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Aujourd’hui présents en Turquie, en Iran, en Syrie et en Irak, dispersés dans le Caucase, en Russie, en Asie centrale et jusqu’en Afghanistan, exilés en Europe, les Kurdes n’ont pas d’Etat-nation. Ils ont pourtant une histoire. Peuple établi aux confins des empires perse et ottoman, ils ont longtemps vécu dans des principautés libres, vassales de l’un ou de l’autre empire mais loin de leurs capitales. Convertis à l’Islam mais jamais arabisés, jaloux de leurs coutumes et de leurs langues, ils se sont maintenus à distance des puissants, ont changé d’allégeance et ont joui d’une autonomie de fait, à la conjonction fluctuante des deux grands Empires ottoman et perse.
Les origines du peuple kurde sont mal connues. Il est cependant admis qu’ils sont rattachés à l’ensemble indo-européen. Les grands ancêtres les plus souvent invoqués par les nationalistes sont les Mèdes, mais les Kurdes seraient issus de la rencontre entre des tribus indo-aryennes d’origines diverses venues par vagues successives s’établir dans ce qui deviendra à terme le Kurdistan, le pays des Kurdes. C’est à partir du VIIIe siècle que la singularité des Kurde est évoquée par les chroniqueurs arabes. Le terme désigne des tribus nomades installées à l’extrémité occidentale du plateau iranien. Les tribus kurdes ont plus tard intégré des populations turkmènes ou arabes en Anatolie et en Mésopotamie mais les divers dialectes et langues kurdes appartiennent au groupe des langues iraniennes occidentales.
Originellement, la société kurde est, dans son ensemble, tribale. Si les différents groupes tribaux sont fondés sur le récit mythique de leurs ancêtres propres et développent un sens prononcé de la territorialité, ces deux notions sont fluctuantes. Les allégeances et les alliances peuvent en effet varier tandis que le territoire de la tribu ne connaît pas de fixité géographique. Il dépend, suivant les accords passés avec d’autres tribus, de l’usage qui en est fait et donc des cycles pastoraux. L’histoire des Kurdes sera dès lors celle de la coexistence et de l’affrontement entre ce système tribal et l’Etat, impérial d’abord, national ensuite.
Avec l’expansion de l’Islam, les Kurdes sont intégrés pour plus de dix siècles à des Empires. Les premiers contacts avec les armées musulmanes ont lieu en 637 au cours de la conquête de la Mésopotamie. C’est après la chute de l’Empire sassanide dont ils avaient massivement défendu les flancs que les chefs kurdes se soumettent aux armées arabes et embrassent avec leurs peuples la nouvelle religion islamique. Pour s’étendre et prospérer, les Empires musulmans naissants doivent intégrer les spécificités préexistantes des diverses populations conquises. Les Kurdes se constituent en principautés autonomes, placées sous l’autorité des Empires successifs. Indépendants au sein de structures impériales lâches, les Kurdes soutiennent ainsi au cours de l’histoire les guerres menées par les Empires omeyades et abbassides. Ils sont réputés pour fournir des troupes aux armées islamiques dans leurs combats contre Byzance, l’Arménie, la Perse et les croisés. Les groupes armés kurdes se constituent ainsi en tribus militaires dont les membres atteignent les plus hauts grades. Certaines dynasties kurdes accèdent ainsi au pouvoir selon une logique prétorienne. Le cas le plus connu et le plus prestigieux est celui la dynastie de Saladin ou Salah al-din bin Ayyûb qui après la prise de Jérusalem en 1187 s’affirme comme la protectrice de l’Islam et s’établit en Syrie, en Mésopotamie et en Egypte.
