Accueil / Actualités / Analyses de l’actualité
« Je voudrais clarifier quelque chose au sujet de cette zone dans le nord et le nord-est de la Syrie : ces territoires sont à majorité arabe. 70% de la population est arabe, et non kurde. Même les forces qui y combattent sont un mélange de Kurdes et d’Arabes », déclarait le 15 novembre le Président syrien Bachar al-Assad à des médias russes. Quelques semaines plus tôt encore, le 15 octobre, le Président turc Recep Tayyip Erdoğan déclarait quant à lui que « les personnes les plus à même d’y vivre [dans les territoires du Rojava] sont les Arabes […], ces territoires ne sont pas faits pour le mode de vie des Kurdes, parce qu’il s’agit là de zones désertiques » (1).
Ces déclarations de deux des principaux acteurs impliqués dans le nord-est syrien exposent la méconnaissance, calculée ou non, entourant encore les tenants et aboutissants des Kurdes en Syrie. Si le Rojava est en effet tout sauf une « zone désertique », les statistiques démographiques avancées par Bachar al-Assad datent d’avant le conflit syrien qui, depuis, a provoqué le déplacement de centaines de milliers de personnes. En l’absence d’études plus récentes, il est donc impossible pour le moment de déclarer que 70% des habitants du nord-est syrien sont Arabes. Il est sûr en revanche que la quasi-totalité des 3 millions de Kurdes syriens comptabilisés avant le conflit et n’ayant pas fui la Syrie se trouve aujourd’hui dans les territoires du Rojava.
Les Kurdes syriens souffrent, de fait, du traitement médiatique dont ils font l’objet et qui les résument, la majeure partie du temps, aux Forces démocratiques syriennes (FDS) dont les Unités de protection du peuple (PYD) - bras armé du Parti de l’union démocratique (PYD) - constituent la colonne vertébrale. Pourtant, il existe une véritable pluralité politique parmi les Kurdes syriens, éclipsée par l’omnipotence que le conflit en Syrie a conférée au PYD.
Cet article ambitionne donc de présenter la vie politique des Kurdes syriens, de la façon dont ils sont considérés par les autorités syriennes jusqu’à leur consécration à l’aune de la guerre civile en Syrie (première partie). Un accent sera tout particulièrement mis sur la montée en puissance du PYD mais aussi sur sa cohabitation, parfois difficile, avec le Conseil national kurde (deuxième partie).
L’idée de doter les Kurdes de leur propre Etat a été évoquée à plusieurs reprises durant la Première Guerre mondiale et sera presque concrétisée dans l’entre-deux-guerres lors de la signature du Traité de Sèvres (10 août 1920). Le fondateur de la République turque Mustafa Kemal Atatürk s’opposera toutefois vivement à cette idée au début des années 1920, concomitamment à la Grande-Bretagne qui peinait à venir à bout de nombreuses révoltes kurdes en Irak. Le Traité de Lausanne (24 juillet 1923), viendra définitivement mettre fin aux espoirs kurdes de se doter d’un Etat indépendant grâce aux institutions internationales.
Les Kurdes en Syrie vivaient quant à eux sous la juridiction du mandat conféré à la France par la Société des Nations (SDN) le 28 juin 1919. Dans ce cadre, les populations kurdes jouissaient de droits dont leurs semblables en Irak, en Turquie ou en Syrie ne pouvaient se targuer. La France encourageait en effet les minorités dans leur revendications identitaires autonomistes et l’armée française a ainsi recruté de vastes contingents d’Alaouites, de Druzes, ou encore de Kurdes dans ses rangs. La France a également accordé la nationalité syrienne aux milliers de Kurdes turcs ayant fui les représailles de l’Etat turc dans les années 1930, notamment celles ayant suivi la rébellion de Dersim.
De fait, c’est en Syrie que, durant l’entre-deux-guerres et la Seconde Guerre mondiale, la politisation des Kurdes sera la plus forte et, à bien des égards, la plus prometteuse pour l’autonomie kurde. Le mouvement identitaire kurde Xoybûn, qui sera notamment à l’origine de l’historique rébellion du mont Ararat en Turquie, s’est ainsi organisé et coordonné essentiellement en Syrie, où les autorités françaises autorisaient ses activités. Par exemple, lors des élections législatives syriennes de janvier 1932, trois députés kurdes du mouvement Xoybûn seront ainsi élus, Kahlil bey Ibn Ibrahim Pacha dans la province d’Al-Jazira (actuel district de Hassaké), Mustafa bey Ibn Shahin à Jarablus (même district que de nos jours) et Hassan Aouni dans la province de Kurd Dagh (« les montagnes kurdes »), actuel district d’Afrin.
