ces fractures multiples rendent difficile la compréhension du paysage religieux de l’Orient latin. Lorsque le moine et chroniqueur français Guibert de Nogent tente de comprendre et d’expliquer le paysage religieux de l’Orient au XIIème siècle, la seule image qui lui vienne est significativement celle du labyrinthe.

Ainsi, sous l’effet à la fois de considérations géopolitiques, de ruptures théologiques et de fractures plus profondes, le Proche-Orient s’est divisé en une multitude d’Eglises et de confessions. Les Chrétiens sont, au début du VIIIème siècle, majoritaires et très actifs (notamment dans les domaines de la production littéraire, de la réflexion théologique et de l’action missionnaire) : mais ils sont pluriels. Et ils le resteront, malgré les efforts de certains empereurs, la dernière tentative notable étant l’Ekthèse (littéralement « exposition ») de l’empereur byzantin Héraclius en 638 : la volonté de réconcilier les différentes confessions, de refaire l’unité du christianisme, va ici avec une volonté de reconstruire l’empire byzantin, après la victoire décisive remportée sur les Sassanides en 629. Mais à cette heure là, le Proche-Orient est sur le point de basculer sous l’autorité islamique, et une page de l’Histoire va se tourner.

Bibliographie :
 J. Assfalg et P. Kruger, Petit dictionnaire de l’Orient chrétien, Brepols, 1991.
 A. Ducellier, Chrétiens d’Orient et Islam au Moyen Age, VIIème – XVème siècle, Paris, 1996.
 L’Histoire, numéro 337, Décembre 2008, dossier sur « Les chrétiens d’Orient ».

Publié le 27/06/2014


Agrégé d’histoire, élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, les recherches doctorales de Florian Besson portent sur la construction de la féodalité en Orient Latin, après un master sur les croisades.


 


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