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A partir de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe les grands empires orientaux entament leur déclin. Après avoir échoué devant Vienne un siècle auparavant, l’Empire ottoman recule devant la Russie. Ses périphéries sont prises dans l’orbite de puissances concurrentes ou s’éloignent progressivement de la Porte. L’Homme malade de l’Europe présente ses premiers symptômes. En Perse, l’effondrement de la dynastie Séfévide en 1735 ouvre plus d’un demi-siècle de désordres avant que les Qâdjârs ne s’installent au pouvoir. Durant cette période, c’est aussi la Russie qui exerce sa pression sur les frontières septentrionales de l’Iran. A l’ouest, l’avance technologique des puissances européennes leur assure une domination politique et idéologique. A mesure que cet écart se creuse, certains dans l’Empire ottoman estime une chute est possible et avec elle le sentiment d’une nécessaire adaptation : il faut rattraper l’Europe, moderniser l’armée, centraliser, rationnaliser, évoluer. C’est là toute la signification historique des Tanzimat ottomans. Cependant, dans le cas de l’Empire ottoman qui suit cette évolution de manière bien plus forte que la dynastie Qadjar, la modernisation ne fait qu’accélérer le déclin. Elle n’empêche pas les puissances extérieures d’affermir leur emprise, et n’endigue pas, bien au contraire, la diffusion de l’idée nationale qui apporte, de l’intérieur, son concours au délitement de l’Empire et ce jusqu’à la chute finale. Occupant les confins de ces deux Empires, les Kurdes sont concernés par ces évolutions.
Pour les chefs et les tribus kurdes des deux côtés de la frontière entre la Perse et l’Empire ottoman, l’objectif est de déjouer l’autorité des capitales, si besoin est, par un changeant de suzerain. Il suffit ainsi aux nomades de passer de l’autre côté d’une frontière qui reste malgré tout assez floue. Les chefs héréditaires quant à eux peuvent changer d’allégeance suivant la pression que l’une ou l’autre capitale fera peser sur l’exercice de leurs pouvoirs propres. Côté ottoman, jouissant déjà aux heures glorieuses d’une exceptionnelle autonomie, les Kurdes profitent durant les premières décennies du XIXe siècle de l’affaiblissement d’une capitale humiliée par les succès du gouverneur d’Egypte Mohamed Ali et de ses descendants. Cependant, manquant d’une vision à long terme, le bénéfice de cette contestation n’est conçu par les émirs kurdes que du point de vue de leur pouvoir personnel. L’autorité de l’Empire étant remise en question, ils se lancent dans des entreprises d’agrandissement territorial et dans des conflits féodaux. Pour Constantinople, l’exception kurde justifiée après la bataille de Tchaldiran n’est plus tenable. L’Empire doit reprendre en main le Kurdistan et cette nécessité va de pair avec la dynamique de rationalisation administrative et de centralisation qu’il a lancé. Les Kurdes sont divisés en plusieurs entités rivales, l’idée nationale est faible, le sentiment national est absent. Toute tentative de contestation à vocation unitaire est vouée à l’échec alors même qu’aux confins occidentaux de l’Empire, le principe des nationalités fait des émules dans les Balkans et en Grèce, pourtant plus proches de la capitale.
De 1806 à 1880, l’autonomie des émirats kurdes et leur existence en tant qu’entités distinctes prennent fin au terme de campagnes militaires très dures et de destructions humaines et matérielles importantes. Or la décomposition des émirats se traduit par des déséquilibres profonds. Alors que ce processus devait servir la centralisation de l’Empire, il aboutit à un éclatement du tissu social et au chaos. Sur les ruines des émirats, l’autorité impériale ne peut acquérir de légitimité auprès d’une population qui n’a rien à gagner de la centralisation administrative en cours. Son armée mal entretenue se livre au pillage tandis que la paysannerie se trouve confrontée à de nouvelles taxes et à une conscription obligatoire. La situation est propice aux insurrections qui se succèdent dans un pays kurde ou les structures sociales traditionnelles se sont complètement délitées. S’affirmant comme autant de proto-états, les émirats étaient à même de contenir les tensions entre des groupes tribaux et communautaires rivaux sur une base territoriale plus ou moins définie. Leur destruction laisse le champ libre aux dynamiques de morcellement et aux micro-conflits.
Avec la disparition des chefs temporels, la fonction d’arbitrage nécessaire au fonctionnement de la société tribale kurde n’est plus assurée. C’est ce vide politique que viennent combler les cheikhs, ces chefs religieux dont l’autorité s’exerce sur la base de confréries. A partir de 1858, ils se voient remettre des terres confisquées aux émirs kurdes auxquels ils étaient auparavant subordonnés. Si comme le montre l’insurrection – initiée en Perse - de Cheikh Oubeidullah Nehri (1879-1881), leur rôle de se limite pas à celui d’une courroie de transmission du pouvoir impérial, l’affirmation de ces religieux comme autorités de référence correspond à l’inflexion panislamique prise par la politique ottomane avec l’accession au trône du Sultan Hamid en 1876. L’importance croissante prise par le facteur religieux est en effet la conséquence directe des logiques de déclin impérial à l’œuvre depuis la fin du XVIIIe siècle. Si l’Empire recule, c’est qu’il est confronté à l’extérieur par des puissances chrétiennes dont la supériorité ne cesse de s’affirmer. A l’intérieur, les identités collectives étant essentiellement de nature religieuses, ce sont les chrétiens, d’obédiences diverses, qui vont être à l’origine de mouvements centrifuges animés par le principe des nationalités. Apparaît dès lors, et avec une acuité croissante, la nécessité pour l’Empire ottoman de se redéfinir dans un rapport de force religieux. La perte progressive des territoires à majorité chrétienne tout au long du XIXe siècle le conduit à une nécessaire consolidation de ses positions en terre d’Islam et plus particulièrement en Anatolie. Son objectif est double : empêcher l’émergence du nationalisme chez les peuples ottomans musulmans mais non turcs d’une part et contenir l’avancée russe à travers le Caucase d’autre part. La politique kurde d’Hamid y répond doublement avec l’organisation de certaines tribus kurdes en milices spéciales : les Hamidiyes. Utilisées contre la contestation kurde elle-même, elles transforment l’opposition des Kurdes au pouvoir central en conflit entre Kurdes. Constituant d’autre part une force frontalière d’appoint destinée à défendre le territoire ottoman contre la Russie, elles participent largement à la spoliation et aux massacres des Arméniens qui sont considérés comme leurs alliés objectifs et dont la présence millénaire est un obstacle à l’affirmation d’une nouvelle identité ottomane islamique dans l’Orient de l’Empire.