Les Kurdes ont tenté à maintes reprises de glaner de nouveaux droits et opportunités de représentation politique dans les différents pays au sein desquels ils vivaient. La Syrie, après l’indépendance en 1946, ne fera pas exception à cet égard. Dès 1945 par exemple, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et de ses nombreux bouleversements géopolitiques, une nouvelle organisation, la Ligue kurde, est venue remplacer le mouvement Xoybûn afin de profiter de cette nouvelle configuration internationale et porter plus haut le flambeau de la cause indépendantiste et du pankurdisme.
A l’aune de l’indépendance de la Syrie en 1946, beaucoup de leaders politiques et religieux syriens d’ethnie arabe se montraient cependant préoccupés par les dommages que l’indépendantisme kurde pourrait causer au futur Etat syrien. Ainsi, peu de partis ou de responsables se sont montrés enclins à promettre, ou accorder, des concessions politiques aux Kurdes. Rapidement, comme l’indique le chercheur suisse Jordi Tejel Gorgas (2), « les Kurdes sont devenus les boucs-émissaires du nationalisme arabe et ont été catégorisés comme des « shu’ubiyyun », c’est-à-dire, en d’autres mots, comme des personnes qui n’allaient pas se laisser « arabiser ». Les Kurdes ont ainsi été parfois considérés comme des agents infiltrés à la solde de puissances étrangères ennemies du panarabisme ».
Après l’indépendance du pays, le gouvernement syrien continue à refuser aux Kurdes des droits égaux à ceux dont jouissent les autres habitants du pays. Par exemple, les dialectes kurdes ne sont pas reconnus parmi les langues de l’Etat syrien, a contrario des autres langues et dialectes parlés dans le pays et qui se montraient davantage compatibles avec le panarabisme alors en vogue. En 1958 par exemple, le gouvernement syrien décrète l’interdiction de toutes les publications diffusées en langue kurde ; la simple possession d’une publication rédigée en kurde pouvait suffire à être incarcéré (3). Dans le même temps, alors que l’école publique n’offrait aucune opportunité aux Kurdes d’apprendre ou pratiquer leur langue, le gouvernement a également interdit aux établissements privés d’enseigner le kurde. Durant les années 1960, le gouvernement syrien a renommé plusieurs agglomérations kurdes avec des noms arabes : la ville de Kobanê est ainsi devenue Ayn al-Arab, tandis que celle de Serê Kaniyê devenait Ras al-Ayn, par exemple.
L’un des éléments les plus marquants de la politisation des Kurdes syriens consistera en le recensement réalisé par les autorités syriennes, le 23 août 1962, dans le gouvernorat d’Al-Jazira (actuel district de Hassaké), peuplé à majorité de kurdes : à l’issue de ce recensement, le gouvernement syrien a décrété que les 120 000 personnes comptabilisées (soit environ 20% de la population kurde de l’époque) étaient des immigrés illégaux en provenance de Turquie et, qu’à ce titre, ils étaient déchus de leur nationalité. Ils perdent ainsi leur statut de citoyen syrien et deviennent soit des « ajanib » (« étrangers »), soit des « maktumin » (« non-enregistrés »). Avec ces statuts, les Kurdes syriens déchus de leur nationalité n’étaient plus en mesure de scolariser leurs enfants, de trouver un travail, d’acheter un bien immobilier ou encore de se marier. Un grand nombre de leurs propriétés ont été, par la suite, saisies par les autorités syriennes et données à des citoyens syriens d’ethnie arabe ou assyrienne.
Les politiques d’arabisation à marche forcée du nord-est syrien se poursuivront durant les années 1960 et la première moitié des années 1970. Le gouvernement syrien tentera d’établir un « cordon arabe » (Hizam Arabi) le long de la frontière avec la Turquie, dont les modalités résonnent très singulièrement avec le projet de « corridor de paix » voulu par Ankara dans le nord-est du pays et qui aura été à l’origine du déclenchement de l’opération « Source de Paix » par l’armée turque le 9 octobre 2019. Dans le cadre de la mise en œuvre de ce projet de « cordon arabe », le gouvernement syrien aurait déplacé près de 140 000 Kurdes dans les zones désertiques de la Baadiya. En 1976, le Président syrien Hafez al-Assad décide d’arrêter ce projet, sans pour autant envisager de revenir sur les décisions et déplacements mis en œuvre à l’époque.
La création le 27 novembre 1978 du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) en Turquie monopolise rapidement le militantisme nationaliste kurde, et d’autant plus à partir du 15 août 1984, où le jeune mouvement révolutionnaire kurde lance ses premières opérations armées contre l’Etat kurde. Le nationalisme kurde reprend de l’ampleur à travers le Moyen-Orient, tant militairement que politiquement et culturellement. Le 21 mars 1986, à l’occasion du nouvel an kurde (« Newroz »), plusieurs milliers de Kurdes décident de défiler dans les rues de Damas et d’Afrin en tenue traditionnelle kurde afin de célébrer la nouvelle année, conscients que le port de ces habits traditionnels est normalement prohibé par le gouvernement. La police syrienne ouvre le feu, tuant un manifestant à Damas et trois à Afrin.
