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Bien que des siècles nous en séparent, les Croisades ne sauraient être un sujet dépassé. C’est un thème qui demeure d’une actualité brûlante, car, comme dans un écho lointain à notre monde, il met aux prises un Orient musulman et un Occident chrétien. A ce titre, il véhicule des problématiques qui sont toujours les nôtres, toujours aussi délicates.
Ceci expliquerait peut-être qu’il ait été quasiment retiré des programmes scolaires en France. Le programme d’histoire de la classe de Seconde pose les fondements historiques et culturels de l’Europe ; y figurent notamment la Grèce antique et Rome, la Renaissance et la Réforme, la Révolution française et l’avènement des grandes idéologies, libéralisme, socialisme et nationalisme. Récemment, la partie consacrée au Moyen Âge a introduit la chrétienté, élément qui n’existait pas il y a quelques années. Les programmes officiels reconnaissent désormais le christianisme comme source constitutive de la civilisation européenne, en réponse aux questionnements identitaires qui agitent la France. En outre, l’étude de la période médiévale accorde une large place à la féodalité, phénomène qui n’a plus aucune incidence sur le monde actuel et ne consacre que deux paragraphes aux Croisades, alors que les rapports entre l’Islam et la chrétienté ne cessent d’entraîner les deux rives de la Méditerranée dans des conflictualités toujours plus sévères. Est-ce à dire que le sujet est considéré tellement polémique que les concepteurs des programmes d’histoire préfèrent tout simplement l’éluder, et se cantonner à des thématiques plus neutres qui ne susciteraient aucune polémique dans des classes où la mixité religieuse des élèves et des enseignants est perçue comme une source d’affrontement ? Car il est indéniable que les Croisades continuent de soulever les passions. On se souviendra des réactions très vives du monde musulman quand, au lendemain des attaques du 11 septembre 2001, le président américain Georges W. Bush a annoncé que son pays était désormais en croisade contre le terrorisme. Les blessures occasionnées par les Croisades ne sont toujours pas refermées et la douleur affleure au moindre écart de langage.
Indéniablement, les Croisades ont constitué un temps fort de l’Histoire, un véritable choc dans le sens militaire car des parties antagonistes se sont affrontées par le moyen des armes, mais il s’agit également d’un choc culturel et ceci n’est pas forcément chose négative. Rappelons que grâce aux Croisades, l’Orient et l’Occident ont amélioré leur connaissance l’un de l’autre. C’est à cette époque que l’Europe a accès au texte du Coran, traduit pour la première fois. Au contact l’un de l’autre, les deux mondes échangent des savoir-faire dans l’art militaire et l’architecture notamment. L’histoire des Croisades est riche en événements qui, loin de se limiter à une confrontation entre Islam et christianisme, recèlent des aspects étonnants souvent méconnus du public non averti. C’est cette histoire-là, reconstituée dans sa trame chronologique, qui charpente ce texte qui se propose de partir de l’événement afin de mieux mettre à jour ce qui, dans les Croisades, fait sens pour nous.
A la veille des Croisades, trois mondes sont en présence, et non pas deux comme on a coutume de le croire : l’Empire byzantin, l’Occident et l’Islam.
L’Empire Byzantin est l’héritier de Rome. Après la chute de l’Empire romain d’Occident aux mains des Barbares en 476, l’Empire romain d’Orient continue pendant un millénaire de perpétuer le double legs de l’hellénisme et de la romanité. Il sera appelé Empire Byzantin parce que Constantinople, sa capitale baptisée d’après son fondateur l’empereur Constantin, s’appelait Byzance au temps où elle était une colonie grecque. A l’heure où les Croisades vont commencer, cet Empire est affaibli du fait notamment d’une perte de territoires importante survenue au profit de l’Islam sorti de la péninsule arabe au VII° siècle. En outre, son rayonnement religieux et culturel s’est considérablement rétréci depuis que le Grand Schisme a séparé en 1054 les chrétiens d’Orient et leurs coreligionnaires d’Occident autour de questions de primauté entre le pape de Rome et le patriarche de Constantinople qui s’excommunient mutuellement. Cet événement rompt l’unité de l’Eglise et la sépare en deux groupes antagonistes : les chrétiens d’Orient qui se disent désormais « orthodoxes », dépositaires de la « voie droite », la vraie foi, et les chrétiens d’Occident qui se disent « catholiques » et revendiquent une universalité – sens littéral de catholique – qu’ils dénient à leurs coreligionnaires byzantins. La conscience que le monde catholique va avoir de son universalité sera sans doute constitutive de l’esprit qui a présidé aux Croisades. L’élan guerrier qui va se manifester alors n’épargnera pas l’Empire byzantin. La Quatrième Croisade sera détournée sur Constantinople qui sera mise à sac et contrainte à accepter un Empire latin dans ses murs.