Foyer de contestation, le Kurdistan est aussi tout au long de cette période la pierre d’achoppement de puissance rivale. La première d’entre elles est l’Empire ottoman, qui doit empêcher toute tentative de contestation unitaire de la part des Kurdes. Après avoir mis fin aux fonctions héréditaires comme toutes les autres provinces, il lui faut s’assurer la loyauté des Kurdes en jouant la carte de l’Islam. A cette première pression extérieure s’ajoute le fait que le Kurdistan est également un des terrains d’affrontement entre les Empires russe et britannique dès les années 1830. Ce conflit d’influence, mené à l’échelle du continent, implique également l’Iran des Qâdjârs affaibli au même titre que son voisin ottoman. A échelle plus réduite, ces enjeux continentaux se traduisent en pays kurde par l’intervention dans les conflits locaux des missionnaires britanniques et américains qui contribuent à éloigner et à opposer les communautés religieuses les unes des autres. Intégrées au système d’allégeance sans que la différence religieuse ne se traduise systématiquement par un statut social inférieur, les chrétiens du Kurdistan sont l’objet d’une compétition entre missions étrangères rivales. Concomitant d’une poussée générale du sentiment national au sein des différentes minorités religieuses de l’Empire ottoman, ce processus contribue à associer les minoritaires chrétiens aux ingérences étrangères. Ceux qu’on appellera plus tard Assyriens, Chaldéens, Syriaques et Arméniens sont déclarés étrangers sur leurs propres terres, dans leurs propres villages dans leurs propres villes. Si les minoritaires chrétiens sont associés aux puissances missionnaires occidentales, les Arméniens qui peuplent, avec les Kurdes, l’Anatolie orientale sont rapprochés du plus proche ennemi des Ottomans : la Russie.
C’est dans un Empire surendetté, soumis au régime des capitulations, déjà agonisant, qu’éclate la révolution de 1908. Menée par les Jeunes Turcs, des Ottomans modernistes, elle aboutit au renversement du sultan Hamid. Ayant pour objectif le rétablissement de la constitution ottomane de 1876, un des enjeux essentiels de cette révolution est la formulation d’une réponse adéquate à la question nationale. La révolution et le rétablissement de la constitution issue des Tanzimat bénéficient dans un premier temps du soutien des représentants des entités nationales en construction. Le rêve est entrevu d’un Etat pluriel ou les diverses communautés pourraient continuer à coexister et où tous les citoyens seraient égaux devant la loi. Cependant, ce sont les nationalistes turcs qui triomphent en 1908. Quelle que soit leurs origines réelles ou supposées - certains sont Albanais, d’autres Circassiens, Tatars ou Kurdes – ceux-ci fondent une identité turque, musulmane, contraire à l’existence même de l’Empire ottoman mais censée s’imposer sur son territoire. Tendant à mettre dans une situation marginale et précaire les Ottomans chrétiens ou juifs, ce nationalisme suscite également l’opposition des intelligentsias musulmanes rétives à l’instauration d’une identité turque homogène.
C’est dans ces conditions que le nationalisme kurde moderne voit le jour. Fruit non désiré de la politique kurde du sultan Hamid qui avait consisté à regrouper à la capitale les élites princières kurdes, il nait de la fréquentation par ces dernières des idées européennes. Essentiellement culturelle dans un premier temps, l’expression du nationalisme kurde prend, avec la généralisation des troubles dans l’Empire de l’immédiat avant-guerre, une dimension nettement politique voire militaire. Tout l’enjeu pour ces nationalistes intellectuels et modernes de Constantinople et des grandes villes est alors d’opérer une jonction avec la contestation traditionnelle du monde tribal et confrérique kurde. Le paradoxe cependant est que cette contestation s’exerce bien sûr contre le caractère centralisateur hérité du XIXe siècle ottoman mais également contre le modernisme propre aux nationalistes turcs et dont les nationalistes kurdes sont eux-mêmes issus.
– Voir LES KURDES (1/3) : DE LA CONQUÊTE MUSULMANE AU DÉBUT DU XIXE SIÈCLE
– Voir LES KURDES (3/3) : DE LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE À 2003 : RÊVE(S) D’INDÉPENDANCE(S)
Bibliographie
Hamit Bozarslan, Histoire de la Turquie contemporaine, Paris, La Découverte, coll. « Repères Histoire », 2006.
Sabri Cigerli, Les Kurdes et leur Histoire, Paris, L’Harmattan, coll. « Comprendre le Moyen-Orient », 1999.
David McDowall, A Modern History of the Kurds, Londres, I.B. Tauris, 2003.
Allan Kaval
Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.
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