Le 12 mars 2004, un nouvel incident se produit : au cours d’un match de football à Qamishli (en territoire kurde syrien), les supporters de l’équipe arabe brandissent des portraits de Saddam Hussein afin de provoquer les Kurdes, dont les semblables irakiens avaient subi des attaques chimiques (4) (« l’Anfal », de février à septembre 1988) sous le régime de Saddam Hussein, occasionnant la mort de 50 000 à 180 000 Kurdes. Les affrontements dans le stade dégénèrent rapidement en émeutes, durant lesquelles le parti bassiste local est incendié par les manifestants kurdes qui renversent également une statue de Hafez al-Assad. Les forces de sécurité syriennes répriment les émeutiers : 30 Kurdes meurent et des milliers d’autres fuient vers l’Irak.
Jusqu’en 2011, date du début de la guerre civile syrienne, les partis politiques kurdes resteront discrets et divisés en Syrie en raison de la pression politique exercée sur eux, en particulier depuis les émeutes de 2004. La lutte du PKK en Turquie accaparera la plupart des militants de la cause kurde et les volontaires désireux de participer au combat pour la reconnaissance du droit à l’indépendance, ou au moins à l’autonomie, des Kurdes. Le conflit en Syrie consacrera en revanche l’arrivée en force, sur la scène politico-militaire syrienne, des mouvements politiques kurdes. C’est à eux que la deuxième partie de cet article sera consacrée.
Lire la partie 2
Notes :
(1) Les deux citations sont consultables dans cet article du quotidien kurde irakien Rudaw : https://www.rudaw.net/english/analysis/26112019
(2) 2007 Le mouvement kurde en exil. Continuités et discontinuités du nationalisme kurde sous le mandat français en Syrie et au Liban (1925-1946), Bern : Peter Lang, 375 pages.
(3) https://www.hrw.org/report/2009/11/26/group-denial/repression-kurdish-political-and-cultural-rights-syria
(4) Lors de la condamnation le 23 décembre 2005 à la Haye de l’homme d’affaire néerlandais Frans Van Anraat pour son implication dans la fourniture de substances chimiques au régime de Saddam Hussein, le tribunal affirme pour la première fois que les Kurdes ont fait l’objet d’un génocide.
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
Autres articles sur le même sujet
En raison notamment de son maintien d’une activité opérationnelle toujours substantielle et de la présence d’emprises carcérales toujours peuplées de milliers de sympathisants de Daech, les observateurs alertent depuis plusieurs années du risque d’une potentielle résurgence de l’Etat islamique (EI). Les (...)
par Analyses de l’actualité,
Politique, Zones de guerre •
05/04/2024 • 6 min
,
dans
Alors que tous les regards étaient tournés vers l’Ukraine ou la bande de Gaza, l’attentat commis par la filiale afghane de Daech - l’Etat islamique Khorasan - dans une salle de concert près de Moscou le vendredi 22 mars 2024, à l’origine de la mort d’au moins 137 personnes, a rappelé la prégnance de la (...)
par Analyses de l’actualité,
Politique, Zones de guerre •
29/03/2024 • 6 min
,
dans
par Analyses de l’actualité,
Politique, Société, Diplomatie •
15/02/2023 • 5 min
,
dans
Le 6 février 2023, deux séismes de magnitude 7,8 et 7,6 sur l’échelle de Richter - plus puissants, autrement dit, que le séisme de Haïti en 2010 - accompagnés de plus de quatre cents répliques , ont ravagé en quelques heures le sud de la Turquie et le nord-ouest de la Syrie, causant la mort d’au moins (...)
par Analyses de l’actualité,
Économie, Politique, Société, Diplomatie •
14/02/2023 • 7 min
,
dans
Poursuivre votre lecture
Diplomatie
Syrie
Politique
« L’axe du mal » : l’expression de l’ancien président américain Georges Bush pour désigner l’alliance, selon lui, de l’Iran, de l’Irak et de la Corée du Nord contre Washington avait fait date . Aujourd’hui, des experts américains en sécurité internationale parlent d’un « axe du bouleversement » , voire d’un (...)
par Analyses de l’actualité,
Diplomatie •
11/10/2024 • 10 min
,
dans
Lire la partie 1 Actuellement, le régime syrien entame progressivement son retour sur la scène régionale, notamment depuis sa réintégration dans la (...)
par Entretiens,
Politique •
19/07/2024 • 11 min
,
,
dans
18/07/2024 • 5 min
30/10/2023 • 11 min
10/02/2023 • 6 min
14/10/2022 • 6 min