Sur la rive européenne de la Méditerranée, l’Occident finit de se relever du choc qu’il a encouru en 476, à la chute de Rome. La disparition de l’Empire romain d’Occident a eu une incidence profonde sur les contemporains habitués à vivre selon un ordre qui remontait à un temps immémorial et mythique, la fondation de Rome. La rupture qui survient finit d’inscrire des frontières internes dans un espace qui, jusque-là, était uni dans un cadre juridique et identitaire homogène. L’unité cède la place au morcellement et à un vide juridique générateur d’insécurité et de peur. Laissées à elles-mêmes dans des espaces livrés à des exactions multiples, les populations se mettent biens et corps sous la protection de seigneurs. Peu à peu se construit la féodalité qui substitue une structure atomisée en mini-Etats à l’Empire romain naguère mondialisé. Un seul pouvoir centralisateur a survécu au naufrage de l’Empire : c’est l’Église. La papauté est la dernière survivance du pouvoir central. Héritier des empereurs, le pape se retrouve investi de leur titre de Pontifex Maximus. Forte de cette légitimité et de l’autorité qu’elle exerce sur les âmes, c’est l’Eglise qui va lancer les Croisades.
L’élan militaire des Croisades va être porté par des pouvoirs monarchiques de plus en plus stables. L’exemple le plus éloquent demeure sans conteste celui de la dynastie capétienne qui voit le jour en 987. Quand disparaît sans héritier le dernier successeur de Charlemagne, les nobles choisissent l’un des leurs, Hughes Capet, pour recevoir à Reims le sacre qui fera de lui le roi, premier entre ses pairs. A l’époque, il ne régnait effectivement que sur l’Ile-de-France et sa capitale, Paris. Hugues Capet institue une pratique qui sera suivie par ses successeurs : il fait sacrer et couronner son fils de son vivant, afin d’assurer la continuité du principe dynastique et la solidité du pouvoir royal. Ce sont les descendants d’Hugues Capet, les Capétiens, qui partiront en croisade ; ce sont également eux, qui, au moyen de la guerre et des alliances matrimoniales, vont façonner peu à peu au cours des siècles suivants le territoire qui deviendra la France. Cette nouvelle donne politique ainsi que toutes les mutations techniques et agricoles qui ont jalonné le Moyen Âge ont fait de cette période une ère fondatrice pour l’Europe au même titre que l’Antiquité gréco-romaine qui a été longtemps mise en avant alors que les âges médiévaux étaient considérés comme des âges sombres, empreints de religiosité et de superstitions de toutes sortes.
Au XIXème siècle, le romantisme redécouvre les Croisades et réhabilite l’histoire du Moyen Âge. A la faveur de ce changement de perception, on redécouvre l’importance du cette époque, en tombant parfois dans des excès inverses. Ainsi, il était devenu commun de penser que les améliorations survenues dans le secteur de l’agriculture avaient généré un surplus démographique qui s’était déversé sur l’Orient à travers les Croisades. Actuellement, cette vision est relativisée ; même s’il est indéniable que les conditions de vie se sont sensiblement améliorées, on ne saurait parler d’explosion démographique pour autant car la mortalité restait très élevée. De même, la peur de l’An Mil, à l’approche du premier millénaire de la naissance et de la mort du Christ, date censée marquer la fin du monde, a longtemps alimenté des lectures quelque peu exagérées. Quel que soit le degré véritable des appréhensions que cette date a fait naître dans les esprits, il est cependant hors de doute que, passé l’An Mil, l’Europe a connu un renouveau architectural notoire, avec son entrée notamment dans l’âge des cathédrales gothiques. Sanctuaires de lumière, ces lieux de culte à l’architecture élancée, agrémentés d’une profusion de détails, sont des projets de construction qui s’étalent sur plusieurs générations, signe que l’Europe est optimiste et qu’elle croit en l’avenir.