Durant la première moitié du XIIIe siècle, les Kurdes sont envahis par des peuples venus de l’Est. En 1231, ils sont confrontés aux Mongols qui détruisent les centres urbains et massacrent la population. L’économie du Kurdistan évolue vers un degré plus élevé de pastoralisme : les récoltes sont en effet détruites sur le passage des Mongols et la pratique du nomadisme permet aux Kurdes de se trouver moins exposer à leurs assauts. Une fois passé le danger Mongol, les tribus kurdes se heurtent à Tamerlan au XIVe siècle. A cette longue période de trouble succède un retour de la logique impériale avec, à partir du XVIe siècle, une opposition entre les Empires ottoman et séfévide. Les velléités d’extension orientale des Ottomans se heurtent à la résistance de tribus turkmènes d’Anatolie orientale. Ces tribus se trouvent placées sous l’influence séfévide et adhérent de manière croissante à une branche hétérodoxe et contestataire de l’Islam chiite. S’en suit un conflit entre l’empereur perse Shah Ismail et l’empereur ottoman Selim qui culmine en 1514 avec la bataille décisive de Tchaldiran, en pays kurde. La victoire de Selim met fin à l’avancée séfévide en Anatolie, le Kurdistan représentant un point d’équilibre aux marches des deux empires. Après Tchaldiran, la majorité des émirats kurdes soutiennent la sublime Porte en contrepartie d’une autonomie garantie. Les conflits militaires entre les deux Empires s’achèvent avec le traité de Qasr-i Chirin en 1639 fixant formellement une ligne de séparation qui restera inchangée jusqu’en 1914.
Ainsi, la puissance militaire ottomane de même que la méfiance éprouvée par les chefs kurdes sunnites à l’égard des perses chiites a conduit les Kurdes à pencher en faveur de la Sublime porte. Cependant, l’arbitrage des chefs kurdes entre les deux Empires est conditionné par le degré d’autonomie qu’ils peuvent se voir garantir : la tutelle ottomane est plus respectueuse des hiérarchies locales ; la politique safavide emploie des intermédiaires étrangers pour administrer les régions kurdes et est moins encline à tolérer l’indépendance de fait des tribus qui y vivent. Cette différence s’explique paradoxalement par l’ancienneté et la force de la tradition centralisatrice ottomane, l’Empire peut se permettre certaines exceptions dans la mesure où elles servent des objectifs supérieurs liés à ses relations avec l’Empire perse. Alors même que l’ensemble des provinces ottomanes est soumis à une politique de centralisation et d’imposition de l’administration directe, l’Empire formalise, sous la conduite de Selim et par l’entremise du Kurde Idriss Bitlissi, le système féodal existant au Kurdistan et l’existence des émirats autonomes kurdes. De ces derniers ne sont exigées qu’une allégeance formelle et la fourniture de troupes en cas de guerre. Jouissant d’une indépendance de fait, les émirats kurdes développent une tradition politique inspirée de l’imaginaire étatique ottoman. Trois types de structures sont créées par l’Empire en plus des émirats indépendants : des sandjaks héréditaires (les gouverneurs kurdes transmettent le pouvoir de génération en génération), des sandjaks sous administration directe (souvent héréditaires en pratique) et des confédérations de tribus nomades. Gardiens des marches ottomanes, les kurdes jouissent ainsi d’une situation exceptionnelle, résultant des rapports de forces entre le centre et la périphérie et n’excluant pas des révoltes chroniques et des changements d’allégeance.
Une telle configuration, caractéristique des temps impériaux, ne survit pas au déclin du système ottoman. Le recul de l’Empire, l’écart qui se creuse avec l’Europe occidentale conduit en effet les élites ottomanes à s’inspirer de son modèle politique, juridique et administratif et donc à se défaire des systèmes d’allégeances, des statuts personnels, des dérogations et privilèges divers. Commence à partir de 1806 ce que l’historien soviétique Lazarev appelle « la deuxième conquête ottomane du Kurdistan ». Peuple des confins, les Kurdes se trouveront au cœur de l’accélération historique que subira la région tout le long du siècle suivant, entre mouvement de centralisation de la Perse et de l’Empire ottoman.
Bibliographie :
David McDowall, A Modern History of the Kurds, Londres, I.B. Tauris, 2003.
Robert Mantran (dir), Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 2003.
Jean-Paul Roux, Histoire de l’Iran, Paris, Fayard, 2006.
Voir Les Kurdes (2/3) : de la fin du XVIIIe siècle à 1914, le choc de la modernité
Les Kurdes (3/3) : De la Première Guerre mondiale à 2003 : rêve(s) d’indépendance(s)
Allan Kaval
Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.
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