Le Monde musulman est le troisième acteur de la période qui s’ouvre. Situé sur un large espace bordant les rives Est et Sud de la Méditerranée, de l’Espagne andalouse aux confins de l’Inde, c’est un Empire régi par l’autorité d’un Calife, successeur du Prophète. Au moment où il va être bouleversé par l’afflux des Croisades, des califes de la lignée des Abbassides sont établis à Bagdad, ville qu’ils ont fait construire sur le Tigre, cité la plus belle et la plus riche au temps de la splendeur d’Haroun al-Rachid. A l’heure où les Croisades déferlent, leur pouvoir s’est considérablement affaibli. La centralité de naguère a complètement disparu ; partout des mini-Etats se sont constitués. Ainsi, à Alep, la cour des Hamdanides s’enorgueillit de la présence du grand poète al-Mutanabbi. Ces Etats disposent d’une autorité politique sur les territoires qu’ils contrôlent et continuent de reconnaître l’autorité spirituelle du calife. Il n’en est pas ainsi dans la zone allant de l’Afrique du Nord jusqu’au Levant. Là, un califat fatimide de confession chiite a vu le jour dans la Tunisie actuelle, puis s’est transporté sur les bords du Nil où en 969, il s’est doté d’une capitale, Le Caire, « celle qui opprime », construite sur le site de l’antique Fustat. Partout ailleurs, ce qui reste du califat abbasside-sunnite est morcelé en mini-Etats, et un califat des Omeyades est établi à Cordoue à l’extrémité occidentale du monde musulman d’où il concurrence Bagdad.
Au début du XI° siècle, le calife fatimide al-Hâkim bi-Amr-Illâh se proclame « incarnation du divin ». Une prédication nouvelle voit le jour, qui va être transposée jusqu’en Syrie, car l’Egypte, en dépit de la présence d’un califat chiite, était restée profondément sunnite et imperméable à toute nouveauté religieuse. En revanche, la Syrie est depuis les temps anciens un terrain ouvert à tous les courants spirituels. La foi nouvelle venue d’Egypte parvient à s’y implanter et à se répandre parmi la population en grande partie chiite ismaélienne qui sera dès lors connue sous le nom de Druzes, du nom du prédicateur al-Darazi qui les a convertis. En 1009, le calife al-Hâkim ordonne la destruction de l’Église du Saint Sépulcre. La nouvelle parvient en Occident où, de par l’horreur qu’elle suscite, elle comptera au nombre des causes premières des Croisades.
Au Xème siècle, des populations turcophones venant d’Asie centrale déferlent sur le monde musulman. Elles arrivent, non pas en envahisseurs, mais en vagues successives issues du nomadisme, comme cela a été le cas pour les Barbares à l’égard de l’Empire romain. Des changements climatiques et économiques particuliers font qu’au Xème siècle, les Turcs s’installent peu à peu en terre d’Islam et embrassent le sunnisme, le courant dominant. Eux-mêmes ne constituent pas une unité mais une multitude de groupes reliés par leur appartenance commune au monde turcophone. Ainsi, un groupe de Turcs se réclamant d’un ancêtre nommé Othman s’installent sur les rivages de la mer Egée ; discrets pour l’heure, ils formeront pas la suite la dynastie ottomane.
Les cavaliers turcs deviennent indispensables pour le califat auquel ils apportent du sang nouveau et des aptitudes militaires dont le Calife avait bien besoin. Autour de 1050, le calife partage ce qui lui reste de pouvoir avec l’une de leurs dynasties, les Seldjoukides qui ont fait d’Ispahan leur capitale. Une division du pouvoir s’installe en Islam : un Calife arabe sunnite, de la lignée du Prophète, détient le pouvoir religieux et un Sultan turc sunnite exerce le pouvoir politique et reconnaît la tutelle religieuse du Calife au nom duquel est dite la prière. Mais c’est le pouvoir seldjoukide qui détient le pouvoir de faire la guerre et la paix. Quand les Croisés vont arriver, ils ne se heurtent pas au Calife de Bagdad, mais aux Turcs Seldjoukides. Jusqu’en 1517, date à laquelle les sultans ottomans s’arrogent la dignité califale, va persister cette séparation entre le religieux et le politique en Islam.
Lire la partie 2 :
Les Croisades (1096-1291) : le choc de la rencontre entre deux mondes (2/3)
Lire également :
– Les croisades, temps de rencontre entre Francs et Musulmans en Orient
– Entretien avec Florian Besson - Les émirs musulmans au temps des croisades
– Cimeterre, arc turquois, javelot ou feu grégeois. La description des armes de l’Autre dans les sources occidentales du Moyen Age
– La vraie Croix portée à la croisade. Regard croisé sur une sainte relique du Moyen Age
Yara El Khoury
Yara El Khoury est Docteur en histoire, chargée de cours à l’université Saint-Joseph, chercheur associé au Cemam, Centre D’études pour le Monde arabe Moderne de l’université Saint-Joseph.
Elle est enseignante à l’Ifpo, Institut français du Proche-Orient et auprès de la Fondation Adyan.
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